Lactance flatte un peu trop les Antonins, réservant sa sévérité pour Decius qu'il appelle l'exécrable animal, et pour ceux qui le suivirent ; mais le passage n'en est pas moins précieux, comme témoignage de la rapide propagation de la foi chrétienne à cette époque dans l'Empire, et ceux qui prétendraient excepter les Gaules auraient besoin d'y réfléchir encore. Il n'est pas de notre sujet de nous étendre davantage sur ce point.
Marc-Aurèle, en quittant la Germanie, ne devait pas être rassuré sur l'avenir de l'Empire. On pouvait refouler pour un temps les barbares sur la rive gauche du Danube ; mais il y avait tout lieu de craindre qu'un jour ou l'autre, leur marche ne s'arrêtât plus. L'Orient était-il plus fidèle à Rome ? La révolte de Cassius fit voir le contraire. La Syrie et l'Egypte se donnèrent à ce soldat de fortune, et la nouvelle en vint chercher Marc-Aurèle jusqu'au fond de la Pannonie. Cassius, il est vrai, succomba sous le glaive d'un centurion, et l'Orient resta assujetti au joug de Rome. Quant à Marc-Aurèle, délivré encore une fois du péril, il sentit qu'il devait se montrer à Antioche et à Alexandrie, et partit pour l'Orient. Il s'était donné les airs d'un chrétien par la clémence dont il avait usé envers la mère, le gendre et les enfants de Cassius, comme s'il eût voulu montrer que la philosophie pouvait élever l'homme aussi haut que l'Evangile. Les applaudissements et les acclamations ne lui manquèrent pas. Il dit à ce sujet : "Je n'ai pas assez mal vécu, ni assez mal servi les dieux, pour que Cassius eût jamais pu être vainqueur". Un chrétien eût dit simplement : "J'ai fait ce que je devais faire". (LUC, XVII.) Il y a ici toute la différence qui sépare deux doctrines, l'une fondée sur la glorification de Dieu et l'autre sur l'exaltation de l'homme.
Le philosophe couronné, traversant la Grèce, ne manqua pas l'occasion de se faire initier au sanctuaire de la Minerve d'Athènes et aux mystères de Cérès à Eleusis. Son spiritualisme, nous l'avons dit, ne le garantissait pas de la superstition, et c'est une des raisons pour lesquelles le christianisme, qui ne pactise pas avec la superstition, était particulièrement odieux à l'école stoïcienne, qui avait toujours soin de ménager ce mauvais côté de l'homme. Mais on ne tarda pas à voir jusqu'où allait chez le plus sage des Césars le mépris de la nature humaine, sous le voile d'un culte religieux. Faustine avait suivi son mari en Orient. Elle mourut inopinément au pied du mont Taurus, laissant peser sur elle le soupçon d'une complicité avec Cassius, dont elle eût espéré le titre d'Auguste pour prix de sa main. Les honneurs de l'apothéose n'en attendaient pas moins la nouvelle Messaline. Marc-Aurèle les sollicita du sénat, en présence duquel il prononça l'éloge de cette femme décriée : le sénat s'empressa d'accorder la demande. Cette ignoble faiblesse du mari excita plus tard les railleries de Julien l'Apostat, cet autre philosophe couronné. Rome compta donc une divinité de plus, et le sénat vota un autel à Faustine, ordonnant que désormais toute Romaine nouvellement mariée y viendrait offrir un sacrifice, accompagnée de son époux.
Tel était l'appui que donnait aux moeurs politiques le sage tant vanté qui trouvait le christianisme trop dangereux pour lever l'arrêt de mort porté par Néron contre ses adhérents. Dans les rues de Rome, un chrétien conduit au martyre en vertu des lois maintenues par Marc-Aurèle, pouvait tous les jours rencontrer la pompe nuptiale de deux jeunes époux, se rendant à l'autel de Faustine, pour brûler l'encens aux pieds de sa statue d'argent, en vertu d'un sénatus-consulte rendu sur la demande du même César.
Que pouvait attendre l'Eglise sous un tel régime, sinon la persécution moins franche, mais tout aussi haineuse que celle qu'elle eut à subir de la part des empereurs qui lui furent le plus hostiles ? Après l'événement de la légion Fulminante, une sorte de pudeur politique assura aux chrétiens quelque répit, mais cette paix ne devait pas être de longue durée. Au fond, une rivalité d'école travaillait le philosophe couronné. Par un heureux plagiat, il avait su, comme plusieurs de ses prédécesseurs, emprunter au christianisme, qui s'infiltrait bon gré mal gré, certains principes plus conformes à l'humanité, et s'en servir pour modifier la législation de l'Empire ; mais le stoïcien, avec son orgueilleuse théorie du suicide, jalousait, on l'a vu, la mort humble et courageuse du martyr. Il eût voulu extirper de la terre cette race d'hommes, dont la philosophie supérieure voyait chaque jour s'accroître le nombre de ses partisans, tandis que les disciples du Portique ne devaient jamais arriver à la popularité. Invoquer la raison d'Etat contre les chrétiens aurait été intempestif. On venait de constater que dans la vaste conspiration de Cassius, qui avait failli embraser tout l'Orient, pas un seul d'entre eux ne s'était trouvé compromis. (TERTULL., Apolog., XXXV.) L'abstention des chrétiens dans une telle crise avait été pour l'Empire un service plus grand que le miracle de la légion Fulminante. Restait donc une seule ressource : celle de ne pas trop contrarier les instincts haineux dont une partie de la population de l'Empire était animée envers les chrétiens. Les calomnies les plus atroces, les fables les plus ridicules, circulaient de toutes parts sans obstacles, et l'émeute n'était pas moins à craindre que les dénonciateurs. Les récits contemporains les plus authentiques ne nous laissent aucun doute à ce sujet. Un trait direct, que nous sommes à même de vérifier, constate aujourd'hui encore le mépris brutal des païens pour les fidèles, et cela jusque dans le palais de César.
On a découvert, en ces dernières années, une caricature grossièrement tracée sur le mur d'une salle basse dans les ruines du Palatin. Le local était occupé, vers les temps que nous racontons, par un poste de gardes impériaux, et l'un d'eux s'est laissé aller à l'envie de ridiculiser quelque camarade chrétien. Il a représenté un personnage à tête d'âne attaché à une croix. A côté est une figure de magot témoignant sa vénération pour le personnage crucifié. Comme explication, on lit ce graphite grec peu élégant de forme et peu correct : ΑΛΕΞΑΜΕΝΟС СΕΒΕΤΕ ΘΕΟΝ ; "Alexamène adore son Dieu". On sait par Tertullien que les païens accusaient les fidèles d'adorer l'âne. Minucius Félix en parle aussi dans son Octavius. Cette absurdité se rencontre déjà dans Tacite qui, prenant la chose de plus haut, étend l'accusation à la nation juive tout entière. Il arrivait dès lors ce qui arrive encore aujourd'hui, où l'on trouve des gens qui imputent à la croyance catholique des excentricités qui n'ont aucun fondement dans son symbole. Il ne tiendrait qu'à eux de s'assurer de la chose, mais on peut être sûr qu'ils ne le feront pas.
Plus récemment une nouvelle découverte est venue compléter la première. A quelque distance, gravé aussi sur l'enduit, est apparu cet autre graphite : ΑΛΕΞΑΜΕΝΟС, FIDELIS.
Cet Alexamène, confessant ainsi sa foi, a-t-il voulu répliquer à l'outrage que l'on faisait à son Dieu? ou la déclaration de sa foi a-t-elle provoqué l'insulte ? Il est difficile de le dire ; mais ces insultes personnelles n'étaient rien auprès du déchaînement dont les chrétiens étaient l'objet de la part du peuple superstitieux. Les calomnies odieuses et absurdes auxquelles les crimes des carpocratiens avaient donné occasion, trouvaient toujours la même créance, et l'on ne peut qu'être étonné du sérieux avec lequel les divers apologistes, dans leurs mémoires aux empereurs, sont obligés de discuter de si absurdes accusations. Au Palatin, on savait parfaitement à quoi s'en tenir sur ces fables. La haute moralité des chrétiens n'y faisait pas doute, et c'était même la principale raison d'une rivalité qui devait toujours être fatale au plus faible.
On était encore, il est vrai, au lendemain des mesures indulgentes prises à la suite de l'événement merveilleux qui avait signalé la campagne contre les Quades et les Marcomans ; mais si les dénonciations contre les chrétiens arrivaient par trop nombreuses, il était à prévoir que les magistrats, occupés à sévir contre les dénoncés, n'auraient bientôt plus assez de loisirs pour faire le procès des dénonciateurs. D'ailleurs l'émeute dispensait de toute formalité, et l'on savait bien qu'elle était toujours au moment d'éclater contre les chrétiens dans toutes les villes de l'Empire.
Marc-Aurèle ne pouvait-il pas donner en preuve de ses sentiments pleins d'humanité l'impopularité qu'il n'avait pas craint d'encourir lorsque, empruntant, sans le dire, l'idée chrétienne, il s'était permis de marchander le sang des gladiateurs dans l'amphithéâtre, au point d'irriter le peuple qui voyait en lui un ennemi de ses plaisirs ? Etait-ce donc sa faute, si les barrières qu'il avait posées sur la fin de son règne pour protéger les chrétiens, et derrière lesquelles ceux-ci se multipliaient de plus en plus, étaient parfois renversées par le peuple au nom de la religion de l'Empire ? Ajoutons que des encouragements et des excitations à la rigueur pouvaient bien aussi lui venir de son entourage. N'avait-il pas près de lui une tourbe de sophistes, de littérateurs, de jurisconsultes, tous stoïciens à la manière du maître et ennemis jurés des chrétiens ? Junius Rusticus, le meurtrier de saint Justin, n'avait-il pas été entre tous le favori et le conseil ordinaire de l'empereur, qui alla jusqu'à solliciter du sénat une statue en son honneur ? Un trait du caractère de Marc-Aurèle qui vient à notre sujet, est ce mot que lui attribue son historien Capitolinus : "Il vaut mieux, aurait-il dit, que je me conduise d'après le conseil de tels et tels amis, que de contraindre tels et tels amis à suivre la volonté de moi seul".
En 176, dès son retour de l'Orient, il associa à l'Empire son fils Commode, âgé de quinze ans. Ce jeune prince, digne fils de Faustine, n'avait aucune des qualités de son père, dont la philosophie n'était pas descendue jusqu'à lui. C'en était fait de la dynastie des Antonins ; l'impuissance du stoïcisme se déclarait, et l'Empire asiatique allait commencer bientôt.
A celte même époque, d'affreuses calamités éclataient dans plusieurs provinces : Ephèse et Smyrne s'affaissaient dans les tremblements de terre, et de toutes parts le peuple, surexcité par les prêtres des idoles, accusait les chrétiens d'être les auteurs de tant de maux. Entre les villes où des soulèvements populaires eurent lieu, il faut compter celle de Lyon dans les Gaules.
L'Eglise y était très florissante, et la réaction qui s'éleva contre elle en l'année 177, va nous éclairer sur la manière dont Marc-Aurèle entendait les adoucissements qu'il avait apportés au sort des chrétiens.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 87 à 94)