Ainsi parla la vierge.
Cette sublime harangue, dans laquelle respire toute l'énergie de la foi et toute l'ardeur du zèle, nous
révèle en entier l'âme de la fille chrétienne des Caecilii. A travers ces flots d'éloquence et de poésie, on suit le travail de la pensée chez la jeune vierge qui, dès ses premières
années, a jugé toutes choses à la lumière du saint Evangile, s'assurant en même temps de la certitude de sa croyance et de la réalité des devoirs qu'impose la foi du Christ.
On retrouve dans son langage la trace des impressions que devait déposer dès l'enfance dans l'âme des chrétiens le langage muet
et expressif des peintures murales des catacombes. Ainsi préparée, Cécile devait vaincre, et son discours rapide avait renouvelé l'âme de Tiburce. Les larmes du jeune païen coulaient avec
abondance, et il éclatait en sanglots. Son âme encore neuve n'avait point cette écorce impénétrable que le vice forme et entretient chez les hommes blasés par les plaisirs ou par la cupidité. "Oh ! si jamais, s'écria-t-il, en se jetant aux pieds de Cécile, mon coeur et ma pensée s'attachent à la
vie présente, je consens à ne pas jouir de celle qui doit lui succéder. Que les insensés recueillent, s'il leur convient, les avantages du temps qui passe ; moi, qui jusqu'à cette heure ai vécu
sans but, je ne veux plus qu'il en soit ainsi."
Après cette promesse faite entre les mains de la
vierge dont le coeur d'apôtre tressaillait de bonheur, Tiburce se tourna vers Valérien : "Frère chéri, lui dit-il, prends pitié de moi. Point de délai : tout retard m'effraye, et je ne puis
plus supporter le poids qui m'accable. Conduis-moi tout de suite à l'homme de Dieu, je t'en supplie, afin qu'il me purifie, et me rende participant de cette vie dont le désir me consume."
Deux jours ne s'étaient pas écoulés depuis les
noces dont l'approche avait causé tant d'alarmes à Cécile, et déjà la virginité chrétienne, toujours féconde pour les âmes, avait produit de si glorieux fruits. "La femme fidèle, comme parle
l'Apôtre, avait sanctifié le mari infidèle" (I Cor., VII), et celui-ci, par le mérite de sa foi, avait obtenu l'âme de son frère.
Valérien et Tiburce prirent congé de Cécile, dont la présence en cette maison, naguère encore païenne, avait été le gage de tant
de faveurs, et ils partirent en hâte pour se rendre auprès d'Urbain. Qu'elle était belle aux yeux des anges, cette marche
des deux frères se dirigeant sur la voie Appienne, l'un couvert encore de la robe blanche de son baptême, et l'autre
haletant comme le cerf après l'eau de la fontaine ! Arrivés aux pieds du saint évêque, ils racontèrent ce qui s'était passé depuis le retour du néophyte auprès de
son épouse, et le vieillard rendit grâces au Seigneur qui avait ménagé de si doux triomphes à sa fidèle servante. Il reçut Tiburce avec allégresse, et le jeune homme descendit bientôt dans la
piscine du salut, d'où il remonta purifié et respirant avec délices l'air pur de cette nouvelle vie qu'il avait si ardemment ambitionnée.
Valérien revint auprès de son épouse ;
mais Urbain retint Tiburce, les sept jours entiers durant lesquels les néophytes devaient porter la robe blanche. L'onction du Saint-Esprit, dans le sacrement de
confirmation, consacra soldat du Christ le jeune athlète, et il goûta cette nourriture mystérieuse qui divinise l'homme, et dont Valérien lui avait révélé
l'ineffable harmonie avec le lis et la rose. Devenu un homme nouveau, Tiburce fit enfin ses adieux au vieillard, et vint retrouver Cécile et Valérien. Il était tout rayonnant de
la grâce céleste ; une ardeur inconnue transportait son âme, et un ineffable pressentiment l'avertissait que de hautes destinées lui étaient réservées. En attendant ce dénouement
glorieux, les anges de Dieu se faisaient voir à lui, et il conversait avec eux. S'il témoignait au ciel un désir,
ces aimables messagers s'empressaient de l'obtenir pour celui qu'ils regardaient déjà comme leur frère.
Cécile et Valérien admiraient les merveilles de la puissance et de la bonté de Dieu dans ce jeune patricien que le paganisme et
l'amour de cette vie semblaient avoir captivé pour jamais, et les liens qui unissaient les trois amis devenaient de jour en jour plus étroits et plus doux. Cécile dominait tout cependant par
l'autorité de son caractère et par la mâle éloquence de sa parole. Armée pour tous les genres de lutte, prête à tous les combats comme à tous les dévouements, elle était plus que jamais, malgré
sa jeunesse, l'un des plus solides appuis de la chrétienté de Rome.
Avant de voir s'ouvrir la lice dans laquelle
devaient vaincre et triompher les trois héros, arrêtons-nous un moment à contempler le sublime spectacle qu'offrait au ciel et à la terre l'amour des deux époux que l'ange était venu couronner.
La grâce par laquelle Dieu sanctionne l'union conjugale était descendue sur eux ; elle avait confondu leurs coeurs dans une ineffable tendresse, forte comme la mort, affranchie de la servitude
des sens ; affection plus intime que celle qui lie le frère à une soeur chérie, et semblable en quelque chose à celle qui au ciel unit les anges épris en commun de la beauté divine. Nous avons
entendu saint Justin révéler aux Césars, dans son Apologie, qu'un tel amour se rencontrait souvent alors chez des époux
chrétiens, et déclarait ainsi l'indépendance de l'âme à l'égard de l'attrait sensuel.
L'Eglise chrétienne devait garder en son sein ce mystérieux élément qui fait apparaître la dignité humaine dans tout son éclat,
et renverse les vulgaires pensées de l'homme charnel. Aux yeux du chrétien, le mariage est avant tout l'alliance de deux âmes ; le monde n'y voit et n'y cherche que le côté sensuel. Il a
fallu que l'humanité, redressée par le Christ, en vînt à comprendre que l'essence de l'amour est dans les sentiments, et qu'on en profane le nom en l'appliquant exclusivement à un
attrait si souvent volage et toujours passager. C'est pour cela que l'Esprit-Saint a semé sur la route de l'Eglise les exemples les plus éloquents : au sein de Rome païenne, Valérien et Cécile ;
sur le trône impérial de Constantinople, sainte Pulchérie et Marcien ; sur celui d'Occident, l'empereur saint Henri et sainte Cunégonde ; en Angleterre, saint Edouard et Edith ; en Pologne,
Boleslas V et une autre sainte Cunégonde ; en Hongrie, Coloman et Salomé ; au midi de la France, saint Elzéar de Sabran et sainte Delphine de Glandève ; en Bretagne, le duc Pierre II et la
bienheureuse Françoise d'Amboise ; dans le Maine, le comte Robert de Sillé et la bienheureuse Jeanne de Maillé, etc. Telle fut l'alliance plus angélique qu'humaine dont la demeure des Valerii fut l'heureux témoin.
Valérien et Cécile y goûtèrent cet amour qui
procède de Dieu même, auteur du lien conjugal. Là véritablement se réalisait ce tableau de l'union des époux chrétiens tracé par Tertullien, peu d'années après. "Ensemble ils prient,
ensemble ils se prosternent, ensemble ils jeûnent ; l'un l'autre ils s'instruisent, ils s'exhortent, ils se soutiennent. De compagnie on les voit à l'église, de compagnie au banquet divin ; les
épreuves et les joies, ils les partagent également. Nul secret à se dérober, jamais d'isolement, jamais de dégoût. Ils n'ont pas à se cacher l'un de l'autre pour visiter les malades, pour
assister les indigents. Leurs aumônes sont sans discussion, leurs sacrifices sans froissement, leurs pratiques pieuses sans entraves. Chez eux pas de signes de croix furtifs, pas de timidité dans
leurs pieux transports, pas de muettes actions de grâces. Ils chantent à l'envi les psaumes et les cantiques, et s'ils sont rivaux en quelque chose, c'est à qui célébrera le mieux les louanges de
son Dieu." (Ad uxorem, lib. II.)
La situation des deux époux dans Rome leur
imposait nécessairement des habitudes en rapport avec leur rang. Riche de grands biens, parmi lesquels était la villa du Numidique, sur la voie Tiburtine, Cécile était devenue la dispensatrice
d'une opulente fortune, et elle en profitait pour satisfaire son ardent amour envers les pauvres du Christ. Sans rien perdre de l'humilité et de la modestie d'une chrétienne, elle retint les parures dont usaient les dames romaines de sa condition. Les Actes nous apprennent
qu'elle portait une robe brodée d'or, dès le temps qui précéda son mariage. Ce vêtement qui fut empourpré de son sang a reparu deux fois aux regards attendris des fidèles, en 821 et en 1099. A
cette dernière date, on prit soin d'en prendre le dessin en couleur, et il en existe au moins deux peintures, de mains diverses, mais conformes pour le fond et les détails. L'une, sur marbre, se
conserve à Rome au musée Kircher (note : les collections ont été dispersées en 1912, ce qui reste du Musée d'Athanase Kircher se trouve aujourd'hui
-2011- au Musée des Thermes et dans le Palais Massimo) ; l'autre, sur bois, de plus petite dimension et plus soignée, se garde à l'abbaye de Solesmes, où elle est arrivée
après avoir séjourné plus ou moins longtemps à Cologne.
Il est certain que, sous les premiers Césars,
les dames romaines n'étaient pas autorisées à porter des tuniques brodées ou brochées d'or. Ce luxe ne commence à s'établir que sous les Antonins. Le premier exemple qu'on en trouve est celui de
l'impératrice Faustine, femme de Marc-Aurèle. En 172, à la veille de l'expédition contre les Quades et les Marcomans, cet empereur, voulant subvenir aux besoins de la guerre, mit en vente un
grand nombre de choses précieuses, entre lesquelles se trouvaient des joyaux et des objets de parure à l'usage de l'impératrice. Parmi ceux-ci, Julius Capitolinus (in Antonin.
Philosoph., cap. XVII) signale des robes de soie brodées d'or. Il ajoute que, ces vêtements ayant sans doute tenté
d'imitation les dames romaines, Marc-Aurèle, trois ans après, dérogeant à la sévérité des lois somptuaires, permit aux femmes du plus haut rang d'en user désormais. Qu'une fille des Metelli,
entourée d'une famille qui devait être fière d'un tel rejeton, ait dû se conformer aux exigences de son rang, rien n'est plus naturel ; nous verrons d'ailleurs les circonstances les plus
ordinaires de la vie de notre héroïne s'encadrer constamment avec les usages du temps où elle a vécu.
Sur les deux peintures dont nous parlons, la teinte du vêtement de Cécile, gravement altérée par le temps, paraît avoir été la
couleur verte ; et il est à remarquer que cette couleur est maintenue par Paul Véronèse dans son touchant tableau de la mort de la martyre. La robe est celle que les anciens nommaient cyclade, à
cause du cercle en broderie qu'elle avait dans sa partie inférieure ; mais on voit que le luxe de Faustine et de ses imitatrices avait enchéri sur la cyclade primitive, qui d'abord était unique
au bas du vêtement. La robe de la martyre reproduit ce cercle de distance en distance dans toute la hauteur. Les manches offrent aussi la cyclade, répétée plusieurs fois dans leur longueur. Au
rapport de Bosio, l'or de toutes ces broderies jetait encore un éclat très vif en 1599.
Sainte Agnès, qui appartient au siècle suivant, rend
grâces à l'Epoux divin, dans ses Actes, de l'avoir revêtue d'une cyclade tissue d'or. Plus d'un siècle écoulé depuis l'époque où nous sommes arrivés, avait dû étendre l'usage de cette
parure.
En se prêtant ainsi aux convenances de la société à laquelle elle appartenait, Cécile, toujours vigilante et forte contre
elle-même, continuait de mortifier son corps par l'âpreté du cilice qu'elle cachait sous la richesse et la mollesse apparente de ses vêtements.
Valérien rendait grâces à Dieu de l'avoir uni à une épouse dont toute la vie était pour lui comme un éclatant flambeau qui lui
révélait toutes les vertus, et Cécile, témoin des saintes oeuvres de son époux, bénissait le ciel d'avoir créé pour eux deux ce lien chaste et sacré qui les établissait dès ce monde dans les
conditions de la vie céleste.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 134 à 142)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome