On a lieu d'être étonné de la légèreté avec laquelle Pline traite ici le christianisme.
Ses progrès, il est vrai, frappaient peu les regards des païens, préoccupés qu'ils étaient de leurs plaisirs ou de leurs
affaires. Le prosélytisme chrétien s'opérait sans bruit, et la recommandation si expresse faite aux fidèles par les apôtres de s'abstenir de toute intrigue politique, et de s'occuper uniquement
de l'amélioration morale de soi-même et des autres, portait ses fruits. Nous avons remarqué plus haut comment la Bithynie et les autres provinces d'Asie, évangélisées deux fois par saint Pierre, avaient gardé et développé l'élément de la foi ; nous avons rappelé à ce
propos le mot de Lucien, qui dit crûment que ces provinces étaient peuplées d'athées ; l'aveu de Pline et la description qu'il fait de l'état du paganisme à son arrivée en Bithynie, complètent le
témoignage du philosophe grec. On voit par les paroles de l'ami de Trajan que tous les rangs de la société, sans excepter les plus élevés, étaient largement représentés dans la
nouvelle religion, et que, non seulement les rustiques habitants des campagnes, mais ceux des villes, avaient accepté la loi du Christ. Pline se vante d'avoir remis en honneur et en
pratique le culte païen ; mais en même temps il se contredit, lorsqu'il convient que, malgré ce succès, la population presque entière se trouve impliquée dans l'accusation de christianisme.
Les quelques apostasies qu'il a obtenues sont au fond un assez mince succès ; mais elles lui donnent l'espoir d'en finir avec un peu de clémence. Il se trompait, et d'une
manière odieuse ; car ses propres paroles le convainquent d'avoir envoyé au supplice les gens les plus honnêtes de la province.
Trajan lui répond en approuvant sa ligne de
conduite. "On ne peut rien statuer à cet égard, dit-il, d'une manière générale, ni poser de règles certaines. D'abord il ne faut pas rechercher les chrétiens ; mais s'ils sont dénoncés, il
faut les punir. Si l'accusé nie qu'il soit chrétien, et s'il confirme sa dénégation en invoquant les dieux, il y a lieu
de lui pardonner, à cause de son désaveu". Trajan recommande enfin à Pline de ne pas recevoir les dénonciations anonymes.
La réponse de cet empereur montre que, dans sa pensée, il existait une légalité qui défendait d'être chrétien. A qui
remontait-elle ? Evidemment à Néron. Le décret porté par ce monstre n'avait point été effacé des lois de l'empire. Vespasien et Titus n'en avaient pas pressé l'application ; Domitien lui avait
donné cours un moment, et il se retrouvait pour amener une question légale au tribunal de Trajan. Tels sont les extrêmes où conduit l'adoration de la loi humaine, et c'est ainsi que, plus d'une
fois de nos jours, nous avons vu nos tribunaux baser leurs arrêts, en temps d'ordre et de paix, sur des décrets et ordonnances, non seulement de la Convention nationale, mais même des anciens
parlements, et sur d'anciens édits royaux. Il s'agissait, il est vrai, des corporations religieuses, auxquelles, comme aux premiers chrétiens, on refuse l'unique privilège qu'elles réclament,
celui de l'existence de fait, et les légistes s'obstinent à vouloir une révocation des édits du passé accomplie dans les formes. L'Eglise elle-même dut attendre jusqu'à Constantin pour l'obtenir
: jusque-là, la persécution contre elle put quelquefois être suspendue, mais jamais elle ne cessa d'être légale. Les
chrétiens devaient se tenir pour dit qu'on avait toujours droit de les rechercher pour les punir, et qu'une fois amenés devant le magistrat, il n'y avait plus pour eux que la mort ou l'apostasie.
Si maintenant la recherche allait être interdite, on voit que la dénonciation n'en était pas moins acceptée, à la condition toutefois de n'être pas anonyme. Telles furent les limites auxquelles
Trajan réduisit la loi néronienne.
En attendant de le voir lui-même mettre en pratique sa
jurisprudence, nous devons signaler près de Rome le martyre de la dernière chrétienne du sang des Flaviens. La révocation des édits d'exil portés par Domitien aurait dû rendre à la liberté les
deux Domitille, qui, chacune, expiaient leur fidélité à la foi chrétienne dans une île sauvage de la Méditerranée ; mais la disgrâce de la famille Flavia permettait d'être plus sévère à l'égard
de ses membres. Aurelius gardait toujours sa passion à l'égard de Flavia Domitilla. Il s'était rendu à l'île de Pontia, et avait cherché à séduire Nérée et Achillée. Les ayant trouvés invincibles
dans la fidélité à leur maîtresse, il les avait enlevés et transportés à Terracine. Dénoncés comme chrétiens, ils comparurent devant le magistrat, et, sur leur refus de retourner à l'idolâtrie,
ils eurent la tête tranchée. Un chrétien nommé Auspicius porta leurs corps à Rome, et les ensevelit sur la voie Ardéatine, dans le cimetière de Domitille. Leur sépulture y devint un
des principaux centres historiques, et la catacombe où ils reposèrent porta dans l'antiquité le nom de cimetière de Nérée et
Àchillée, aussi bien que celui de cimetière de Domitille.
Après avoir éloigné de leur maîtresse ces deux
gardiens dévoués, Aurelius tenta directement d'ébranler la constance de la vierge. Il l'enleva à son tour de l'île Pontia, avec deux de ses suivantes, nommées Euphrosyne et Théodora, et la fit
conduire à Terracine, où il avait probablement sa villa. Flavia Domitilla résista aux séductions comme aux menaces, et son persécuteur ayant obtenu de Trajan, disent les Actes, l'autorisation de
sévir contre la vierge et ses compagnes, toutes les trois périrent dans l'incendie de la maison où on les avait renfermées. Quant à Flavia Domitilla, l'épouse du martyr Clemens, on ignore si elle
finit ses jours dans l'île Pandataria, ou si elle recouvra la liberté ; mais son nom est resté cher à l'église romaine, qu'elle illustra par sa foi, par son courage et ses saintes oeuvres.
Evariste occupait encore le siège de Pierre,
lorsqu'il vit arriver à Rome l'évêque d'Antioche qui venait y cueillir la palme du martyre. C'était Ignace, successeur d'Evodius sur le troisième siège de l'Eglise. Dans la tragédie qui allait se
passer, Trajan jouait le premier rôle. En l'année 107, il se trouvait à Antioche au lendemain de ses victoires sur les Daces et à la veille de partir pour combattre les Arméniens et les
Parthes. Ignace fut son propre dénonciateur; il se fit conduire devant l'empereur, espérant attirer sur lui les périls
qui menaçaient son troupeau. Après un interrogatoire qui n'appartient pas à notre récit, Trajan rendit cette sentence : "Nous avons ordonné qu'Ignace, qui prétend porter en lui le crucifié,
soit conduit enchaîné dans la grande Rome, afin qu'il y soit la pâture des bêtes, pour le divertissement du peuple". Ainsi le vicaire de Pierre à Antioche allait venir, après quarante
années, mêler son sang à celui de Pierre lui-même dans la capitale du paganisme.
Sur la route, en passant à Smyrne, le saint
martyr visita l'évêque saint Polycarpe, disciple comme lui de saint Jean, et ce fut de cette ville qu'il adressa ses lettres aux églises d'Ephèse, de Magnésie et de Tralles. Il écrivit aussi à
celle de Rome cette éloquente lettre qui est demeurée l'une des plus nobles pages de l'antiquité chrétienne. La place nous manque pour l'insérer ici tout entière; mais nous ne devons pas omettre
la suscription que le martyr plaça en tête de cette lettre et qui témoigne si énergiquement de sa foi dans la principauté de l'église romaine :
" Ignace, appelé aussi Théophore, à cette Eglise qui a obtenu la miséricorde par la magnificence du Père très haut et de
Jésus-Christ, son Fils unique ; Eglise qui est aimée et éclairée par la volonté de celui qui veut toutes choses selon la charité de Jésus-Christ, notre Dieu ; Eglise qui occupe le Siège supérieur et réside dans la contrée des Romains, digne de Dieu, digne d'être appelée bienheureuse, digne d'être célébrée,
digne de voir accomplir tous ses désirs, digne dans sa chaste fidélité ; qui préside dans la charité, et qui est marquée du nom du Christ et du nom du Père."
Telle était, sous Evariste, l'église romaine, dans la pensée du disciple de saint Jean. Aussi avec quel respect il s'adresse à
elle, implorant la grâce du martyre ! "Mon entreprise, dit-il, est heureusement commencée ; mais je crains que votre charité ne me soit funeste. Jamais je n'aurai telle
occasion d'aller à Dieu, et, si vous m'aidez par votre silence, jamais aussi vous n'aurez accompli oeuvre meilleure. Permettez seulement que je sois immolé à Dieu, tandis que l'autel
est prêt. Je ne vous parle pas avec autorité, comme un Pierre ou un Paul ; ils étaient des apôtres, moi je ne suis qu'un condamné ; ils étaient déjà libres, je ne suis encore qu'un pauvre
esclave". Le saint confesseur, arrivé à Troade, écrivit aux églises de Philadelphie et de Smyrne, avec une lettre d'adieu à saint Polycarpe. Sa marche vers le martyre était un triomphe, et il se
réjouissait dans son coeur, en apprenant que son dévouement personnel avait écarté de l'église d'Antioche le péril toujours douloureux de la persécution. Après un séjour assez prolongé à Smyrne,
ses gardiens avaient craint de laisser passer l'époque des jeux publics, pour lesquels on l'attendait à Rome. Ces jeux se
donnaient au mois de décembre, à l'occasion des Saturnales et des jours Sigillaires qui en faisaient partie. On reprit la mer en toute hâte, et bientôt le navire débarqua près d'Ostie. Une
députation des fidèles de Rome l'attendait sur le rivage. Ignace leur renouvela les instances dont sa lettre était remplie, et finit par les persuader de ne pas employer le crédit dont certains
chrétiens jouissaient à Rome pour empêcher son supplice. Tous alors fléchirent le genou, et le saint évêque pria pour la cessation de la persécution, et pour le maintien de la charité parmi les
frères.
A peine entré dans Rome, le 13 des calendes de janvier, ses gardes le dirigèrent immédiatement vers l'amphithéâtre de Vespasien,
dont les immenses et nombreux gradins étaient couverts d'une multitude cruelle et déjà occupée à voir couler le sang. Un officier public prononça le nom d'Ignace, évêque des chrétiens à Antioche,
et tout aussitôt le martyr s'avança dans l'arène. A sa vue, les bêtes féroces, poussées par un instinct non assouvi encore par les autres victimes qu'elles avaient déjà dévorées, s'élancèrent sur
lui, et en quelques instants, il ne resta plus de la dépouille mortelle du saint vieillard que quelques os les plus durs. Les fidèles de l'église d'Antioche qui l'avaient suivi jusqu'à Rome avec
un respectueux amour, les rachetèrent au prix de l'or, et les remportèrent avec eux.
L'église romaine, de son côté, regarda le triomphe d'Ignace comme une de ses gloires personnelles, et, de tous les athlètes
chrétiens qui ont consacré pour jamais le Colisée par leur sang, il n'en est aucun dont le nom plane avec autant de majesté sur ce magnifique monument de la grandeur et de la férocité de la Rome
impériale.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 259 à 266)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome