Dans un autre de ses traités, Tertullien argumente contre les spectacles, et passe en revue les excuses que plusieurs
chrétiens appartenant à la société polie mettaient en avant pour continuer, après le baptême, de fréquenter le cirque et l'amphithéâtre.
L'entraînement vers ces jeux était si
vif, nous dit-il, qu'il n'était pas rare de rencontrer des hommes qui hésitaient à embrasser le christianisme, plutôt par la nécessité où ils seraient dès lors de renoncer à ce genre de plaisir,
que par la crainte même du supplice qui menaçait les fidèles. Mais l'auteur convient en même temps que la généralité des chrétiens savait s'abstenir de ces scènes dont le carnage et la lubricité
faisaient tout le fond, et il atteste que les païens eux-mêmes reconnaissaient qu'un homme avait embrassé le christianisme, lorsqu'ils le voyaient cesser de paraître aux spectacles.
Personne n'a droit de s'étonner que la fragilité
humaine se retrouvât parfois chez des hommes qui s'étaient arrachés au paganisme pour donner leur nom à une religion austère. Le fait est que, lorsque la persécution s'élevait, et elle revenait
souvent, les apostats étaient rares, et que ces mêmes hommes qui s'étaient un peu amollis redevenaient des héros. Mais
c'est dans ses conseils aux dames chrétiennes, dans son opuscule De cultu faeminarum, que Tertullien est plus instructif encore sur les habitudes de la haute société romaine, à laquelle
appartenaient les matrones qu'il entreprend de ramener aux lois d'une tenue plus sévère. "Beaucoup d'entre vous, leur dit-il, entraînées par l'irréflexion, ou cédant à une tendance qu'elles
ne s'avouent pas, affichent dans leur extérieur aussi peu de retenue que si la pudeur, chez une femme, consistait uniquement dans la garde stricte de l'honneur et dans l'aversion pour le crime.
Il semble que, pour elles, il n'y ait rien au delà, et que le luxe exagéré soit chose indifférente. On les voit persévérer dans les mêmes recherches qu'auparavant pour relever l'éclat de leurs
charmes, et promener en public la même pompe que les femmes païennes, auxquelles manque le sentiment de la véritable pudeur."
Tertullien poursuit d'abord la richesse
excessive des bijoux dont ces chrétiennes ne craignent pas de se charger. "On tire d'un petit écrin, dit-il, la valeur de tout un patrimoine considérable. On enfile à un même cordon des
diamants qui représentent un million de sesterces. Une tête délicate porte sur elle des forêts entières et jusqu'à des îles ; le revenu d'une année pend à l'oreille de celle-ci, et chacun des
doigts de la gauche de celle-là se joue en agitant ce qui a coûté des sacs gonflés d'or. Admirez la force que donne la
coquetterie, en voyant un faible corps s'assujettir à de tels fardeaux."
Le rude et éloquent Africain passe ensuite aux
soins excessifs employés à la chevelure. Il se plaint de ces mêmes chrétiennes qui "s'ingénient, dit-il, à donner à leurs cheveux une teinte blonde, comme si elles regrettaient de n'être pas
nées filles de la Germanie ou de la Gaule. Le jour viendra sans doute, ajoute-t-il, où elles essayeront de teindre en noir leurs cheveux devenus blancs, si elles ont le chagrin de voir approcher
la vieillesse. Que sert à votre salut, dit-il encore, tout ce labeur employé à l'ornement de la tête ? Quoi ! pas une heure de repos à cette chevelure : aujourd'hui retenue par un noeud, demain
affranchie du réseau, tantôt dressée en l'air, tantôt abaissée ; ici, captive dans ses tresses ; là, éparse et flottante avec une négligence affectée ! Que sera-ce quand vous ajoutez à votre
chevelure de nouveaux cheveux qui viennent s'arrondir sur votre tête comme un bouclier ? Si vous ne rougissez pas du fardeau, ayez du moins honte de son indignité. Ces dépouilles d'une tête
étrangère, que vous arborez sur votre tête sanctifiée et chrétienne, proviennent peut-être, qui sait ? de quelque créature immonde qui aura mérité la vindicte des lois.
La coiffure de plusieurs femmes chrétiennes ne
paraît pas moins répréhensible à Tertullien. Il leur reproche d'avoir abandonné le voile pour des parures de tête qui ne
s'accordent pas avec la modestie. "Il en est, dit-il, qui lient leur tête de bandelettes, dont leur front, il est vrai, est traversé, mais en laissant à découvert le reste de la tête.
D'autres, de peur sans doute de la trop charger, posent dessus un tissu léger qui ne descend pas même aux oreilles, et ne cache que le sommet de la tête. Vraiment, j'ai pitié d'elles, d'avoir
l'ouïe assez dure pour ne pas entendre à travers un voile". L'impitoyable moraliste ne fait grâce à aucune faiblesse. Il poursuit avec une rigueur soutenue les femmes chrétiennes qui soignent
leur peau au moyen de pâtes préparées par l'art des médecins, qui colorent leurs joues d'un incarnat artificiel, et prolongent le contour de leurs sourcils au moyen d'une poudre appliquée au
pinceau.
Ce n'est pas qu'il ne rende justice aux vertus réelles de ces chrétiennes imprudentes ; mais il leur reproche la présomption, et
les déclare responsables des périls que leur vanité pourrait faire courir à autrui. "Vous devriez bien plutôt, leur dit-il, dissimuler, sous la simplicité de votre extérieur, des charmes qui
peuvent être funestes à ceux aux yeux desquels vous les produisez sans précaution. Ce n'est pas la beauté que j'accuse ; elle est une perfection pour le corps, un ornement de plus à l'oeuvre de
Dieu, un vêtement de dignité pour l'âme ; mais les désordres qu'elle peut attirer de la part de ceux dont elle frappe
imprudemment les regards sont à redouter. Je ne prétends certes pas vous imposer une tenue grossière, un extérieur sauvage, ni préconiser la malpropreté comme une vertu ; je me borne à vous
conseiller la mesure équitable selon laquelle vous devez avoir soin de votre corps. Ne dépassez donc jamais ce qu'exige une modeste et décente simplicité ; en un mot, n'allez pas au delà de ce
qui plaît au Seigneur. Admettons que l'opulence de votre maison, la naissance, le rang, vous condamnent à paraître avec une magnificence extérieure : c'est alors qu'il faut vous souvenir que vous
avez reçu la sagesse. Apportez à ce luxe tous les tempéraments possibles, et ne lui lâchez pas la bride sous prétexte qu'il est pour vous une nécessité. Comment pratiquerez-vous l'humilité
que nous devons professer comme chrétiens, si vous ne savez pas restreindre cette richesse et cette élégance d'ajustements qui poussent à la vaine gloire ?
" Mais vous qui êtes exemptes de ces nécessités qu'il faut bien admettre pour d'autres, où sont vos motifs, lorsque vous
vous montrez avec cette pompe ? Vous ne fréquentez pas les temples, on ne vous voit pas aux spectacles, les fêtes des gentils vous sont étrangères. C'est dans de telles occasions que la femme
païenne, voulant voir et être vue, affiche sa tenue insolente, pour mettre à l'encan sa pudeur, ou pour recueillir les succès dont elle est fière. Mais vous, vous n'avez occasion de sortir que pour des motifs graves et sérieux : c'est un frère malade à
visiter, c'est le sacrifice qui va être offert, c'est la parole de Dieu qu'il s'agit d'aller entendre. Tout ceci est oeuvre de gravité et de sainteté ; pour y vaquer, il ne faut ni vêtements
extraordinaires, ni longs apprêts, ni robe flottante. Si des devoirs d'amitié ou des relations de famille vous réclament, pourquoi ne pas vous montrer sous l'armure qui vous distingue, et
d'autant plus que vous paraissez devant des personnes étrangères à la foi ? N'avez-vous pas alors à manifester la différence qui existe entre les servantes de Dieu et celles du démon
? N'êtes-vous pas appelées, dans ces occasions, à servir d'exemple à celles-ci ? Ne devez-vous pas les édifier en vos personnes, afin que, comme dit l'apôtre, Dieu soit glorifié dans votre corps
? Oui, il est glorifié par la chasteté de ce corps ; mais n'est-il pas juste que votre mise extérieure soit en rapport avec cette chasteté même ?"
Nous nous laissons entraîner par le charme de cette parole éloquente ; mais où trouverait-on des renseignements plus précis sur
la vie intime des chrétiens à Rome et dans l'Empire ? Quel homme de bonne foi pourrait contester l'existence du christianisme à l'état de société complète sous les Antonins ? Laissons donc les
païens reprocher à la nouvelle religion la qualité infime de ses membres, parce qu'elle appelait tous les hommes à
l'égalité devant Dieu, et accueillait les pauvres avec une faveur spéciale ; laissons la fantaisie germanique rêver un temps où l'Eglise n'avait pas conscience d'elle-même, parce que,
prétendent-ils, elle ne possédait dans son sein ni les supériorités sociales, ni les lumières de la civilisation, livrée qu'elle était à une ignorance grossière et à l'indécision des doctrines.
Les faits les plus positifs révèlent, on l'a vu, une tout autre situation dès le commencement. Pour le deuxième siècle, Tertullien nous renseigne à souhait, et l'on est désormais à même de
reconnaître qu'à cette époque la qualité, pas plus que le nombre, ne manquait aux chrétiens. Nous sommes loin d'avoir épuisé les traits que nous fournirait l'incisif écrivain ; mais ce que nous
en avons choisi en dit assez sur la liberté et la publicité des relations qu'avaient ensemble à cette époque les deux sociétés.
Remarquons cependant que ces chrétiennes élégantes auxquelles Tertullien rappelle le devoir de la simplicité et de la modestie
pouvaient, d'un moment à l'autre, être réclamées pour le martyre. Un édit, moins qu'un édit, une simple dénonciation, les amenait parfois au prétoire. Pas une qui n'eût à compter sur l'heure
solennelle où elle devrait honorer son baptême, en livrant son corps aux tortures et sa tête au licteur. Tertullien les laisse en face de cette épreuve qui les attend et sur laquelle elles ont dû
compter.
" Hâtez-vous donc, leur dit-il, de renoncer à ces
délicatesses amollissantes qui ne peuvent qu'énerver la mâle vigueur de la foi. Franchement, je ne sais si des poignets accoutumés à de si riches bracelets ne seront pas un peu étonnés du poids
et de la rudesse des chaînes. Je m'inquiète de savoir si des pieds habitués à des cercles d'or se trouveront à l'aise quand ils seront serrés dans les entraves. J'en viens à craindre que cette
tête, autour de laquelle s'entrelacent tant de cercles de perles et d'émeraudes, n'ait quelque peine à livrer passage au tranchant du glaive. En tout temps, mais en celui-ci surtout, c'est sur le
fer et non sur l'or que doivent compter les chrétiens. Voici qu'on prépare déjà les robes pour les martyrs ; déjà les anges les tiennent dans leurs mains. Oui, montrez-vous parées, mais avec les
ornements que vous prêteront les prophètes et les apôtres. Le blanc, demandez-le à la simplicité, l'incarnat à la pudeur, la beauté du regard à la modestie, l'agrément de la bouche à la retenue
des discours. Suspendez à vos oreilles la parole de Dieu, et sur votre cou placez le joug du Christ. Vivez soumises à vos maris, et rien ne manquera à votre parure. Occupez vos mains à filer la
laine, enchaînez vos pieds à la maison ; ils seront mieux ainsi que si vous les couvriez d'or. La vertu sera votre soie, la sainteté votre lin, la pudeur votre pourpre : ainsi parées, vous aurez
Dieu lui-même pour amant."
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 344 à 351)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome