Saint Linus. — Son passage sur le siège de Rome. — Sa pierre sépulcrale au Vatican. — Mort de Néron. — Châtiment des
meurtriers de saint Pierre. — Clément souverain pontife. — Explication du dyptique romain des martyrs Linus, Cletus, Clemens. — Guerre des Juifs. — Vespasien empereur. — Chute de Jérusalem et de
son temple. — Arc de Titus.
Pierre avait désigné Clément pour son successeur, il l'avait fait asseoir dans sa propre chaire ;
cependant tous les catalogues des pontifes romains, sans exception, s'accordent à placer Linus immédiatement après Pierre. On en doit conclure que si le mérite et la considération de
Clément, joints à l'estime que lui avait témoignée le prince des apôtres, le recommandaient particulièrement au respect de la population chrétienne de Rome, sa modestie l'élevait plus haut
encore. Souvent les apôtres avaient laissé dans une même ville plusieurs de leurs disciples honorés du caractère épiscopal ; la mission de l'apôtre terminée, la succession s'établissait par le
concert de ces hommes désintéressés de toute idée humaine, et bientôt l'unité d'évêque, qui est la force de toute église particulière, s'établissait pour durer toujours.
Depuis douze ans, Linus avait reçu la
consécration ; durant l'absence de Pierre, il l'avait suppléé dans le gouvernement de l'église romaine ; que pouvait faire Clément, ordonné évêque tout récemment, sinon donner l'exemple de
l'humilité chrétienne, en s'effaçant devant un homme vénérable et dès longtemps en possession du respect de la chrétienté de Rome ? On découvre les sentiments qui suggérèrent à Clément
cette conduite pleine de modestie, en lisant sa lettre aux Corinthiens, dans laquelle il exprime avec un accent si ferme
l'obligation, pour les pasteurs de l'Eglise, de vivre dans un entier détachement des honneurs et des charges ecclésiastiques. Linus dut donc accepter, pour quelques jours qu'il devait vivre
encore, la qualité de successeur de Pierre, ayant près de lui Clément et Cletus comme les vicaires de son autorité.
Tandis que la succession au pontificat chrétien
s'opérait ainsi dans Rome, la tyrannie de Néron, qui s'obstinait à poursuivre en Grèce ses succès d'histrion, devenait de plus en plus odieuse. Des conjurations se formaient et se multipliaient.
Hélius, effrayé de la vindicte publique qui le menaçait chaque jour autant que son maître, s'embarqua pour la Grèce, et parvint enfin à ramener le tyran
à Rome, dans les derniers mois de 67. L'année 68 vit la chute honteuse et tragique du monstre, en ce même mois de juin où, l'année précédente, le sang des apôtres avait coulé dans Rome, et
l'Eglise put enfin respirer.
Mais déjà Linus avait disparu. Dès le 23
septembre 67, il avait été atteint par le glaive de la persécution. On l'ensevelit dans la crypte Vaticane, près de la tombe du prince des apôtres, et telle fut la vénération qui entoura son
sépulcre, qu'il fut découvert, encore immobile, dans les restaurations que fit exécuter Urbain VIII, en 1633, à la
Confession de saint Pierre. Severano et Torrigio, témoins oculaires, attestent que sur un tombeau voisin de celui du prince des apôtres, on lut cette simple inscription : Linus.
L'emplacement de ce tombeau, qui n'est plus apparent aujourd'hui, est indiqué sur un plan de la crypte Vaticane dressé en 1635 par Benoît Drai, employé à la basilique, et ce plan est
celui-là même que Bonanni a inséré dans son Histoire de la basilique Vaticane.
L'Empire, vacant par la mort de Néron, vit
successivement passer Galba, Othon et Vitellius. L'Eglise n'eut rien à souffrir durant la crise qu'entraînèrent ces révolutions si rapides ; mais la Providence sévit contre les
ennemis des chrétiens. Galba eut le temps d'ordonner le supplice d'Hélius et de Polythètes ; quant à l'infâme Tigellinus, ce fut la main d'Othon que Dieu employa pour lui infliger la peine de ses
cruautés contre les chrétiens dans les jardins de Néron.
Linus ayant reçu la couronne du martyre, Clément
dut enfin se résoudre à occuper la chaire de saint Pierre. Ici les critiques se partagent ; les uns voulant que Cletus ait précédé Clément dans le pontificat, les autres que Clément ait siégé
avant Cletus. Le sentiment des premiers s'appuie sur les listes des papes dressées loin de Rome, sur lesquelles en effet Cletus est préposé à Clément ; l'opinion des seconds est fondée sur
le plus ancien catalogue des pontifes romains, rédigé à Rome dans la première partie du troisième siècle, et qui se
trouve confirmé par l'autorité de saint Optât de Milève et de saint Augustin. On connaît les relations intimes que l'église d'Afrique entretenait avec celle de Rome, dont elle était
sortie. La divergence qui s'est manifestée sur ce point semble avoir eu pour origine la manière dont les trois premiers successeurs de saint Pierre sont établis sur les
diptyques de l'église de Rome, tels que l'on peut encore les constater au Canon de la messe. On y lit en effet : Lini, Cleti, Clementis ; mais il serait utile de
remarquer que le martyre de saint Clément, dont la date précise nous est fournie par saint Jérôme, n'ayant eu lieu qu'après celui de saint Cletus, il est tout naturel que, sur une liste de
martyrs, on ait enregistré les martyrs dans l'ordre chronologique de leur martyre.
Cette question de l'antériorité de saint Clément à saint Cletus ou de saint Cletus à saint Clément n'a sans doute qu'une
importance très secondaire ; mais outre que la marche des faits relatifs à ces deux pontificats s'agence parfaitement en plaçant Clément avant Cletus, l'archéologue ne peut faire abstraction du
précieux catalogue romain du troisième siècle, dont le rédacteur, qui semble avoir été le chronographe saint Hippolyte, a procédé à l'aide des fastes consulaires. La nature de notre travail ne
nous permettant pas les dissertations, nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce sujet. Il nous suffit d'avoir touché
le point de solution, en montrant que la méprise a eu pour origine une fausse interprétation des diptyques des martyrs de l'église romaine, sur lesquels saint
Clément ne devait en effet occuper que la troisième place. A la suite des doctes archéologues Bianchini, Vignoli, et de nos jours Mgr Héfélé, nous nous attacherons donc au chronographe du
troisième siècle, qui avait connaissance des autres listes, et qui assurément ne détermina pas la place de saint Clément sans avoir interrogé soigneusement les vraies traditions de l'église
de Rome.
Le pontificat de Clément devait voir s'accomplir le terrible jugement de Dieu sur Jérusalem, et le dernier écroulement de la
religion mosaïque. Rome était déjà constituée héritière de la ville autrefois sainte et désormais maudite. La gentilité ébranlée se rendait de toutes parts au vrai Dieu, ainsi que l'avaient
prédit les prophètes juifs eux-mêmes. L'élite d'Israël avait passé à l'Evangile ; mais la multitude, ayant sur le coeur ce voile que lui reprochait saint Paul ( II Cor., III), s'obstinait de plus
en plus dans la haine et le mépris des chrétiens. Pourtant, dans cette substitution d'une nouvelle alliance à l'ancienne, les premiers honneurs avaient été pour Israël. C'était à ses fils qu'il
avait été dit : "Allez, enseignez toutes les nations." Les nations prêtaient l'oreille, et le gentil devenu croyant
était désormais, non disciple de Moïse, il est vrai, mais fils d'Abraham. Le Juif pouvait-il, sans irriter le ciel, s'obstiner à ne pas remonter au delà du Sinaï, à ne pas tenir compte de la page
où il est écrit qu'Abraham, avant même la naissance d'Isaac, avait reçu de Dieu la promesse qu'en lui seraient bénis tous les peuples de la terre ?
La race des Flaviens, qui nous a paru déjà marquée d'un signe surnaturel, que l'on verra se dessiner plus vivement encore, avait
été choisie pour être l'exécutrice des vengeances divines, et devait en retour recevoir la couronne de l'Empire. Heureuse cette famille, si sa branche cadette, qui obtint en partage les grandeurs
du monde, eût prêté l'oreille, comme sa branche aînée, à l'enseignement des apôtres ! En l'année 67, tandis que son frère Flavius Sabinus occupait encore la préfecture de Rome, Flavius Vespasien
était envoyé en Palestine pour réprimer l'insurrection des Juifs dans cette province. Une fureur inouïe entraînait ce peuple à sa perte. Divisé en partis féroces les uns envers les autres, il
bravait Rome avec une imprudence qui devait précipiter sa ruine. Vespasien commença par faire la conquête de la Galilée, et les bandes juives qui n'avaient pas été exterminées refluèrent sur la
Judée et Jérusalem. La campagne en était là lorsque Vespasien apprit, au mois de juillet 69, qu'il venait d'être proclamé
empereur à Alexandrie. Il se rendit d'abord dans cette ville, avant de se présenter à Rome, où il n'avait pour compétiteur que l'ignoble Vitellius.
En partant, Vespasien laissait à son fils Titus la charge d'en finir avec les Juifs, et dans les derniers mois de l'an 70, il
arrivait sur le théâtre de sa fortune. En avril 70, Titus mit le siège devant Jérusalem, et dès les premiers jours de septembre, après les plus affreuses convulsions, la ville déicide succombait
avec son temple. Pour le culte du vrai Dieu, Jérusalem n'était plus ; il n'y avait plus que Rome.
On fut à même de le reconnaître, lorsqu'au printemps de
l'année suivante se déroula dans les rues de cette ville la pompe triomphale qui célébrait la défaite du judaïsme, non par la main des hommes, comme l'attesta Titus lui-même, mais par la main de
Dieu. Les yeux des Romains virent passer tour à tour le mystérieux chandelier à sept branches, la table des pains de proposition, les trompettes sacrées, le voile du Saint des saints ; en un mot
les dépouilles du sanctuaire que Dieu délaissait, ayant transporté ailleurs ses affections.
Vespasien et son fils paraissaient sur un char, aux acclamations d'un peuple immense, au sein duquel les chrétiens seuls
savaient qu'en ce jour Rome célébrait une victoire qui dépassait en résultats toutes celles qui lui avaient soumis le monde. Désormais, c'était dans ses murs qu'il fallait venir chercher la montagne de Sion, tant aimée de Dieu, le vrai temple, le sacrifice éternel, le Christ du Seigneur, que la
première Jérusalem n'avait su que méconnaître et crucifier. Dans cette consommation terrible, il y eut, entre mille autres, un trait caractéristique de la vengeance divine. Le représentant de la
résistance judaïque se nommait Simon, fils de Gioras ; c'était lui qui devait être égorgé, selon l'usage, pendant la marche du cortège, lorsque celui-ci serait arrivé en vue du temple de Jupiter
Capitolin. Flagellé durant tout le parcours de la pompe triomphale, il fut saisi et plongé dans le cachot de la prison Mamertine, où Simon Pierre, quatre ans auparavant, avait passé les heures
qui précédèrent son martyre. Là, Simon, fils de Gioras, fut immolé, et l'on remonta son cadavre.
La mémoire d'un événement aussi grave pour le christianisme que le fut l'extinction de Jérusalem et le renversement de son
temple, donne un intérêt saisissant aux médailles qui furent frappées à cette occasion. La Judée vaincue, assise tristement sous un palmier, exprime de la façon la plus expressive le châtiment
qu'elle s'attira en repoussant son Messie, en s'obstinant à vouloir n'être que la capitale d'un peuple, et dédaignant de devenir celle du genre humain.
Mais le trophée de Rome victorieuse et héritière de la cité de David est l'arc de Titus, qui, dans la beauté et la pureté de ses lignes, se dresse en face de l'amphithéâtre de Vespasien. En l'établissant avec cette solennité sur la
voie Sacrée, Rome ignorait qu'elle posait sur le sol le premier monument de sa transformation.
L'arrivée de Vespasien à Rome avait été saluée de vives acclamations. On espérait que ce chef militaire effacerait l'odieux
souvenir de Néron, et mettrait un terme à l'anarchie qu'avaient amenée les trois compétiteurs à l'Empire, que l'on avait vus disparaître tour à tour d'une façon si tragique.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 175 à 182 )
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome