Pierre n'était point rentré dans Rome pour y jouir d'une résidence tranquille, et ce ne fut qu'après avoir consacré ainsi à
la prédication plusieurs années qu'il revit cette ville, où devait se terminer sa glorieuse carrière.
Nous avons laissé Paul à Césarée, où le
gouverneur Félix continuait à le retenir en captivité, l'entourant d'ailleurs de considération ; mais pardessus tout il craignait d'irriter les juifs en le rendant à la liberté. En 55, Félix eut
pour successeur Portius Festus, devant lequel Paul ne tarda pas à être poursuivi par ses ennemis. L'apôtre voyant que
Festus, pour en finir, parlait déjà de l'envoyer à Jérusalem, forma appel à César. Cette démarche de Paul le conduisait naturellement à Rome, où son zèle l'appelait depuis si longtemps : Dieu
avait dirigé toutes choses.
Festus, afin de se débarrasser des clameurs des juifs, fit accélérer le départ de Paul pour l'Italie. Ce départ cependant ne fut
pas tellement précipité, que l'apôtre n'eût l'occasion de rendre raison de sa foi et de sa mission devant le roi Agrippa et sa sœur Julia Bérénice, qui, étant venus à Césarée, l'entendirent avec
une sorte d'intérêt.
Paul, ayant été placé sous la garde d'un
centurion nommé Julius, prit la mer vers la fin de l'été, avec ses disciples Luc et Aristarque. Après une longue et périlleuse navigation, il aborda en Italie au commencement de l'année 56. Des
chrétiens de Rome, instruits de son arrivée, allèrent au-devant de lui jusqu'au Forum d'Appius, ville située sur la voie Appienne, à quarante-trois milles de Rome, et d'autres seulement jusqu'au
lieu appelé Tres tabernae, qui n'en était qu'à trente-trois milles. Enfin l'apôtre des gentils fit son entrée dans Rome. L'appareil d'un triomphateur ne l'entourait pas : c'était un humble
prisonnier juif que l'on conduisait au dépôt où s'entassaient les prévenus qui avaient appelé à César. Mais Paul était ce juif qui avait eu le Christ lui-même pour conquérant sur le chemin de Damas.
Il n'était pas Saul le Benjamite ; il se présentait sous le nom romain de Paul, et ce nom n'était pas un larcin chez celui qui,
après Pierre, devait être la seconde gloire de Rome et le second gage de son immortalité. Il n'apportait pas avec lui, comme Pierre, la primauté que le Christ n'avait confiée qu'à un seul ; mais
il venait rattacher au centre même de l'évangélisation des gentils la délégation divine qu'il avait reçue en leur faveur, comme un affluent verse ses eaux dans le cours du fleuve qui les confond
avec les siennes et les entraîne à l'océan. Paul ne devait pas avoir de successeur dans sa mission extraordinaire ; mais l'élément qu'il venait déposer dans l'église mère et maîtresse
représentait une telle valeur, que, dans tous les siècles, on entendra les pontifes romains, héritiers du pouvoir monarchique de Pierre, faire appel encore à un autre souvenir, et commander au
nom des "bienheureux apôtres Pierre et Paul".
Une bienveillance particulière accueillit Paul à son arrivée, sans doute par l'influence du centurion Jules, qui lui avait dû
son salut, ainsi que tout l'équipage du navire de traversée, lorsqu'une tempête après les avoir longtemps ballottés, les avait fait échouer à Malte. Au lieu d'attendre en prison le jour où sa
cause serait appelée, l'apôtre eût la liberté de louer un logement dans la ville, obligé seulement d'avoir jour et nuit
la compagnie d'un soldat représentant la force publique, et auquel, selon l'usage en pareil cas, il était lié par une chaîne qui l'empêchait de fuir, mais laissait libre tous ses mouvements.
Hérode Agrippa avait subi ce mode d'emprisonnement, qu'on appelait custodia militaris, durant les six derniers mois de Tibère. On montre à Rome, dans l'église Sainte-Marie in via Lata,
l'emplacement de l’hospitium qu'habita l'apôtre. Une colonne de marbre de laquelle pend une grosse chaîne et sur laquelle sont gravées ces paroles de Paul : Verbum Dei non est
alligalum, est le symbole de la captivité qu'il subit en ce lieu ; mais elle n'a pas pour intention d'exprimer que l'apôtre aurait été enchaîné à la manière dont les malfaiteurs
l'étaient dans leurs cachots. Le récit de saint Luc est formel pour exclure cette interprétation.
Paul passa deux ans dans le genre de captivité que nous venons de décrire, et il y jouit d'une assez grande liberté pour
annoncer la parole de Dieu. Dès le troisième jour, il trouva moyen d'appeler auprès de lui les principaux d'entre les juifs de Rome. Il leur déclara la situation, et leur raconta comment les
mauvais traitements qu'il avait à craindre des juifs de Palestine l'avaient contraint d'appeler à César pour se tirer de leurs mains, ajoutant que, si en ce moment encore il portait une chaîne,
c'était pour "l'espérance d'Israël", c'est-à-dire pour le Messie, qu'il la portait. Les juifs lui répondirent
avec plus ou moins de franchise qu'ils n'avaient reçu de Jérusalem aucun mauvais renseignement sur lui ; mais que la secte à laquelle sans doute il appartenait était de toutes parts l'objet d'une
vive opposition.
Paul prit jour avec eux pour une discussion sérieuse. Ils vinrent et, après l'avoir entendu, ils furent partagés de sentiments ;
les uns se montrant favorables à l'interprétation que l'apôtre donnait des prophéties, les autres refusant de reconnaître en Jésus de Nazareth les caractères du Messie attendu d'Israël. Paul
termina l'entretien en déclarant que le salut envoyé de Dieu était aussi pour les gentils et que les gentils l'accepteraient. Les juifs se retirèrent divisés d'opinion. Pour Paul, ce n'était là
qu'un prélude à sa carrière apostolique dans Rome. Saint Luc nous apprend qu'il fut visité dans sa retraite par un grand nombre de personnes, et qu'il avait la liberté d'admettre tous ceux qui se
présentaient, annonçant le Christ avec assurance et sans éprouver la moindre entrave.
Les chrétiens sortis de la gentilité devaient
avoir à cœur d'approcher d'un apôtre si célèbre déjà dans toute l'Eglise. Nul d'entre eux n'ignorait que Paul était l'auteur de cette Epître adressée avec tant d'autorité aux chrétiens de Rome,
durant l'absence de Pierre. Ses autres Epîtres circulaient partout ; son éloquence et la dignité de son caractère étaient
le bien commun de tous les fidèles, il est donc naturel de penser que les chrétiens illustres qui nous sont déjà connus furent des premiers à venir saluer Paul à son arrivée.
Nous verrons plus loin qu'il ne fut pas sans relations directes avec les Flavii.
En attendant, le récit de saint Luc nous le montre comme ayant joui dans sa retraite d'une complète liberté quant à l'accès des
personnes qui voulaient traiter avec lui, et toute l'histoire de Paul montre que sa parole, ardente et vive, avait un entraînement particulier. Si la lassitude du polythéisme, le
dégoût de la philosophie, le désir d'une vie plus élevée, avaient entraîné précédemment un nombre assez notable de personnes du plus haut rang à s'agréger au judaïsme en qualité de
prosélytes, doit-on s'étonner que les mêmes tendances en aient attiré d'autres, et en plus grand nombre, vers le christianisme, qui donnait la plénitude d'une doctrine dont le mosaïsme ne
fournissait que l'ébauche, et qui n'exigeait point la pratique minutieuse et gênante des rites juifs, auxquels étaient astreints les vrais prosélytes ?
Un mot de Paul, dans l'Epître qu'il écrivit de
Rome aux Philippiens, éclaire jusqu'à un certain point l'étendue de ses conquêtes durant son séjour dans la capitale de l'Empire. Assurément, sa règle de conduite fut toujours celle qu'il a
énoncée dans l'Epître aux Romains : "Je me dois à tous : aux esprits cultivés comme aux ignorants" ; mais il
n'est pas permis de laisser passer, sans les avoir remarquées, ces paroles qu'il adresse aux chrétiens de Philippes : "Tous les fidèles vous saluent, et particulièrement ceux qui sont de la
maison de César". Il est visible que Paul veut donner ici une idée du progrès que l'Evangile faisait à Rome dans la classe la plus élevée. Si les chrétiens de la maison de César, dont il est ici
question, eussent été simplement des employés d'un rang inférieur, il est à croire que Paul n'en eût pas fait cette mention spéciale : on connaît assez la sainte fierté de son caractère. Sans
remonter non plus jusqu'aux premières dignités de la cour de Néron, on est en droit d'entendre ces paroles de certains officiers qui occupaient dans cette cour un rang important et remplissaient
des services supérieurs.
Il n'est pas hors de propos de noter ici, d'après Tacite, que Flavius Sabinus, gendre de Pomponia Graecina, avait été élevé par
Néron à la charge de préfet de Rome, vers l'année 56. Nous relèverons plus loin les raisons qui ont donné lieu de penser qu'il aurait professé le christianisme, comme tant d'autres membres de sa
famille. En ce cas, on aurait peut-être lieu de le compter parmi ces chrétiens qui approchaient de César.
Après deux ans environ de captivité, vers la fin de l'année 57, on accorda enfin à Paul l’audience à laquelle lui donnait droit l'appel qu'il avait interjeté à César.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 91 à 96)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome