" Encore que l'Eglise qui règne au ciel et celle qui gémit sur la terre semblent être entièrement séparées, dit pour cette fête
l'Evêque de Meaux, il y a néanmoins un lien sacré par lequel elles sont unies. Ce lien, c'est la charité, qui se trouve dans ce lieu d'exil aussi bien que dans la céleste patrie ; qui réjouit les
saints qui triomphent, et anime ceux qui combattent ; qui se répandant du ciel en terre, et des anges sur les mortels, fait que la terre devient un ciel, et que les hommes deviennent des anges.
Car, ô sainte Jérusalem, heureuse Eglise des premiers nés, dont les noms sont écrits au ciel, quoique l'Eglise votre chère sœur, qui vit et combat sur la terre, n'ose pas se comparer à vous, elle
ne laisse pas d'assurer qu'un saint amour vous unit ensemble. Il est vrai qu'elle cherche, et que vous possédez ; qu'elle travaille, et que vous vous reposez ; qu'elle espère, et que vous
jouissez. Mais parmi tant de différences, par lesquelles vous êtes si fort éloignées, il y a du moins ceci de commun, que ce qu'aiment les esprits bienheureux, c'est ce qu'aiment aussi les hommes
mortels. Jésus est leur vie, Jésus est la nôtre ; et parmi leurs chants d'allégresse et nos tristes gémissements, on entend résonner partout ces paroles du sacré Psalmiste : Mon bien est de
m'unir à Dieu."
(Bossuet, Panégyrique de sainte Thérèse)
Or, ce bien suprême de l'Eglise de la terre
comme de l'Eglise des cieux, Thérèse, en un temps de ruines, eut mission de le rappeler au monde, des hauteurs du Carmel rendu par elle à sa première beauté. Au sortir de la glaciale nuit des
siècles XIVe et XVe une puissance d'irrésistible attrait se dégage des exemples de sa vie, pour lui survivre en ses écrits, entraînant à sa suite les prédestinés sur les pas de l'Epoux.
Ni l'Esprit-Saint pourtant n'ouvrait en Thérèse
des voies inconnues ; ni Thérèse surtout, l'humble Thérèse, n'innovait en ses livres. Bien avant elle, l'Apôtre avait dit des chrétiens que leur conversation est dans les cieux ; et l'Aréopagite
nous livrait sur ce point, lors de son récent passage au Cycle sacré, jusqu'aux formules de l'enseignement du premier âge. Faut-il citer après lui les Ambroise, les Augustin, les Grégoire le
Grand, les Grégoire de Nazianze, tant d'autres témoins de toutes les Eglises ? On l'a dit et prouvé mieux que nous ne saurions faire : "Aucun état ne fut mieux reconnu par les Pères que
celui de l'union parfaite qui s'achève au sommet de la contemplation ; en lisant leurs écrits, on ne peut s'empêcher de remarquer la simplicité avec laquelle ils en traitent ; ils paraissent le
regarder comme fréquent, et n'y voient qu'un développement du christianisme dans sa plénitude."
En cela comme en tout le reste, la scolastique
recueillit leurs données. Elle affirma la doctrine concernant ces sommets de la vie chrétienne, dans les jours mêmes où l'affaiblissement de la foi des peuples ne laissait plus guère à la divine
charité son plein essor qu'au fond de quelques cloîtres ignorés. Sous sa forme spéciale, l'enseignement de l'Ecole
n'était malheureusement plus accessible à tous ; et, par ailleurs, le caractère anormal de cette époque si étrangement troublée se reflétait jusque chez les mystiques qu'elle possédait
encore.
Alors parut, au royaume catholique, la Vierge
d'Avila. Admirablement douée par la grâce et par la nature, elle connut les résistances de celle-ci comme les appels de Dieu, les délais purifiants, les triomphes progressifs de l'amour ;
l'Esprit, qui la voulait maîtresse en l'Eglise, la conduisait par le chemin classique, si l'on peut dire ainsi, des faveurs qu'il réserve aux parfaits. Arrivée donc à la montagne de Dieu, elle
fit le relevé des étapes de la route qu'elle avait parcourue, sans autre prétention que d'obéir à qui lui commandait au nom du Seigneur ; d'une plume exquise de limpidité, d'abandon, elle raconta
les œuvres accomplies pour l'Epoux ; avec non moins de charmes, elle consigna pour ses filles les leçons de son expérience, décrivit les multiples demeures de ce château de l'âme humaine au
centre duquel, pour qui sait l'y trouver, réside en un ciel anticipé la Trinité sainte. Il n'en fallait pas plus : soustraite aux abstractions spéculatives, rendue à sa sublime simplicité, la
Mystique chrétienne attirait de nouveau toute intelligence ; la lumière réveillait l'amour ; et les plus suaves parfums s'exhalaient de toutes parts au jardin de la sainte Eglise, assainissant la
terre, refoulant les miasmes sous lesquels l'hérésie d'alors et sa réforme prétendue menaçaient d'étouffer le monde.
Thérèse sans doute ne conviait personne à tenter
de forcer, aussi présomptueusement qu'inutilement, l'entrée des voies non communes. Mais si l'union passive et infuse reste entièrement dépendante du bon plaisir de Dieu, l'union de conformité
effective et active au vouloir divin, sans laquelle la première ne serait qu'illusion, s'offre avec l'aide de la grâce ordinaire à tout homme de bonne volonté. Ceux qui la possèdent "ont
obtenu ce qu'ils peuvent souhaiter, dit la Sainte. C'est là l'union que j'ai désirée toute ma vie, que j'ai toujours demandée à Notre-Seigneur ; c'est aussi la plus facile à connaître et la plus
assurée".
Néanmoins elle ajoutait : "Gardez-vous de
ces réserves excessives qu'on voit en certaines personnes, et qu'elles prennent pour de l'humilité. Si le roi daignait vous accorder quelque faveur, l'humilité consisterait-elle à l'accueillir
par un refus ? Et lorsque le souverain Maître du ciel et de la terre daigne honorer mon âme de sa visite, qu'il vient pour me combler de ses grâces et se réjouir avec moi, ce serait me montrer
humble que de ne vouloir ni lui répondre, ni lui tenir compagnie, ni accepter ses dons, mais de m'enfuir de sa présence et de le laisser là tout seul ? En vérité, la plaisante humilité que
celle-là ! Voyez dans Jésus-Christ un père, un frère, un maître, un époux, et traitez avec lui selon ces diverses qualités ; lui-même vous apprendra quelle est celle qui peut le satisfaire
davantage, et qu'il vous convient de choisir. Ne soyez pas si simples alors que de n'en pas faire usage". (Chemin de la perfection Ch. XXIX.)
Mais, répète-t-on de toutes parts, cette voie est
toute semée d'écueils : une telle s'y est perdue ; celle-ci s'y est égarée ; cette autre qui ne cessait de prier, n'a pu éviter de tomber... — Admirez ici l'inconcevable aveuglement du monde. Il
ne s'inquiète point de ces milliers de malheureux qui, entièrement étrangers à la vie d'oraison, vivent dans les plus horribles débordements ; et s'il arrive, par un malheur déplorable sans
doute, mais très rare, que les artifices du tentateur séduisent une âme qui fait oraison, on en tire avantage pour inspirer aux autres les plus grandes terreurs et pour les éloigner des pratiques
saintes de la vertu. N'est-ce pas être victime de la plus funeste erreur que de croire qu'il faille, pour se garantir du mal, éviter de faire le bien ? Elevez-vous au-dessus de toutes ces
craintes. Efforcez-vous de conserver votre conscience toujours pure ; fortifiez-vous dans l'humilité ; foulez aux pieds toutes les choses de la terre ; soyez inébranlables dans la foi de la
sainte Eglise notre mère, et ne doutez pas après cela que vous ne soyez dans le bon chemin". (Chemin de la perfection ch. XXII.)
Il est trop vrai : "lorsqu'une âme ne trouve pas en elle cette foi vigoureuse et que ses transports de dévotion ne
contribuent pas à augmenter son attachement pour la sainte Eglise, elle est dans une voie pleine de périls. L'Esprit de Dieu n'inspire jamais que des choses conformes aux saintes Ecritures, et,
s'il y avait la plus légère divergence, cette divergence suffirait à elle seule pour prouver d'une manière si évidente l'action du mauvais esprit que, le monde entier m'assurât-il que c'est
l'Esprit divin, je ne le croirais pas". (Vie, ch. XXV )
Mais l'âme évite un tel péril, en interrogeant ceux qui peuvent l'éclairer. "Tout chrétien doit, quand il le peut, rechercher un guide instruit, et le plus éclairé sera le meilleur.
Un tel secours est encore plus nécessaire aux personnes d'oraison, et c'est dans les états les plus élevés qu'elles peuvent le moins s'en passer. J'ai toujours aimé les hommes éminents en
doctrine. Quelques-uns, j'en conviens, n'auront pas une connaissance expérimentale des voies spirituelles ; mais ils n'en ont point aversion, ils ne les ignorent pas, et à l'aide de l'Ecriture
sainte, dont ils font une étude constante, ils reconnaissent toujours les véritables marques du bon Esprit. L'esprit de ténèbres redoute singulièrement la science humble et vertueuse ; il sait
qu'il sera découvert par elle, et qu'ainsi ses stratagèmes tourneront à sa perte. Seigneur, moi ignorante et inutile, je vous bénis pour ces ministres fidèles qui nous donnent la lumière. Je n'ai
pas plus de science que de vertu ; je n'écris qu'à la dérobée, et encore avec peine : cela m'empêche de filer, et je suis dans une maison pauvre où les occupations ne me manquent pas. Il me
suffit d'être femme, et femme si imparfaite, pour que la plume m'échappe des mains". (Vie, ch. XIII.)
A votre gré, ô Thérèse : délivrez votre âme ; passant plus outre, au souvenir de ce que vous appelez vos infidélités, avec
Madeleine arrosez de vos larmes les pieds du Seigneur, reconnaissez-vous dans les Confessions d'Augustin ! Oui ; dans ces relations de jadis qu'approuvait, il est vrai, l'obéissance, dans ces
entretiens où tout n'était qu'honneur et vertu, c'était pourtant une faute à vous, conviée plus haut, de disputer à Dieu tant d'heures qu'il vous sollicitait intimement de garder pour lui seul ; et qui sait où les froissements prolongés de l'Epoux eussent en effet conduit votre âme ? Mais nous dont la froide
casuistique ne saurait découvrir en vos grands péchés par eux-mêmes que ce qui serait la perfection pour tant d'autres, c'est notre droit d'apprécier comme l'Eglise et votre vie et vos ouvrages,
disant avec elle : Exaucez-nous, ô Dieu sauveur ; en ce jour de joie, en cette fête de votre bienheureuse vierge Thérèse, nourrissez-nous de sa céleste doctrine, infusez-nous son amour.
Selon la parole du divin Cantique, pour introduire Thérèse en ses réserves les plus excellentes, l'Epoux avait dû ordonner
l'amour en son âme et y régler la charité. Ayant donc revendiqué, comme il était juste, ses droits souverains, il ne tardait pas à la rendre au prochain lui-même plus dévouée, plus aimante que
jamais. Le dard du Séraphin ne dessécha ni ne déforma son cœur. Au point culminant de la perfection qu'elle devait atteindre, l'année même de sa bienheureuse mort : "Si vous m'aimez
beaucoup, écrivait-elle, je vous le rends, je vous assure, et j'aime que vous me le disiez. Oh ! qu'il est vrai que notre nature nous porte à vouloir être payées de retour ! Cela ne doit point
être mauvais, puisque Notre-Seigneur même l'exige de nous. C'est un avantage pour nous de lui ressembler en quelque chose, ne fût-ce qu'en celle-là". (lettre à Marie de Saint-Joseph, Prieure
de Séville, 8 novembre 1581)
Et ailleurs, parlant de ses voyages sans fin au service de l'Epoux : "La peine des peines, c'était lorsque je devais
quitter mes filles et mes sœurs. Elles sont détachées de tout en ce monde, mais Dieu ne leur a pas accordé de l'être de
moi ; il l’a peut-être permis pour que ce me fût un plus grand tourment,car je ne suis pas non plus détachée d'elles". (Fondations, ch. XXVII.)
Non ; la grâce ne déprécie pas la nature, œuvre, elle aussi, du Créateur. En la consacrant, elle l'assainit, la fortifie,
l'harmonise ; elle fait du plein épanouissement de ses facultés le premier, le plus tangible hommage rendu par l'homme régénéré, sous l'oeil de ses semblables, au Dieu rédempteur. Qu'on lise ce
chef-d'œuvre littéraire qu'est le livre des Fondations, ou tout aussi bien les innombrables lettres disputées par la séraphique Mère à sa vie dévorante ; et l'on reconnaîtra si l'héroïsme de la
foi et de toutes les vertus, si la sainteté à sa plus haute expression mystique, nuisit un instant chez Thérèse, nous ne dirons pas à la constance, au dévouement, à l'énergie, mais à cette
intelligence que rien ne déconcerte, alerte et vive jusqu'à l'enjouement, à ce caractère toujours égal, répandant de sa plénitude sérénité et paix sur tout ce qui l'entoure, à la délicate
sollicitude, à la mesure, au tact exquis, au savoir-vivre aimable, enfin au génie pratique, à l'incomparable bon sens de cette contemplative dont le cœur transpercé ne battait plus que par
miracle, dont la devise était : Souffrir ou mourir !
Au bienfaiteur d'une fondation projetée : "Ne croyez pas, Monsieur, avoir à donner seulement ce que vous pensez, écrit-elle
; je vous en préviens. Ce n'est rien de donner de l'argent, cela ne fait pas grand mal. Mais quand nous nous verrons au moment d'être lapidés, vous, monsieur votre gendre, et tous tant que nous
sommes qui nous mêlons de cette affaire, comme il faillit nous arriver lors de la fondation de Saint-Joseph d'Avila, oh !
c'est alors qu'il y fera bon". (lettre à Alphonse Ramirez, 19 février 1569)
C'est à cette même fondation de Tolède, en effet fort mouvementée, que se rapporte le mot de l'aimable Sainte : "Thérèse et
trois ducats, ce n'est rien ; mais Dieu, Thérèse et trois ducats, c'est tout".
Thérèse éprouva mieux que les dénuements humains : un jour, Dieu même sembla lui manquer. Comme avant elle Philippe Benizi,
comme après elle Joseph Calasanz et Alphonse de Liguori, elle connut l'épreuve de se voir condamnée, rejetée, elle, et ses filles, et ses fils, au nom et par l'autorité du Vicaire de l'Epoux.
C'était un de ces jours, prédits dès longtemps, où il est donné à la bête de faire la guerre aux saints et de les vaincre (Apoc. XIII, 7.)
L'espace nous manque pour raconter ces incidents douloureux ; et à quoi bon ? La bête alors n'a qu'un procédé, qu'elle répète au
XVIe siècle, au XVIIe, au XVIIIe, et toujours ; comme, en le permettant, Dieu n'a qu'un but : d'amener les siens à ce haut sommet de l'union crucifiante où Celui qui voulut le premier savourer
l'amertume de cette lie, put dire à plus douloureux titre qu'aucun : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez vous abandonné ?
DOM GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
SAINTE THÉRÈSE par
François Gérard
" Alors parut, au royaume catholique, la Vierge d'Avila."