(...) il demeurait toujours loisible d'accuser un chrétien de violer la loi, puisque la loi était le paganisme ; mais les meurtres
provoqués au moyen de l'émeute allaient devenir plus rares, et la puissance publique semblait entrer dans cette voie de modération qui laissa par le fait en liberté un nombre immense de chrétiens, et rendit l'Eglise assez forte pour affronter les guerres d'extermination, auxquelles elle devait être en butte
pendant la durée du troisième siècle.
Hadrien était trop porté à l'éclectisme pour ne pas avoir ressenti quelque impression de ce mouvement mystérieux que le
christianisme imprimait à toute la société. On fut à même de s'en apercevoir par d'importantes modifications appliquées aux lois antérieures, que l'on vit dès lors tendre à devenir plus humaines
et plus paternelles. La dynastie des Antonins semble avoir voulu suivre ce courant ; mais ce qui est particulier à Hadrien, c'est d'être allé jusqu'à concevoir l'idée d'associer le Christ aux
divinités de l'Empire, sans déroger aux prescriptions chrétiennes qui interdisaient si sévèrement les idoles. Le christianisme, avec son Dieu immatériel, lui semblait une assez haute école de
philosophie pour avoir, comme toute autre, sa place au soleil. Païens et chrétiens durent un jour être quelque peu surpris, lorsqu'ils apprirent qu'une fantaisie de César, passée en décret,
ordonnait l'érection de temples sans idoles dans toutes les villes de l'Empire. Cette mesure n'était pas de nature à être soutenue par les successeurs d'Hadrien ; toutefois, au rapport de
Lampridius, elle causa de l'ombrage aux pontifes païens. Ils firent bientôt déclarer à l'empereur par leurs oracles que, s'il persistait dans son dessein, tous les
sujets de l'Empire voudraient être chrétiens, et que les autres temples seraient bientôt abandonnés. La mesure n'en eut
pas moins un commencement d'exécution. Ces édifices sans objet demeurèrent sur le sol en plusieurs villes, et on les appela Hadrianées, du nom de leur auteur. Saint Epiphane parle de ceux que
l'on voyait encore de son temps à Alexandrie et à Tibériade.
Hadrien revint enfin de la Grèce à Rome, plus épris que jamais des arts et de la poésie, plus rempli de son pouvoir sans limites
dont il venait de parcourir l'immense théâtre. Ce fut à cette époque qu'il édifia sur le forum le temple double de Vénus et Rome. Les deux tribunes étaient adossées l'une à l'autre; un même
portique introduisait dans la cella de chacune, et ainsi, dans un même lieu, recevaient l'encens, comme deux soeurs déesses, la Volupté dont la plaie rongeait le monde, et l'Orgueil de la ville
superbe, qui, non contente de l'empire universel, voulait encore la divinité. Le christianisme avait à dissoudre cette alliance et à terrasser ce double ennemi du règne de Dieu.
Parmi les généreux athlètes que l'on remarqua dans la lutte qui devait conduire à une telle victoire, nous signalerons un tribun
de la milice romaine nommé Getulius Zoticus. Cet officier était chrétien, et sa femme Symphorose, qui partageait sa foi, lui avait donné sept fils. Son frère Amantius, chrétien comme lui, et
occupant aussi un poste dans l'armée, jouissait des bonnes grâces d'Hadrien. La maison de Getulius était située à Gabies,
dans la Sabine, et le pieux tribun en avait fait un centre de réunion pour les fidèles. Une dénonciation attira les regards de la police impériale, et un officier de l'empereur nommé Cerealis
reçut ordre d'instruire sur l'objet de la plainte. Cerealis, étant venu à Gabies pour y remplir sa mission, rencontra la foi qu'il ne cherchait pas. Il fut tellement
touché des vertus qui brillaient dans les deux frères, et subjugué par l'autorité douce de leur parole, qu'il demanda bientôt lui-même le baptême. Un messager
fut envoyé à Sixte qui se hâta d'arriver à Gabies. Là, dans une crypte appartenant à Getulius, le saint pape catéchisa Cerealis et le régénéra dans le Christ par l'eau sainte. Il offrit ensuite
le sacrifice, et le néophyte participa avec les anciens chrétiens à la victime du salut. La conversion de Cerealis devait le conduire au martyre, et en ouvrir la voie à ses amis. Il en fut ainsi
: un magistrat appelé Licinius fut envoyé pour procéder contre ces nouveaux chrétiens. C'est à lui que Cerealis fit cette belle réponse : "Dis-moi si tu désires
vivre ou mourir ! lui avait demandé Licinius. — Si je ne désirais pas vivre, répondit Cerealis, je ne confesserais pas le nom du Christ". Un commun supplice réunit
les trois martyrs qui regardaient Getulius comme leur chef. Symphorose recueillit avec une respectueuse tendresse
le corps de son époux, et l'ensevelit, disent les Actes, dans l'arenarium de sa maison de campagne, au pays des Sabins, en un lieu nommé Capris, près de la ville de Tibur, au delà du fleuve. On a
lieu de penser que le corps du martyr Getulius fut transporté plus tard dans les vastes cryptes de la voie Lavicane, où l'on rencontre un centre historique connu sous le nom de Caemeterium,
Zotici.
Le pontificat de Sixte touchait à son terme au moment du retour d'Hadrien à Rome. L'année 127 fut la dernière de sa sainte
carrière. Il fut enseveli dans la crypte Vaticane, et l'église romaine lui donna pour successeur Télesphore, Grec de nation, qui avait servi Dieu dans la vie
monastique, comme semblent l'indiquer les mots ex anachorita, qu'on lit dans la chronique papale. Nous ne saurions ici nous arrêter à prouver que des hommes voués à Dieu par une
consécration spéciale, comme les Nazaréens dans l'ancienne loi, pouvaient exister déjà au deuxième siècle.
L'élévation du nouveau pontife des chrétiens se trouvait coïncider avec les grands travaux qu'Hadrien exécutait dans Rome depuis
son retour ; mais le prince ne comptait pas faire un long séjour dans la capitale du monde. Après l'ingénieuse Grèce qui avait captivé le littérateur, l'Egypte attirait cette nature
superstitieuse. Il fallait à Hadrien ces mystères, ces initiations, ces arcanes d'un monde plus antique et plus voisin
des soupiraux de l'enfer. En l'année 130, il repartit de Rome et se dirigea vers la vieille terre de toutes les idolâtries. Ce fut là qu'il sacrifia, sur la parole d'un prétendu
oracle, l'ignoble instrument de ses débauches, le bel Antinous, à l'honneur duquel il consacra des temples et jusqu'à des villes, fondant, pour cet infâme favori, un culte nouveau, qui s'étendit
au delà de l'Egypte et durait encore en plusieurs lieux un demi-siècle après la mort d'Hadrien. L'accès de spiritualisme qui avait donné naissance aux Hadrianées n'avait donc pas été, comme on le
voit, de longue durée ; en retour, Hadrien avait pris goût à la divinité. Il accepta des temples en Asie et même en Grèce ; mais il recula devant la pensée d'en réclamer à Rome. Au reste il
revenait d'Egypte, usé et fatigué de la vie, n'ayant retiré que l'ennui et le désenchantement, à la suite de tant de mouvement et de changements de scène.
Bientôt le séjour de Rome lui devint insupportable. Il lui fallut se créer, hors la ville, une retraite digne d'un
César, où les heures s'écouleraient moins longues et plus agréables. Il choisit Tibur à cet effet, et construisit dans le voisinage cette villa superbe dont les débris étonnent encore. Là
furent reproduits à grands frais et avec toute l'exactitude possible les monuments de l'art et de la superstition qui l'avaient intéressé dans ses voyages. Les opérations magiques
occupaient une partie de ses loisirs, et, quant aux sacrifices offerts aux dieux, il n'en était pas dans lesquels il ne cherchât
un moyen d'occuper son penchant rêveur et superstitieux.
Ce fut pour lui un réveil pénible d'apprendre tout à coup que le fanatisme juif se relevait dans la Palestine, et que des bandes
innombrables, commandées par un chef de brigands nommé Barcochébas, bravaient la puissance romaine, et annonçaient l'intention de soustraire la terre d'Israël au joug des gentils. Il fallut
entreprendre une répression violente, et une armée romaine, sous la conduite de Julius Severus, écrasa ce dernier mouvement politique du judaïsme, à la suite de tels carnages qu'on ne peut les
comparer qu'à ceux qui ensanglantèrent la Judée sous Titus.
La vengeance païenne d'Hadrien seconda en cette occasion la vengeance divine. Après le désastre de Jérusalem sous les Flaviens,
le nom du moins de cette ville était demeuré. Le César voulut qu'il disparût de la terre. La ville de David dut s'appeler désormais Aelia Capitolina, et elle garda ce nom jusqu'à la paix de
l'Eglise. Alors Jérusalem reparut ; mais ce n'était plus qu'un humble siège épiscopal, suffragant de la métropole de Césarée de Palestine. Jusqu'à la ruine définitive sous Hadrien, le siège de
saint Jacques avait vu se succéder quatorze évêques, tous juifs sans exception ; le premier évêque d' Aelia Capitolina se nommait Marc, et était sorti de la gentilité.
L'instinct de Rome païenne, qui ne sentait pas encore à quel point le Christ l'avait blessée, mais qui se débattait cependant
sous son étreinte, conduisit Hadrien à l'odieuse idée d'élever un temple à Jupiter Capitolin sur l'emplacement même où Salomon avait bâti le temple de Jéhovah. Il alla plus loin, et, provoquant
le Christ en personne, il chercha, dans la ville renouvelée, ses traces divines pour les profaner, bien qu'il fût notoire que les chrétiens avaient refusé de prendre part à l'insurrection. Par
ordre impérial, la statue de Vénus fut établie sur la colline du Calvaire ; celle d'Adonis, sur la grotte de Bethléem, et celle de Jupiter, au mont des Oliviers, sur le lieu de
l'Ascension. Mais tel est l'aveuglement des impies, qu'ils servent, sans le vouloir, aux desseins de Dieu. Ces monuments
de l'idolâtrie marquèrent les lieux saints d'une manière ineffaçable, et, à la paix de l'Eglise, il ne fut besoin que de faire disparaître ces impures idoles, pour relever la gloire du Fils de
Dieu, en ces lieux que les chrétiens d'Aelia Capitolina pouvaient d'autant moins oublier qu'on avait voulu les en repousser.
Cependant Hadrien ne perdait pas de vue son grand oeuvre à Tibur.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 274 à 279)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome