À la suite de ces diverses considérations, que nous avons crues utiles au lecteur, nous abordons enfin nos
récits.
La gens Cornelia, originaire de la
Sabine, paraît sur les fastes consulaires dès l'an de Rome 269, par le nom de Servius Cornélius Cossus, qui a pour collègue un Fabius. Ces deux familles aidèrent puissamment Rome à sortir de son
berceau, et si les 306 Fabiens versèrent héroïquement leur sang dans la lutte contre Veïes, Cornélius Cossus s'y distingua en tuant de sa propre main le roi Tolumnius, et, le premier après
Romulus, il eut la gloire de remporter les dépouilles opimes.
De constants et courageux efforts ayant
amené l'unité de l'Italie, une impulsion mystérieuse et irrésistible lance les aigles romaines à la conquête du monde.
C'est sous la conduite des Cornelii que s'avancent les armées et les flottes. Un seul nom, celui des Caecilii Metelli, partage avec eux de tels services et une telle renommée. Embelli du surnom
de Scipion, en souvenir d'un acte de piété filiale, le nom des Cornelii éclate de plus en plus. Les titres d'Africain et d'Asiatique viennent le compléter ; et sur les trophées de cette race
héroïque sont inscrits les noms de Carthage et de Numance.
Les plus antiques familles cherchent l'alliance
des Cornelii. La femme de Scipion l'Africain est une Emilia, et leur fils, L. Cornélius Scipion, adopte un fils de Paul Emile, qui se rend illustre sous le nom de Scipion Emilien. Leur fille
aînée épousa le fils de ce Scipion Nasica, qui fut proclamé par le sénat "le plus honnête homme de la république" ; et la sœur de celle-ci fut la célèbre Cornélie, femme de T. Sempronius et
mère des Gracques.
L'alliance avec les Caecilii avait manqué
jusque-là aux Cornelii. Elle eut lieu dans les derniers temps de la république, en la personne de l'arrière-petit-fils de Scipion Nasica, qui, adopté par les Metelli, s'appela désormais Q.
Caecilius Metellus Scipion. C'est en celui-ci que devait s'arrêter le rôle politique de ces deux grandes races. Par elles, Rome avait soumis le monde ; mais l'Empire était à la veille de commencer. Q. Caecilius Metellus Scipion lutta jusqu'à la fin contre la fortune de César et devint le chef
du parti de Pompée. Après Pharsale, il fut le bras de la réaction armée qui se déclarait sur la côte africaine ; Petreius et Caton combattirent sous ses ordres ; mais c'en était fait de
l'ancienne Rome, et le noble chef qui représentait à la fois les Cornelii et les Caecilii périt dans la sanglante défaite de Thapsus.
C'est maintenant sur un autre théâtre qu'il nous
faudra chercher ces grands noms. Sous l'empire des Césars, qui doit marcher par des hommes nouveaux, et surtout par des affranchis, nous ne saurons plus qu'il est encore des Cornelii que par les
fastes consulaires sur lesquels une sorte de décence semble exiger que leur nom paraisse de temps à autre. Malgré cet effacement, qui leur est commun avec les descendants des autres familles
illustres, quelques-uns de leurs membres s'enrôleront volontairement sous les drapeaux ; ils y occuperont quelque grade subalterne, mais l'histoire ne nous les montrera plus chargés d'un
commandement supérieur. C'est dans ces conditions que nous apparaît à Césarée de Palestine, vers l'an 38 de l'ère chrétienne, un Cornélius, simple centurion de la cohorte Italique.
On sait que dès le temps d'Auguste, l'inertie et
le dégoût des camps s'étaient déjà emparés à tel point des Romains dégénérés, que ce prince, après des efforts inouïs, se
vit contraint d'exempter Rome et l'Italie du service militaire ; en sorte que désormais les légions romaines ne se recrutèrent plus que dans les provinces. Les rares citoyens de Rome que
l'honneur de leur nom sollicitaient encore à ne pas décliner la gloire des armes, et qui dédaignèrent cette immunité honteuse, formèrent, en dehors des légions, des cohortes de volontaires
commandées par un tribun et des centurions. Ces cohortes, qui furent lentes à se compléter et dont la première fondée paraît avoir été celle qui résidait en ce moment à Césarée de Palestine,
finirent par s'élever au nombre de trente-deux. On les trouve désignées sur les monuments épigraphiques par un nom qui rappelle leur mode de recrutement : Cohors Italica, Cohors civium
Romanorum voluntariorum, Cohors Italicorum voluntariorum, Cohors ingenuorum civium Romanorum. (Borghesi, Œuvres épigraphiques, t. II.)
Composées de ce que Rome possédait encore de citoyens qui n'acceptaient pas les mœurs de la décadence, il n'y a pas lieu de s'étonner d'y rencontrer un Cornélius.
Cet officier, que les Actes des Apôtres nous font connaître, avait à Césarée un état de maison comme il convenait à un
personnage de distinction. Quant à sa vie, elle était celle d'un de ces gentils qui, ne s'étant pas laissé envahir par les dégradations du paganisme, s'élevaient à Dieu, "qui veut le salut de tous les hommes" (I Tim., II), et a ouvert à chacun une voie qui, s'il ne la méprise pas, doit le conduire au bonheur
éternel. L'héritier des Cornelii se sentait attiré d'en haut par un instinct divin. Son séjour dans un pays et au milieu d'une race chez laquelle régnait le monothéisme, l'occasion d'entendre
sans cesse parler du vrai Dieu et des Ecritures inspirées par son Esprit, ouvrirent de plus en plus son cœur à la piété. Ses prières étaient fréquentes, il répandait d'abondantes aumônes, et
s'était acquis l'estime et la reconnaissance des juifs de Césarée. Sa bonté et ses vertus avaient amené les gens de sa maison à suivre ses exemples, et, même parmi ses soldats, il s'en trouvait
qui subissaient son influence.
Le moment arriva où Dieu voulut manifester à quel point les mérites de ce Romain lui étaient agréables. Un ange apparaît à
Cornélius, et lui donne l'ordre d'envoyer chercher à Joppé un homme appelé Simon et surnommé Pierre, et de se rendre à tout ce que lui dira cet homme. Cornélius députe aussitôt à Joppé deux des
gens de sa maison avec un soldat romain qui conformait sa vie aux exemples de son chef. Comme ils étaient en route, Dieu envoie à Pierre une vision mystérieuse, dont l'effet devait être de le
disposer à l'événement qui se préparait. Arrivé à Césarée, l'Apôtre voit venir à lui le centurion, qu'un instinct supérieur précipite à ses pieds. Jérusalem et Rome sont en présence. Le Juif relève avec empressement l'héritier des Cornelii, et lui adresse cette solennelle parole : "Dieu m'a
fait voir que l'on ne doit plus traiter aucun homme d'impur ni de profane". (Act., X.)
Le Romain prend alors la parole, et raconte avec une noble simplicité l'apparition de l'ange qui est venu le visiter. Il exprime
à l'apôtre une vive reconnaissance et témoigne de sa disposition à accepter, lui et les siens, tout ce que le Seigneur daignera révéler par la bouche de son envoyé. La scène devenait de plus en
plus solennelle, lorsque de la bouche inspirée du vicaire du Christ descendent ces paroles : "Je le vois, Dieu ne fait point acception des personnes ; mais, en toutes les nations, celui qui
le craint et vit selon la justice, celui-là lui est agréable". II n'y avait donc plus ni juif ni gentil, et si, dans le passé, Dieu avait montré sa prédilection pour Israël, cette
prédilection passait en ce moment même à tous les peuples de la terre. Que manque-t-il encore à Cornélius ? La connaissance de Jésus-Christ, en qui la paix a été accordée par le ciel à tous les
hommes.
Alors l'apôtre commence à exposer le mystère de l'adoption divine. Il montre le Christ envoyé de Dieu, sa mort pour le rachat du
genre humain, sa résurrection, le droit qu'il exerce de juger les vivants et les morts, le ministère apostolique qu'il a institué, enfin la rémission de leurs péchés, promise à ceux qui croiront en lui. Pierre parlait encore, et soudain l'Esprit-Saint descend d'une manière sensible sur
Cornélius et sur ses compagnons. Les chrétiens juifs que l'apôtre avait amenés de Joppé sont dans la stupeur ; mais Pierre, rempli d'un feu divin, s'écrie : "Ces hommes, qui viennent de
recevoir le Saint-Esprit comme nous l'avons reçu nous-mêmes, qui donc s'opposerait à ce qu'ils soient baptisés ?"
Tout aussitôt l'eau régénératrice est versée, Cornélius en sort purifié, et Rome est devenue chrétienne dans la personne d'un de
ses plus illustres représentants.
Il n'appartenait qu'à Pierre de consommer cette alliance.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 13 à 19)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome