Ceci nous ramène tout naturellement à la vallée du Viminal, berceau du christianisme dans Rome.
A l'avènement de Vespasien, nous y
avons rencontré, en sa qualité de membre de la tribu Succusane, le jeune Q. Cornélius Pudentianus, en qui il nous a été aisé de reconnaître le propre fils de l'hôte de saint Pierre. Depuis, il
avait épousé une Sabinilla, ainsi qu'on peut le conclure des Actes de sainte Praxède, et tout porte à reconnaître dans cette femme un membre de la famille Flavia. On a vu que le chef de la
branche aînée de cette famille portait le cognomen de Sabinus, et que le préfet de Rome, mari de Plautia, le passa à son fils aîné. A l'époque où nous sommes parvenus, Q. Cornélius Pudentianus se
présente à nous comme chef de famille, entouré de ses deux filles, Pudentienne et Praxède. La première est distinguée par le cognomen de son père et de son aïeul ; quant à celui que porte la
seconde, il pourrait avoir pour raison le nom de Praxéa, donné un demi-siècle auparavant à la femme de Pomponius Labéon,
préfet de Mysie. Il n'est pas besoin de rappeler les relations intimes qui rapprochèrent, en ces temps, les familles Cornelia et Pomponia.
L'adhésion au christianisme de plusieurs
familles de l'aristocratie établies dans la vallée qui séparait l'Esquilin du Viminal, avait jeté dans la société païenne une sorte de suspicion contre ce noble quartier. On en trouve une trace
assez évidente dans une boutade de Juvénal (Satyr., III) qui dénonce ces lieux comme envahis par tous les aventuriers de l'Orient. Qu'ils vinssent de Syrie, de Grèce ou d'Asie, les
chrétiens qu'appelait à Rome le zèle ou tout autre motif savaient d'avance, comme Justin le Philosophe, en quel lieu de l'immense cité l'hospitalité traditionnelle les attendait. "Qu'ils
arrivent, dit le poète, l'un de la haute Sicyone, l'autre d’Amydon, celui-ci d'Andros, celui-là de Samos, cet autre de Tralles ou d'Alabandes, ils s'acheminent vers les Esquilies ou le mont
Viminal, et bientôt ils deviennent l'objet de la tendresse, les maîtres même des plus puissantes maisons". Juvénal n'est pas sérieux quand il veut donner à entendre que ces émigrants qu'il
jalouse n'étaient, pour la plupart, que des artistes ou des saltimbanques (Celse et Lucien ne désignent pas autrement les chrétiens) ; mais il montre mieux sa pensée lorsqu'il les appelle aussi
des hommes à tout savoir, habiles grammairiens, augures, médecins, magiciens.
Il était impossible que la fraternité inspirée par le
christianisme, et professée par des Romains du plus haut rang a l'égard d'étrangers que leur rattachait le lien de la foi, ne produisît pas à la longue une impression dans les salons de
Rome. Nous avons vu comment Suétone jugeait les effets de la modestie chrétienne dans un personnage aussi digne que le consul Flavius Clemens ; il était bien à permis à Juvénal de tomber dans
quelques méprises à propos d'un monde nouveau sur lequel la société romaine n'avait pas compté.
Nous ne terminerons pas ce chapitre sans
mentionner de nouveaux travaux qui avaient pour but le développement de Rome souterraine, et qui étaient dus aux soins et aux sacrifices d'une ou plusieurs familles aristocratiques de la ville.
Nous voulons parler d'abord du cimetière de Prétextat qui fut ouvert à la fin du premier siècle, ou dans les premières années du second. Il est situé sur la gauche de la voie Appienne, en face de
celui de Lucine ; mais ses accroissements successifs lui ont donné une étendue immense. Aucun renseignement ne nous est parvenu sur le Prétextat qui donna son nom à cette vaste catacombe, dont
l'origine fut probablement un hypogée de famille. Une inscription grecque découverte par M. de Rossi dans la crypte de sainte Cécile, et qui doit avoir été tracée du second au
troisième siècle, porte le nom encore assez lisible d'un Septimius Praetextatus Caecilianus. Y aurait-il eu entre les
Praetextati et les Caecilii une alliance antérieure, qui se serait encore resserrée par la profession commune du christianisme ? Ce qu'il y a de certain, c'est que sainte Cécile, après le martyre
de Valérien et de Tiburce, au lieu de déposer leurs corps au cimetière de Lucine, où les Caecilii chrétiens furent si fréquemment ensevelis, ainsi qu'il constate par les inscriptions tumulaires
elles-mêmes, les déposa au cimetière de Prétextat. M. de Rossi atteste avoir rencontré dans cette catacombe une série de peintures du style le plus pur, qui les ferait remonter sans peine au
premier siècle. Il est regrettable que la publication de ces peintures soit différée encore ; mais nous avons voulu tout d'abord prendre possession du côté gauche de la voie Appienne, avant de
passer au deuxième siècle.
Un dernier renseignement que nous recueillerons
des recherches de M. de Rossi, et que nous tenons à placer ici, est relatif aux familles romaines dont les membres avaient donné leur nom au christianisme, vers le temps de la chute des Flaviens.
Dans un quartier des catacombes de la voie Nomentane, là où elles s'étendent à gauche sous les vignes, et se dirigent vers la voie Salaria, était situé le cimetière Ostrianum, Ad Nymphas B.
Petri. On y a rencontré un groupe considérable d'inscriptions, dont les unes sont gardées à Rome, spécialement au musée de Latran, et les autres ont été enrichir diverses collections italiennes. La calligraphie de ces inscriptions est excellente : le style en est
laconique et classique, à ce point que, sans les signes chrétiens, on se demanderait si ces épitaphes n'appartiennent pas à des sépultures païennes. Sur les unes, le nom apparaît seul ; sur
d'autres, on ne trouve que le cognomen. L'adjonction au nom est des plus simples et des plus touchantes : Filio dulcissimo, Filiae dalcissimae, Conjugi dulcissimae, Parentibus
dulcissimis ; une ou deux fois : incomparabili. Le style est le même sur les épitaphes de langue grecque. Le signe de christianisme le plus fréquent dans cette famille
d'inscriptions funéraires est l'ancre. Sur une d'elles, le poisson vient s'adjoindre à ce signe. Le formulaire épigraphique chrétien n'est pas encore fixé ; une seule pierre porte l'antique
acclamation : Vivas in Deo. Tout annonce une époque entièrement primitive, la période qui, selon M. de Rossi, doit s'étendre des derniers Flaviens à Trajan.
La nomenclature de ces chrétiens de la première
époque est du plus haut prix ; cependant, le principe de l'égalité chrétienne dans le baptême ayant amené le mélange des sépultures des patrons et des affranchis, et les trois noms se trouvant
rarement déclinés, il n'est pas toujours aisé de discerner les chrétiens de race illustre de ceux d'un rang inférieur. On ne contestera pas du moins, comme appartenant à l'une des plus illustres familles de Rome, celle-ci :
L. CLODIVS CRESCENS CLODIAE VICTORIAE
CONIVGI INCOMPARABILI
Elle est avoisinée de l'inscription d'une Clodia Ispes, affranchie de ce L. Clodius Crescens. Sans rappeler ici la Claudia de
saint Paul, rien n'est donc plus assuré que l'existence d'un Clodius chrétien à l'époque où nous sommes arrivés dans nos récits. La découverte de cette inscription frappa tellement le savant
Marini, qu'il voulut descendre dans la catacombe de la voie Nomentane, afin de la reconnaître par lui-même. Nous avons donné plus haut les motifs qui nous inclinaient à rattacher saint Clément à
la famille Claudia. Notre inscription fournit une preuve incontestable que cette illustre famille n'a pas été sans donner de bonne heure quelques-uns de ses membres au christianisme. Il n'est pas
besoin d'ajouter que le nom de cette gens s'écrivait indifféremment Claudius et Clodius, ainsi qu'en font foi les inscriptions les plus authentiques.
Parmi les noms qui se lisent sur les épitaphes du groupe dont nous parlons, nous noterons les suivants qui ne sont pas sans
valeur dans l'ancienne Rome : L. Furius Ur..., Q. Memmius Felix, C. Munatius Octavianus, Claudius Atticia-nus, ...ius
Piufinus, Tullia Paulina, Ulpia Agrippina, Vibia Attica.
Le cimetière de Priscille, dans la région que M. de Rossi a reconnue pour être le centre où se trouvaient les tombeaux des
Pudens, offre aussi une famille d'inscriptions qui remontent, comme celles du cimetière Ostrianum, à l'origine du christianisme dans Rome. Là aussi, les noms sont posés avec une modestie
remarquable. Le style de l'épigraphie chrétienne, qui commence à se caractériser vers le milieu du deuxième siècle, n'apparaît pas encore. Sur une seule tombe, on lit : In pace ; mais
sur un grand nombre est écrit Pax tecum ou Pax tibi ; l'ancre et la palme accompagnent souvent le nom. A la différence des inscriptions du cimetière Ostrianum qui sont la
plupart gravées sur le marbre, celles de cette région du cimetière de Priscille sont simplement peintes en minium sur les tuiles qui ferment les loculi.
Nous devons ajouter cependant que M. de Rossi a découvert, dans cette crypte même, un marbre ayant les trois noms : Titus
Flavius Felicissimus. Il est impossible de ne pas reconnaître ici un nouveau membre chrétien de la gens Flavia.
Avant d'entrer dans l'ère des Antonins, sous laquelle l'architecture et l'épigraphie chrétienne prirent un nouvel
essor dans les catacombes, nous avons cru devoir au lecteur ce coup d'oeil rapide sur leur état primitif.
Nous parlerons plus tard des peintures classiques qui formèrent dans ces premiers jours de Rome souterraine l'ornementation des salles funéraires.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 245 à 250)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome