Qu’aujourd'hui, l'Orient et l'Occident s'unissent pour célébrer le Patriarche des Cénobites, le grand Antoine.
Avant lui, la profession monastique existait déjà, comme le démontrent d'irrécusables monuments ; mais il apparaît comme le
premier des Abbés, parce que le premier il a établi sous une forme permanente les familles de moines, livrés au service de Dieu, sous la houlette d'un pasteur.
D'abord hôte sublime de la solitude, et fameux par ses combats avec les démons, il a laissé se réunir autour de lui les
disciples que ses œuvres merveilleuses et l'attrait de la perfection lui avaient conquis. L'âge des Martyrs touche à sa fin ; la persécution de Dioclétien sera la dernière ; il est temps pour la
Providence, qui veille sur l'Eglise, d'inaugurer une milice nouvelle. Il est temps que le caractère du moine se révèle publiquement dans la société chrétienne ; les Ascètes, même consacrés, ne
suffisent plus. Les monastères vont s'élever de toutes parts, dans les solitudes et jusque dans les cités, et les fidèles auront désormais sous les yeux, comme un encouragement à garder les
préceptes du Christ, la pratique fervente et littérale de ses conseils. Les traditions apostoliques de la prière continuelle et de la pénitence ne s'éteindront pas, la doctrine sacrée sera
cultivée avec amour, et l'Eglise ne tardera pas à aller chercher, dans ces citadelles spirituelles, ses plus vaillants
défenseurs, ses plus saints Pontifes, ses plus généreux Apôtres.
Car l'exemple d'Antoine inspirera les siècles à venir ; on se souviendra à jamais que les charmes de la solitude et les douceurs
de la contemplation ne surent le retenir au désert, et qu'il apparut tout à coup dans les rues d'Alexandrie, au fort de la persécution païenne, pour conforter les chrétiens dans le martyre. On
n'oubliera pas non plus que, dans cette autre lutte plus terrible encore, aux jours affreux de l'Arianisme, il reparut dans la grande cité, pour y prêcher le Verbe consubstantiel au Père, pour y
confesser la foi de Nicée, et pour soutenir le courage des orthodoxes. Qui pourrait jamais ignorer les liens qui unissaient Antoine au grand Athanase, ou ne pas se rappeler que cet illustre
champion du Fils de Dieu visitait cet autre Patriarche, au fond de son désert, qu'il procurait de tous ses moyens l'avancement de l'œuvre monastique, qu'il plaçait dans la fidélité des moines
l'espoir du salut de l'Eglise, et qu'il voulut écrire lui-même la vie sublime de son ami ?
C'est dans cet admirable récit qu'on apprend à connaître Antoine ; c'est là que se révèlent la grandeur et la simplicité de cet
homme qui fut toujours si près de Dieu. Agé de dix-huit ans, déjà héritier d'une fortune considérable, il entend lire à l'église un passage de l'Evangile où notre Seigneur conseille à celui qui
veut tendre à la vie parfaite de se désapproprier de tous les biens terrestres. Il ne lui en faut pas davantage ; aussitôt il se dessaisit de tout ce qu'il possède, et se fait pauvre volontaire
pour toute sa vie.
L'Esprit-Saint le pousse alors vers la solitude, où les puissances infernales ont dressé toutes leurs batteries pour faire
reculer le soldat de Dieu ; on dirait que Satan a compris que le Seigneur a résolu de se bâtir une cité au désert, et qu'Antoine est envoyé pour en dresser les plans. Alors commence une lutte
corps à corps avec les esprits de malice, et le jeune Egyptien demeure vainqueur à force de souffrances. Il a conquis cette nouvelle arène dans laquelle se consommera la victoire du christianisme
sur le Prince du monde.
Après vingt ans de combats qui l'ont aguerri, son âme s'est fixée en Dieu ; et c'est alors qu'il est révélé au monde. Malgré ses
efforts pour demeurer caché , il lui faut répondre aux hommes qui viennent le consulter et demander ses prières ; des disciples se groupent autour de lui, et il devient le premier des Abbés. Ses
leçons sur la perfection chrétienne sont reçues avec avidité ; son enseignement est aussi simple que profond, et il ne descend des hauteurs de sa contemplation que pour encourager les âmes. Si
ses disciples lui demandent quelle est la vertu la plus propre à déjouer les embûches des démons, et à conduire sûrement l'âme à la perfection, il répond que cette vertu principale est la
discrétion.
Les chrétiens de toute condition accourent pour contempler cet anachorète dont la sainteté et les miracles font bruit dans tout
l'Orient. Ils s'attendent aux émotions d'un spectacle, et ils ne voient qu'un homme d'un abord aisé , d'une humeur douce et agréable. La sérénité de ses traits reflète celle de son âme. Il ne
témoigne ni inquiétude de se voir environné de la foule, ni vaine complaisance des marques d'estime et de respect qu'on lui prodigue ; car son âme, dont toutes les passions sont soumises, est devenue l'habitation de Dieu.
Il n'est pas jusqu'aux philosophes qui veulent
explorer la merveille du désert. Les voyant venir, Antoine leur adresse le premier la parole : "Pourquoi donc, ô philosophes, leur dit-il, avez-vous pris tant de peines pour venir visiter un
insensé ?" Déconcertés d'un tel accueil, ces hommes lui répondirent qu'ils ne le croyaient pas tel, mais qu'ils étaient au contraire persuadés de sa haute sagesse. "A ce compte, reprit
Antoine, si vous me croyez sage, imitez ma sagesse". Saint Athanase ne nous apprend pas si la conversion fut le résultat de leur visite. Mais il en vint d'autres qui osèrent attaquer, au nom de
la raison, le mystère d'un Dieu incarné et crucifié. Antoine sourit en les entendant débiter leurs sophismes et finit par leur dire : "Puisque vous êtes si bien établis sur la dialectique,
répondez-moi, je vous prie : A quoi doit-on plutôt croire quand il s'agit de la connaissance de Dieu, ou à l'action efficace de la foi, ou aux arguments de la raison ?" — "A l'action
efficace de la foi", répondirent-ils. — "Eh bien ! reprit Antoine, pour vous montrer la puissance de notre foi, voici des possédés du démon, guérissez-les avec vos syllogismes ; ou si vous
ne le pouvez, et que j'y parvienne par l'opération de la foi, et au nom de Jésus-Christ, avouez l'impuissance de vos raisonnements, et rendez gloire à la croix que vous avez osé mépriser".
Antoine fit trois fois le signe de la croix sur ces possédés, et invoqua le nom de Jésus sur eux : aussitôt ils furent délivrés.
Les philosophes étaient dans la stupeur et gardaient
le silence. "N'allez pas croire, leur dit le saint Abbé, que c'est par ma propre vertu que j'ai délivré ces
possédés; c'est uniquement par celle de Jésus-Christ. Croyez aussi en lui, et vous éprouverez que ce n'est pas la philosophie, mais une foi simple et sincère qui fait opérer les miracles". On
ignore si ces hommes finirent par embrasser le christianisme ; mais l'illustre biographe nous apprend qu'ils se retirèrent remplis d'estime et d'admiration pour Antoine, et avouèrent que leur
visite au désert n'avait pas été pour eux sans utilité.
Cependant le nom d'Antoine devenait de plus en plus célèbre et parvenait jusqu'à la cour impériale. Constantin et les deux
princes ses fils lui écrivirent comme à un père, implorant de lui la faveur d'une réponse. Le saint s'en défendit d'abord ; mais ses disciples lui ayant représenté que les empereurs après tout
étaient chrétiens, et qu'ils pourraient se tenir offensés de son silence, il leur écrivit qu'il était heureux d'apprendre qu'ils adoraient Jésus-Christ, et les exhorta de ne pas faire tant d'état
de leur pouvoir, qu'ils en vinssent à oublier qu'ils étaient hommes. Il leur recommanda d'être cléments, de rendre une exacte justice, d'assister les pauvres et de se souvenir toujours que
Jésus-Christ est le seul roi véritable et éternel.
Ainsi écrivait cet homme qui était né sous la persécution de Décius, et qui avait bravé celle de Dioclétien : entendre parler de
Césars chrétiens, lui était une chose nouvelle. Il disait au sujet des lettres de la cour de Constantinople : "Les rois de la terre nous ont écrit ; mais qu'est-ce que cela doit être pour un
chrétien ? Si leur dignité les élève au-dessus des autres, la naissance et la mort ne les rendent-elles pas égaux à tous ? Ce qui doit nous émouvoir bien davantage et enflammer notre amour pour Dieu, c'est la pensée que ce Maître souverain a non seulement daigné écrire une
loi pour les hommes, mais qu'il leur a aussi parlé par son propre Fils."
Cependant, cette publicité donnée à sa vie fatiguait Antoine, et il lui tardait d'aller se replonger dans le désert, et de se
retrouver face à face avec Dieu. Ses disciples étaient formés, sa parole et ses œuvres les avaient instruits ; il les quitta secrètement, et ayant marché trois jours et trois nuits, il arriva au
mont Colzim, où il reconnut la demeure que Dieu lui avait destinée. Saint Jérôme fait, dans la Vie de saint Hilarion, la description de cette solitude. "Le roc, dit-il, s'élève à la hauteur
de mille pas : de sa base s'échappent des eaux dont le sable boit une partie ; le reste descend en ruisseau, et son cours est bordé d'un grand nombre de palmiers qui en font une oasis aussi
commode qu'agréable à l'œil". Une étroite anfractuosité de la roche servait d'abri à l'homme de Dieu contre les injures de l'air.
L'amour de ses disciples le poursuivit, et le
découvrit encore dans cette retraite lointaine ; ils venaient souvent le visiter et lui apporter du pain. Voulant leur épargner cette fatigue, Antoine les pria de lui procurer une bêche, une
cognée et un peu de blé, dont il sema un petit terrain. Saint Hilarion, qui visita ces lieux après la mort du grand patriarche, était accompagné des disciples d'Antoine qui lui disaient avec
attendrissement : "Ici, il chantait les psaumes ; là, il s'entretenait avec Dieu dans l'oraison ; ici, il se livrait au travail ; là, il prenait du repos, lorsqu'il se sentait fatigué ;
lui-même a planté cette vigne et ces arbustes, lui-même a disposé cette aire, lui-même a creusé ce réservoir avec
beaucoup de peines pour l'arrosement du jardin". Ils racontèrent au saint, en lui montrant ce jardin, qu'un jour des ânes sauvages étant venus boire au réservoir, se mirent à ravager les
plantations. Antoine commanda au premier de s'arrêter, et lui donnant doucement de son bâton dans le flanc, il lui dit : "Pourquoi manges-tu ce que tu n'as pas semé ?" Ces animaux
s'arrêtèrent soudain, et depuis ils ne firent plus aucun dégât.
Nous nous laissons aller au charme de ces récits ; il faudrait un volume entier pour les compléter. De temps en temps, Antoine
descendait de sa montagne, et venait encourager ses disciples dans les diverses stations qu'ils avaient au désert. Une fois même il alla visiter sa sœur dans un monastère de vierges, où il
l'avait placée, avant de quitter lui-même le monde. Enfin, étant parvenu à sa cent cinquième année, il voulut voir encore les moines qui habitaient la première montagne de la chaîne de Colzim, et
leur annonça son prochain départ pour la patrie. A peine de retour à son ermitage, il appela les deux disciples qui le servaient depuis quinze ans, à cause de l'affaiblissement de ses forces, et
il leur dit :
" Mes fils bien-aimés, voici l'heure où, selon le langage de la sainte Ecriture, je vais entrer dans la voie de mes pères.
Je vois que le Seigneur m'appelle, et mon cœur brûle du désir de s'unir à lui dans le ciel. Mais vous, mes fils, les entrailles de mon âme, n'allez pas perdre, par un relâchement désastreux, le
fruit du travail auquel vous vous êtes appliqués depuis tant d'années. Représentez-vous chaque jour à vous-mêmes que vous ne faites que d'entrer au service de Dieu et d'en pratiquer les exercices
: par ce moyen, votre bonne volonté sera plus énergique, et ira toujours croissant. Vous savez quelles embûches nous
tendent les démons. Vous avez été témoins de leurs fureurs, et aussi de leur faiblesse. Attachez-vous inviolablement à l'amour de Jésus-Christ ; confiez-vous à lui entièrement, et vous
triompherez de la malice de ces esprits pervers. N'oubliez jamais les divers enseignements que je vous ai donnés ; mais je vous recommande surtout de penser que chaque jour vous pouvez
mourir."
Il leur rappela ensuite l'obligation de n'avoir aucun commerce avec les hérétiques, et demanda que son corps fût enseveli dans
un lieu secret, dont eux seuls auraient connaissance. "Quant aux habits que je laisse, ajouta-t-il, en voici la destination : vous donnerez à l'évêque Athanase une de mes tuniques, avec
le manteau qu'il m'avait apporté neuf, et que je lui rends usé". C'était un second manteau que le grand docteur avait donné à Antoine, celui-ci ayant disposé du premier pour ensevelir le corps de
l'ermite Paul. "Vous donnerez, reprit le saint, l'autre tunique à l'évêque Sérapion, et vous garderez pour vous mon cilice". Puis, sentant que le dernier moment était arrivé, il se tourna
vers les deux disciples : "Adieu, leur dit-il, mes fils bien-aimés ; votre Antoine s'en va, il n'est plus avec vous."
C'est avec cette simplicité et cette grandeur que la vie monastique s'inaugurait dans les déserts de l'Egypte, pour rayonner de
là dans l'Eglise entière ; mais à qui ferons-nous hommage de la gloire d'une telle institution, à laquelle seront désormais attachées les destinées de l'Eglise, toujours forte quand l'élément
monastique triomphe, toujours affaiblie quand il est en décadence ? Qui inspira à Antoine et à ses disciples l'amour de
cette vie cachée et pauvre, mais en même temps si féconde, sinon, encore une fois, le mystère des abaissements du Fils de Dieu ?
Que tout l'honneur en revienne donc à notre Emmanuel, anéanti sous les langes, et cependant tout rempli de la force de
Dieu.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Saint
Antoine par Carracci