Cette jalousie qui, dans la suite, devait prendre un corps, et par l'orgueil de Byzance, rompre l'unité de l'Eglise, allait
apparaître en ces jours jusque dans Rome, et tenter un coup désespéré mais impuissant, pour ravir à l'Occident la gloire que Dieu lui avait réservée.
Depuis le baptême de Cornélius, Pierre
n'avait agi, pour ainsi dire, que dans le but de relever dans le christianisme l'élément de la gentilité à l'égal de l'élément juif. La chrétienté de Rome lui tenait compte du paternel dévouement
dont il s'était montré prodigue envers elle. De là ces alarmes auxquelles l'apôtre consentit un jour à céder. Ce n'est
pas sans raison que saint Ambroise nous dit que le Sauveur l'avait laissé sur la terre, pour être "le vicaire de Bon amour". (In Lucam, lib. X.) Les Epîtres de Pierre, si affectueuses,
rendent témoignage de cette tendresse d'âme qu'il avait reçue à un si haut degré. Il y est constamment le pasteur dévoué aux brebis, craignant par-dessus tout les airs de domination ; c'est le
délégué qui sans cesse s'efface, pour ne laisser apercevoir que la grandeur et les droits de celui qu'il doit représenter. Cette ineffable modestie est encore accrue chez Pierre par
le souvenir qu'il conserva toute sa vie, ainsi que le rapportent les anciens, de la faute qu'il avait commise et qu'il pleura jusque dans les derniers jours de sa vieillesse. Fidèle à cet
amour supérieur dont son Maître divin avait exigé de sa part une triple affirmation, avant de lui remettre le soin de son troupeau, il supporta, sans fléchir, les immenses labeurs de sa charge de
pêcheur d'hommes. Une circonstance de sa vie, qui se rapporte à la dernière période, révèle d'une manière touchante le dévouement qu'il gardait à Celui qui avait daigné l'appeler à sa suite, et
pardonner à sa faiblesse. Clément d'Alexandrie nous a conservé le trait suivant. (Stromat., lib. VII.)
Avant d'être appelé à l'apostolat, Pierre avait
vécu dans la vie conjugale. Dès lors sa femme ne fut plus pour lui qu'une soeur ; mais elle s'attacha à ses pas, et le
suivit dans ses pérégrinations pour le servir. ( I Cor., IX.) Elle se trouvait à Rome, lorsque sévissait la persécution de Néron, et l'honneur du martyre la vint chercher. Pierre la vit marcher
au triomphe, et à ce moment sa sollicitude pour elle se traduisit dans cette seule exclamation : "Oh! souviens-toi du Seigneur". Ces deux galiléens avaient vu le Seigneur, ils l'avaient reçu
dans leur maison, ils l'avaient fait asseoir à leur table. Depuis, le divin Pasteur avait souffert la croix, il était ressuscité, il était monté aux cieux, laissant le soin de
sa bergerie au pêcheur du lac de Génézareth. Qu'avait à faire à ce moment l'épouse de Pierre, si ce n'est de repasser de tels souvenirs, et de s'élancer vers Celui qu'elle avait connu sous
les traits de l'humanité, et qui s'apprêtait à couronner sa vie obscure d'une gloire immortelle ?
Le moment d'entrer dans cette gloire était enfin
arrivé pour Pierre lui-même. "Lorsque tu seras devenu vieux, lui avait dit mystérieusement son Maître, tu étendras tes mains : un autre alors te ceindra, et te conduira là où tu ne veux
pas". (JOHAN., XX.) Pierre devait donc atteindre un âge avancé ; comme son Maître, il étendrait ses bras sur une croix ; il connaîtrait la captivité et le poids des chaînes dont une main
étrangère le garrotterait ; il subirait violemment cette mort que la nature repousse, et boirait ce calice dont son Maître lui-même avait demandé d'être délivré. Mais comme son Maître aussi, il se relèverait, fort du secours divin, et marcherait avec ardeur vers la croix. L'oracle allait s'accomplir à
la lettre.
Au jour marqué par les desseins de Dieu, la
puissance païenne donna l'ordre de mettre la main sur l'apôtre. Cette puissance était représentée par les deux tyrans, Hélius et Polythètes, que nous avons fait connaître. Le témoignage de
saint Clément, témoin oculaire, est formel : ce sont ceux qui gouvernaient Rome qui agirent en cette circonstance, et leur arrêt ne fut pas lancé sur Pierre seulement ; il comprenait aussi Paul.
Quel fut le mobile qui porta les ignobles affranchis de Néron à sévir tout d'un coup contre ces deux juifs, dont l'un avait pu échapper aux fureurs de la persécution de 64, et dont l'autre
semblait presque en sûreté dans sa prison ? Saint Clément, dont nous avons cité plus haut les propres paroles, nous révèle que l'ambition et la jalousie amenèrent ce
tragique dénouement. Avec des hommes tels qu'Hélius et son digne assesseur, il suffisait d'une délation. La trahison inspirée non par la cupidité, comme celle de Judas, mais par le dépit de
n'avoir pas été préféré, conduisit à l'homicide, et le Christ permit que la passion de son vicaire eût cette relation avec la sienne. Pierre étant frappé, Paul, son illustre
compagnon, devait l'être en même temps.
Les détails nous manquent quant aux
procédures judiciaires qui suivirent l'arrestation du prince des apôtres, mais la tradition de l'église romaine est
qu'il fut enfermé dans la prison Mamertine. On a donné ce nom au cachot que fit construire Ancus Martius au pied du mont Capitolin, et qui fut ensuite complété par Servius Tullius, d'où lui
est venu le nom de carcer Tullianus. Deux escaliers extérieurs, appelés les Gémonies, conduisaient à cet affreux réduit. Ordinairement, le supplice de ceux qu'on y enfermait avait lieu dans le
cachot inférieur ; après quoi le corps du supplicié était remonté et exposé sur les marches de l'escalier des Gémonies.
L'emprisonnement du chef des chrétiens n'eut pas
lieu sans l'ordre de Néron, dont le séjour en Achaïe se prolongeait ; du moins l'empereur en fut-il prévenu par Hélius, son digne représentant. Quoi qu'il en soit, Pierre fut traité comme un
prisonnier de marque, ce cachot ne servant que pour les prévenus mis en jugement sur des délits qui intéressaient l'Etat. Ils n'y demeuraient que le temps nécessaire pour terminer leur cause et
préparer leur supplice. La détention de Pierre en ce lieu attestait donc, en dépit de ses ennemis, l'importance de son rôle dans la capitale du monde. Un cachot supérieur donnait
entrée à celui qui devait recevoir le prisonnier, et ne le rendre que mort, à moins qu'on ne le destinât à un supplice public. Pour l'introduire dans ce terrible séjour, il fallait le descendre,
à l'aide de cordes ou d'une échelle, par une ouverture pratiquée dans la voûte, et qui servait aussi a le remonter, quel
que fût son sort. La voûte étant assez élevée et les ténèbres complètes dans ce cachot, la garde d'un prisonnier, chargé d'ailleurs de lourdes chaînes, était facile.
La miséricorde divine amena près de Pierre deux soldats romains, dont les noms sont devenus impérissables dans la mémoire de
l'Eglise. L'un se nommait Processus, et l'autre Martinien. Ils furent frappés de la dignité de ce vieillard confié à leur garde pour quelques heures, et qui ne devait remonter à la lumière du
jour que pour périr sur un gibet. Pierre leur parla de la vie éternelle et du Fils de Dieu, qui a aimé les hommes jusqu'à donner son sang pour leur rachat. Processus et
Martinien reçurent d'un coeur docile cet enseignement inattendu ; ils l'acceptèrent avec une foi simple, et demandèrent la grâce de la régénération. Mais l'eau manquait dans le cachot, et Pierre
dut faire appel au pouvoir de commander à la nature que le Rédempteur avait confié à ses apôtres, en les envoyant dans le monde. A la parole du vieillard, une fontaine jaillit du sol, et les deux
soldats furent baptisés dans l'eau miraculeuse. La piété chrétienne vénère encore aujourd'hui cette fontaine qui ne diminue ni ne déborde jamais, et qui, avant le prodige, n'avait aucune raison
d'exister dans cette prison.
Processus et Martinien ne tardèrent pas à payer de leur vie l'honneur qu'ils avaient reçu d'être initiés à la foi chrétienne par
le prince des apôtres, et ils sont honorés entre les martyrs. L'intrépide Lucine prit soin de leur sépulture, et fit déposer leurs corps dans une crypte dont nous avons déjà parlé, et qui était
située sur un praedium qu'elle possédait près de la voie Aurélia. Leurs tombeaux furent, jusqu'au huitième siècle, un des centres historiques des catacombes de cette voie.
On était au mois de juin de l'année 67. Une sentence fut rendue au nom de l'empereur, par l'affranchi Hélius et son associé
Polythètes, portant que Simon Pierre, galiléen, chef de la religion proscrite des chrétiens, et Paul, juif de Tarse et citoyen romain, seraient mis à mort, le trois des calendes de juillet (29
juin) ; que le premier serait crucifié dans la plaine Vaticane, et que le second aurait la tête tranchée aux Eaux Salviennes.
Une tradition, malheureusement trop récente, nous montre les deux apôtres conduits ensemble au supplice, et ne se séparant que
sur la voie d'Ostie. Après des adieux qui ne manquent ni de grandeur ni d'éloquence, mais qui ne se trouvent que dans une lettre faussement attribuée à saint Denys l'Aréopagite, et tout à fait
indigne de cet illustre docteur, Pierre eût été reconduit dans Rome, qu'il aurait dû, dans ce cas, traverser
tout entière pour arriver au lieu de son martyre, tandis que Paul se fût acheminé vers les Eaux Salviennes. On se rend compte assez difficilement d'une telle condescendance de la part des
persécuteurs ou de leurs agents ; toutefois, la sentence que l'un et l'autre allaient subir n'en éprouvant qu'un peu de retard, il se pourrait qu'un reste d'humanité eût porté les chefs de la
milice qui les conduisait à la mort, à permettre à ces deux juifs destinés au supplice de se voir et de s'entretenir une dernière fois. Partis l'un et l'autre d'une prison différente, la divine
Providence leur aurait ainsi fourni, au moment suprême, le moyen d'échanger les adieux du martyre. Au reste, la prétendue lettre à Timothée, qui n'a été admise dans aucune des éditions de saint
Denys l'Aréopagite, ne désigne pas l'endroit où la rencontre aurait eu lieu ; elle aurait dès lors pu se passer dans l'intérieur de la ville, ce qui offrirait plus de vraisemblance.
Ce fut donc le 29 juin de l'année 67 que Pierre fut tiré de son cachot pour être conduit à la mort.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 151 à 157)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome