Dans l'année 529, Chlother, roi de Neustrie, s'était joint comme auxiliaire à son frère Theoderik, qui marchait contre les Thorings ou Thuringiens, peuple de la confédération saxonne, voisin et ennemi des Franks d'Austrasie. Les Thuringiens perdirent plusieurs batailles ; les plus braves de leurs guerriers furent taillés en pièces sur les rives de l'Unstrudt ; leur pays, ravagé par le fer et le feu, devint tributaire des Franks, et les rois vainqueurs firent entre eux un partage égal du butin et des prisonniers. Dans le lot du roi de Neustrie tombèrent deux enfans de race royale, le fils et la fille de Berther, l'avant-dernier roi des Thuringiens. La jeune fille,c'était Radegonde, avait à peine huit ans ; mais sa grace et sa beauté précoce produisirent une telle impression sur l’ame sensuelle du prince Frank, qu'il résolut de la faire élever à sa guise, pour qu'elle devînt un jour une de ses femmes. Radegonde fut gardée avec soin dans l'une des maisons royales de Neustrie, au domaine d'Aties, sur la Somme. Là, par une louable fantaisie de son maître et de son époux futur, elle reçut, non la simple éducation des filles de race germanique, qui n'apprenaient guère qu'à filer et à suivre la chasse au galop, mais l'éducation raffinée des riches Gauloises. A tous les travaux élégants d'une femme civilisée, on lui fit joindre l'étude des lettres romaines, la lecture des poètes profanes et des écrivains ecclésiastiques. Soit que son intelligence fût naturellement ouverte à toutes les impressions délicates, soit que la ruine de son pays et de sa famille, et les scènes de la vie barbare dont elle avait été le témoin, l'eussent frappée de tristesse et de dégoût, elle se prit à aimer les livres comme s'ils lui eussent ouvert un monde idéal meilleur que celui qui l'entourait. En lisant l'Écriture et les Vies des Saints, elle pleurait et souhaitait le martyre ; et probablement aussi des rêves moins sombres, des rêves de paix et de liberté, accompagnaient ses autres lectures. Mais l'enthousiasme religieux, qui absorbait alors tout ce qu'il y avait de noble et d'élevé dans les facultés humaines, domina bientôt en elle ; et cette jeune barbare, en s'attachant aux idées et aux mœurs de la civilisation, les embrassa dans leur type le plus pur, la vie chrétienne.
Détournant de plus en plus sa pensée des hommes et des choses de ce siècle de violence et de brutalité, elle vit approcher avec terreur l'âge nubile et le moment d'appartenir comme femme au roi dont elle était la captive. Quand l'ordre fut donné de la faire venir à la résidence royale pour la célébration du mariage, entraînée par un instinct de répugnance invincible, elle prit la fuite ; mais on l'atteignit, on la ramena, et malgré elle épousée à Soissons, elle devint reine, ou plutôt l'une des reines des Franks neustriens ; car Chlother, fidèle aux mœurs de la vieille Germanie, ne se contentait pas d'une seule épouse, quoiqu'il eût aussi des concubines. D'inexprimables dégoûts, que ne pouvait atténuer, pour une âme comme celle de Radegonde, l'attrait de la puissance et des richesses, suivirent cette union forcée du roi barbare avec la femme qu'éloignaient de lui, sans retour possible, toutes les perfections morales que lui-même s'était réjoui de trouver en elle, et qu'il lui avait fait donner.
Pour se dérober, en partie du moins, aux devoirs de sa condition, qui lui pesaient comme une chaîne, Radegonde s'en imposait d'autres plus rigoureux en apparence : elle consacrait tous ses loisirs à des œuvres de charité ou d'austérité chrétienne ; elle se dévouait personnellement au service des pauvres et des malades. La maison royale d'Aties où elle avait été élevée et qu'elle avait reçue en présent de noces, devint un hospice pour les femmes indigentes. L'un des passe-temps de la reine était de s'y rendre, non pour de simples visites, mais pour remplir l'office d'infirmière dans ses détails les plus rebutants. Les fêtes de la cour de Neustrie, les banquets bruyants, les chasses périlleuses, les revues et les joutes guerrières, la société des vassaux à l'esprit inculte et à la voix rude, la fatiguaient et la rendaient triste. Mais s’il survenait quelque évêque ou quelque clerc poli et lettré, un homme de paix et de conversation douce, sur-le-champ elle abandonnait toute autre compagnie pour la sienne : elle s'attachait à lui durant de longues heures, et quand venait l'instant de son départ, elle le chargeait de cadeaux en signe de souvenir, lui disant mille fois adieu, et retombait dans sa tristesse. L'heure des repas qu'elle devait prendre en commun avec son mari la trouvait toujours en retard, soit par oubli, soit à dessein, et absorbée dans ses lectures instructives ou ses exercices de piété. Il fallait qu'on l'avertit plusieurs fois, et le roi, ennuyé d'attendre, lui faisait de violentes querelles, sans réussir à la rendre plus empressée ni plus exacte. La nuit, sous un prétexte quelconque, elle se levait d’auprès de lui et s'en allait se coucher à terre sur une simple natte ou un cilice, ne revenant au lit conjugal que transie de froid, et associant, d'une manière bizarre, le délire des mortifications chrétiennes au sentiment d'aversion insurmontable qu'elle éprouvait pour son mari. Tant de signes de dégoût ne lassaient pourtant pas l'amour du roi de Neustrie. Chlother n'était pas homme à se faire sur ce point des scrupules de délicatesse : pourvu que la femme dont la beauté lui plaisait demeurât en sa possession, il n'avait nul souci des violences morales qu'il exerçait sur elle. Les répugnances de Radegonde l'impatientaient sans lui causer une véritable souffrance, et, dans ses contrariétés conjugales, il se bornait à dire avec humeur : "C'est une nonne que j'ai là, ce n'est pas une reine".
Et en effet, pour cette âme froissée par tous les liens qui l'attachaient au monde, il n'y avait qu'un seul refuge, la vie du cloître. Radegonde y aspirait de tous ses vœux ; mais les obstacles étaient grands, et six années se passèrent avant qu'elle osât les braver. Un dernier malheur de famille lui donna ce courage. Son frère, qui avait grandi à la cour de Neustrie, comme otage de la nation thuringienne, fut mis à mort par l'ordre du roi ; peut-être pour quelques regrets patriotiques ou quelques menaces inconsidérées. Dès que la reine apprit cette horrible nouvelle, sa résolution fut arrêtée ; mais elle la dissimula. Feignant de n'aller chercher que des consolations religieuses, et cherchant un homme capable de devenir son libérateur, elle se rendit à Noyon, auprès de l'évêque Médard, fils d'un Frank et d'une Romaine, personnage célèbre alors dans toute la Gaule par sa réputation de sainteté.
Chlother ne conçut pas le moindre soupçon de cette pieuse démarche, et non seulement il ne s'y opposa point, mais il ordonna lui-même le départ de la reine ; car ses larmes l'importunaient, et il avait hâte de la voir plus calme et moins sombre d'humeur. Radegonde trouva l'évêque de Noyon dans son église, officiant à l'autel. Lorsqu'elle se vit en sa présence, les sentimens qui l'agitaient, et qu'elle avait contenus jusque-là, firent explosion, et ses premières paroles furent un cri de détresse : "Très saint prêtre, je veux quitter le siècle et changer d'habit ! Je t’en supplie, très saint prêtre, consacre-moi au Seigneur !" Malgré l'intrépidité de sa foi et la ferveur de son prosélytisme, l'évêque, surpris de cette brusque requête, hésita et demanda le temps de réfléchir. Il s'agissait, en effet, de prendre une décision périlleuse, de rompre un mariage royal contracté selon la loi salique et d'après les mœurs germaines, mœurs que l'église, tout en les abhorrant, tolérait encore par crainte de s'aliéner l'esprit des Barbares.
Bien plus à cette lutte intérieure entre la prudence et le zèle se joignit aussitôt, pour saint Médard, un combat d'un tout autre genre. Les seigneurs et les guerriers franks qui avaient suivi la reine l'entourèrent en lui criant avec des gestes de menace : "Ne t'avise pas de donner le voile à une femme qui s'est unie au roi, prêtre ! garde-toi d'enlever au prince une reine épousée solennellement !" Les plus furieux, mettant la main sur lui, l'entraînèrent avec violence des degrés de l'autel jusque dans la nef de l'église, pendant que la reine, effrayée du tumulte, cherchait avec ses femmes un refuge dans la sacristie. Mais là, recueillant ses esprits, au lieu de s'abandonner au désespoir, elle conçut un expédient où l'adresse féminine avait autant de part que la force de volonté. Pour tenter de la manière la plus forte et mettre à la plus rude épreuve le zèle religieux de l'évêque, elle jeta sur ses vêtements royaux un costume de recluse, et marcha ainsi travestie vers le sanctuaire, où saint Médard était assis, triste, pensif et irrésolu. "Si tu tardes à me consacrer, lui dit-elle d'une voix ferme, et que tu craignes plus les hommes que Dieu, tu auras à rendre compte, et le pasteur te redemandera l’âme de sa brebis".
Ce spectacle imprévu et ces paroles mystiques frappèrent limagination du vieil évêque, et ranimèrent tout à coup en lui la volonté défaillante. Élevant sa conscience de prêtre au-dessus des craintes humaines et des ménagements politiques, il ne balança plus, et de son autorité propre, il rompit le mariage de Radegonde en la consacrant Diaconesse par l'imposition des mains. Les seigneurs et les vassaux franks eurent aussi leur part de stupéfaction ; ils n'osèrent ramener de force à la résidence royale celle qui avait désormais pour eux le double caractère de reine et de femme consacrée à Dieu.
La première pensée de la nouvelle convertie (c'était le nom qu'on employait alors pour exprimer le renoncement au monde) fut de se dépouiller de tout ce qu'elle portait sur elle de joyaux et d'objets précieux. Elle couvrit l'autel de ses ornements de tête, de ses bracelets, de ses agrafes de pierreries, de ses franges de robes tissées de fils d'or et de pourpre ; elle brisa de sa propre main sa riche ceinture d'or massif en disant : "Je la donne aux pauvres". Puis elle songea à se mettre à l'abri de tout danger par une prompte fuite. Libre de choisir sa route, elle se dirigea vers le midi, s'éloignant du centre de la domination franke par l'instinct de sa sûreté, et peut-être aussi par un instinct plus délicat qui l'attirait vers les régions de la Gaule où la barbarie avait fait le moins de ravage. Elle gagna la ville d'Orléans, et s'y embarqua sur la Loire, qu'elle descendit jusqu'à Tours. Là, elle fit halte pour attendre, sous la sauvegarde des nombreux asiles ouverts près du tombeau de saint Martin, ce que déciderait à son égard l'époux qu'elle avait abandonné. Elle mena ainsi quelque temps la vie inquiète et agitée des proscrits réfugiés à l'ombre des basiliques, tremblant d'être surprise si elle faisait un pas hors de l'enceinte protectrice, envoyant au roi des requêtes, tantôt fières, tantôt suppliantes ; négociant avec lui par l'entremise des évêques pour qu'il se résignât à ne plus la revoir, et à lui permettre d'accomplir ses vœux monastiques.
Chlother se montra d'abord sourd aux prières et aux sommations : il revendiquait ses droits d'époux en attestant la loi de ses ancêtres, et menaçait, d'aller lui-même saisir de force et ramener la fugitive. Frappée de terreur quand le bruit public ou les lettres de ses amis lui apportaient de pareilles nouvelles, Radegonde se livrait alors à un redoublement d'austérités, au jeûne, aux veilles, aux macérations par le cilice, dans l'espoir tout à la fois d'obtenir l'assistance d'en haut, et de perdre ce qu'elle avait de charmes pour l'homme qui la poursuivait de son amour. Afin d'augmenter la distance qui la séparait de lui, elle passa de Tours à Poitiers, et de l'asile de saint Martin dans l'asile non moins révéré de saint Hilaire. Le roi pourtant ne se découragea pas, et une fois il vint jusqu'à Tours sous un faux prétexte de dévotion ; mais les remontrances énergiques de saint Germain, l'illustre évêque de Paris, l’empêchèrent d'aller plus loin. Enlacé, pour ainsi dire, par cette puissance morale contre laquelle venait se briser la volonté fougueuse des rois barbares, il consentit de guerre lasse à ce que la fille des rois thuringiens fondât à Poitiers un monastère de femmes, d'après l'exemple donné dans la ville d'Arles par une noble Romaine, Coesaria, sœur de l'évêque Coesarius ou saint Césaire.
Tout ce que Radegonde avait reçu de son mari, selon la coutume germanique, en dot et en présent du matin, fut consacré par elle à l’établissement de la congrégation qui devait lui rendre une famille de choix, à la place de celle qu’elle avait perdue par les désastres de la conquête et la tyrannie soupçonneuse des vainqueurs de son pays. Sur un terrain qu'elle possédait aux portes de la ville de Poitiers, elle fit creuser les fondements du nouveau monastère, asile ouvert à celles qui voulaient se dérober par la retraite aux séductions mondaines ou aux envahissements de la barbarie. Malgré l'empressement de la reine et l'assistance que lui prêta l'évêque de Poitiers, Pientius, plusieurs années s'écoulèrent avant que le bâtiment fût achevé. C'était une villa romaine avec toutes ses dépendances, des jardins, des portiques, des salles de bains et une église. Soit par quelque idée de symbolisme, soit par une précaution de sûreté matérielle contre la violence des temps, l'architecte avait donné un aspect militaire à l'enceinte extérieure de ce paisible couvent de femmes. Les murailles en étaient hautes et fortes en guise de rempart, et plusieurs tours s'élevaient à la façade principale. Ces préparatifs, tant soit peu étranges, frappaient vivement les imaginations, et l'annonce de leurs progrès courait au loin comme une grande nouvelle. "Voyez, disait-on dans le langage mystique de l'époque, voyez l'arche qui se bâtit près de nous contre le déluge des passions et contre les orages du monde !"
Le jour où tout fut prêt, et où la reine entra dans ce refuge, dont ses vœux lui prescrivaient de ne plus sortir que morte, fut un jour de joie populaire. Les places et les rues de la ville qu'elle devait parcourir étaient remplies d'une foule immense : les toits des maisons se couvraient de spectateurs avides de la voir passer, ou de voir se refermer sur elle les portes du monastère. Elle fit le trajet à pied, escortée d'un grand nombre de jeunes filles qui allaient partager sa réclusion, attirées auprès d'elle par le renom de ses vertus chrétiennes et peut-être aussi par l'éclat de son rang. La plupart étaient de race gauloise, et filles de sénateurs. C'étaient celles qui, par leurs habitudes de retenue et de tranquillité domestique, devaient le mieux répondre aux soins maternels et aux pieuses intentions de leur directrice ; car les femmes de race franke portaient jusque dans le cloître quelque chose des vices originels de la barbarie. Leur zèle était fougueux, mais de peu de durée ; et, incapables de garder ni règle ni mesure, elles passaient brusquement d'une rigidité intraitable à l'oubli le plus complet de tout devoir et de toute subordination.
Ce fut vers l'année 550 que commença pour Radegonde la vie de retraite et de paix qu'elle avait si longtemps désirée. Cette vie selon ses rêves était une sorte de compromis entre l'austérité monastique et les habitudes mollement élégantes de la société civilisée. L'étude des lettres figurait au premier rang des occupations imposées à toute la communauté : on devait y consacrer deux heures chaque jour ; et le reste du temps était donné aux exercices religieux, à la lecture des livres saints et à des ouvrages de femmes. Une des sœurs lisait à haute voix durant le travail fait en commun ; et les plus intelligentes , au lieu de filer, de coudre ou de broder, s'occupaient dans une autre salle à transcrire des livres pour en multiplier les copies. Quoique sévère sur certains points, comme l'abstinence de viande et de vin, la règle tolérait quelques-unes des commodités et même certains plaisirs de la vie mondaine. L'usage fréquent du bain dans de vastes piscines d'eau chaude, des amusements de toute sorte, et entre autres le jeu de dés, étaient permis. La fondatrice et les dignitaires du couvent recevaient dans leur compagnie, non seulement les évêques et les membres du clergé, mais des laïques de distinction. Une table somptueuse était souvent dressée pour les visiteurs et pour les amis ; on leur servait des collations délicates, et quelquefois de véritables festins, dont la reine faisait les honneurs par courtoisie, tout en s'abstenant d'y prendre part. Ce besoin de sociabilité amenait encore au couvent des reunions d'un autre genre. A certaines époques, on y jouait des scènes dramatiques, où figuraient, sous des costumes brillants, de jeunes filles du dehors, et probablement aussi les novices de la maison.
Tel fut l'ordre qu'établit Radegonde dans son monastère de Poitiers, mêlant ses penchans personnels aux traditions conservées depuis un demi-siècle dans le célèbre monastère d'Arles. Après avoir ainsi tracé la voie et donné l'impulsion, elle abdiqua, soit par humilité chrétienne, soit par un coup d'adresse politique, toute suprématie officielle, fit élire par la congrégation une abbesse, qu'elle eut soin de désigner, et se mit, avec les autres sœurs, sous son autorité absolue. Elle choisit, pour l'élever à cette dignité, une femme beaucoup plus jeune qu'elle et qui lui était dévouée, Agnès, fille de race gauloise, qu'elle avait prise en affection depuis son enfance. Volontairement descendue au rang de simple religieuse, Radegonde faisait sa semaine de cuisine, balayait à son tour la maison, portait de l’eau et du bois comme les autres. Mais malgré cette apparence d'égalité, elle était reine dans le couvent par le prestige de sa naissance royale, par son titre de fondatrice, par l'ascendant de l'esprit, du savoir et de la bonté. C'était elle qui maintenait la règle ou la modifiait à son gré, elle qui raffermissait les âmes chancelantes par des exhortations de tous les jours, elle qui expliquait et commentait pour ses jeunes compagnes le texte de l'Écriture sainte, entremêlant ces graves homélies de petits mots empreints d'une tendresse de cœur et d'une grace toute féminine : "Vous, que j'ai choisies, mes filles ; vous, jeunes plantes, objet de tous mes soins ; vous, mes yeux, vous, ma vie, vous, mon repos et tout mon bonheur".
Il y avait déjà plus de quinze ans que le monastère de Poitiers attirait sur lui l’attention du monde chrétien, lorsque Venantius Fortunatus, dans sa course de dévotion et de plaisir à travers la Gaule, le visita comme une des choses les plus remarquables que pût lui offrir son voyage. Il y fut accueilli avec une distinction flatteuse ; cet empressement, que la reine avait coutume de témoigner aux hommes d'esprit et de politesse, lui fut prodigué comme à l'hôte le plus illustre et le plus aimable. Il se vit comblé par elle et par l'abbesse de soins, d'égard, et surtout de louanges. Cette admiration, reproduite chaque jour sous toutes les formes, et distillée, pour ainsi dire, à l'oreille du poète, par deux femmes, l'une plus âgée et l'autre plus jeune que lui, le retint, par un charme nouveau plus longtemps qu'il ne l'avait prévu. Les semaines, les mois, se passèrent, tous les délais furent épuisés ; et quand le voyageur parla de se remettre en route, Radegonde lui dit : "Pourquoi partir ? pourquoi ne pas rester près de nous ?" Ce vœu d'amitié fut pour Fortunatus comme un arrêt de la destinée ; il ne songea plus à repasser les Alpes, s'établit à Poitiers, y prit les ordres, et devint prêtre de l'église métropolitaine.
Facilitées par ce changement d'état, ses relations avec ses deux amies, qu'il appelait du nom de mère et de sœur, devinrent plus assidues et plus intimes. Au besoin qu'ont d'ordinaire les femmes d'être gouvernées par un homme, se joignaient, pour la fondatrice et pour l'abbesse du couvent de Poitiers, des circonstances impérieuses qui exigeaient le concours d'une attention et d'une fermeté toutes viriles. Le monastère avait des biens considérables, qu'il fallait non seulement gérer, mais garder avec une vigilance de tous les jours contre les rapines sourdes ou violentes, et les invasions à main armée. On ne pouvait y parvenir qu'à force de diplômes royaux, de menaces d'excommunication lancées par les évêques, et de négociations perpétuelles avec les ducs, les comtes et les juges, peu empressés d'agir par devoir, mais qui faisaient beaucoup par intérêt ou par affection privée. Une pareille tâche demandait à la fois de l'adresse et de l'activité, de fréquents voyages, des visites à la cour des rois, le talent de plaire aux hommes puissants, et de traiter avec toutes sortes de personnes. Fortunatus y employa, avec autant de succès que de zèle, ce qu'il avait de connaissance du monde et de ressources dans l'esprit. Il devint le conseiller, l'agent de confiance, l'ambassadeur, l'intendant, le secrétaire de la reine et de l'abbesse. Son influence absolue sur les affaires extérieures, ne l'était guère moins sur l'ordre intérieur et la police de la maison. Il était l'arbitre des petites querelles, le modérateur des passions rivales et des emportements féminins. Les adoucissemens à la règle, les graces, les congés, les repas d'exception, s'obtenaient par son entremise et à sa demande. Il avait même, jusqu'à un certain point, la direction des consciences, et ses avis, donnés quelquefois en vers, inclinaient toujours du côté le moins rigide.
Du reste, Fortunatus alliait à une grande souplesse d'esprit une assez grande facilité de mœurs. Chrétien surtout par l'imagination, comme on l'a souvent dit des Italiens, son orthodoxie était irréprochable, mais dans la pratique de la vie, ses habitudes étaient molles et un peu sensuelles. Il s'abandonnait volontiers aux plaisirs de la table, et non seulement on le trouvait toujours joyeux convive, grand buveur et improvisateur inspiré, dans les festins donnés par ses riches patrons, soit à la mode barbare, soit à la mode romaine ; mais quelquefois même, en ressouvenir des mœurs de Rome impériale, il lui arrivait de dîner seul à plusieurs services. Habiles comme le sont toutes les femmes à retenir et à s'attacher un ami par les faibles de son caractère, Radegonde et Agnès rivalisèrent de complaisances pour ce grossier penchant du poète, de même qu'elles caressaient en lui un défaut plus noble, celui de la vanité littéraire. Chaque jour elles envoyaient au logis de Fortunatus les prémices des repas de la maison ; et non contentes de cela, elles faisaient apprêter pour lui, avec toute la recherche possible, les mets dont la règle leur défendait l'usage. C'étaient des viandes de toute espèce, assaisonnées de mille manières, et des légumes arrosés de jus ou de miel, servis dans des plats d'argent, de jaspe et de cristal. D'autres fois on l'invitait à venir prendre son repas au monastère, et, alors non seulement la chère était délicate, mais les ornements de la salle à manger respiraient une sensualité coquette. Des guirlandes de fleurs odorantes en tapissaient les murailles, et un lit de feuilles de roses couvrait la table en guise de nappe. Le vin coulait dans de belles coupes pour le convive à qui nul vœu ne l'interdisait. C'était comme un souper d'Horace ou de Tibulle, offert à un poète chrétien par deux recluses mortes pour le monde. Les trois acteurs de cette scène bizarre s'adressaient l'un à l’autre des propos tendres, sur le sens desquels un païen se serait certainement mépris. Le noms de mère, et de sœur, dans la bouche de l'Italien, accompagnaient des mots tels que ceux-ci : ma vie, ma lumière, délices de mon âme ; et tout cela n'était, au fond, qu'une amitié exaltée, mais chaste, une sorte d'amour intellectuel. A l'égard de l'abbesse, qui n'avait guère plus de trente ans lorsque cette liaison commença, l'intimité parut suspecte, et devint le sujet d'insinuations malignes. La réputation du prêtre Fortunatus en souffrit. Il fut obligé de se défendre et de protester qu'il n'avait pour Agnès que les sentiments d'un frère, qu'un amour de pur esprit, qu'une affection toute céleste. Il le fit avec dignité, dans des vers où il prend le Christ et la Vierge à témoin de son innocence de cœur.
Cet homme d’humeur gaie et légère, qui avait pour maxime de jouir du présent et de prendre toujours la vie par le côté agréable, était, dans ses entretiens avec la fille des rois de Thuringe, le confident d'une souffrance intime, d'une mélancolie de souvenirs dont lui-même devait se sentir incapable. Radegonde avait atteint l'âge où les cheveux blanchissent, sans oublier aucune des impressions de sa première enfance ; et à cinquante ans, la mémoire des cours passés dans son pays et parmi les siens lui revenait aussi fraîche et aussi douloureuse qu'au moment de sa captivité. Il lui arrivait souvent de dire : "Je suis une pauvre femme enlevée" ; elle se plaisait à retracer dans leurs moindres détails les scènes de désolation, de meurtre et de violence, dont elle avait été le témoin et en partie la victime. Après tant d'années d'exil et malgré un changement total de goûts et d'habitudes, le souvenir du foyer paternel et les vieilles affections de famille demeuraient pour elle un objet de culte et de passion ; c'était un reste, le seul qu'elle eût conservé, des mœurs et du caractère germaniques. L'image de ses parents morts ou bannis ne cessait point de lui être présente, en dépit de ses nouveaux attachements et de la paix qu'elle s'était faite. Il y avait même quelque chose d'emporté, une ardeur presque sauvage dans ses élans d'âme vers les derniers débris de sa race, vers le fils de son oncle réfugié à Constantinople, vers des cousins nés dans l'exil et qu'elle ne connaissait que de loin. Cette femme, qui, sur la terre étrangère, n'avait rien pu aimer que ce qui était à la fois empreint de christianisme et de civilisation, colorait ses regrets patriotiques d'une teinte de poésie inculte, d’une réminiscence des chants nationaux qu'elle avait jadis écoutés dans le palais de bois de ses ancêtres ou sur les bruyères de son pays.
La trace s'en retrouve çà et là visible encore, bien que certainement affaiblie, dans quelques pièces de vers ou le poète italien, parlant au nom de la reine barbare, cherche à rendre telles qu'il les a reçues ses confidences mélancoliques :
" J'ai vu les femmes traînées en esclavage les mains liées et les cheveux épars. L'une marchait nu pieds dans le sang de son mari, l'autre passait sur le cadavre de son frère. - Chacun a eu son sujet de larmes, et moi j'ai pleuré pour tous. - J'ai pleuré mes parents morts, et il faut aussi que je pleure ceux qui sont restés en vie. - Quand mes larmes cessent de couler, quand mes soupirs se taisent, mon chagrin ne se tait pas. - Lorsque le vent murmure, j'écoute s’il m'apporte quelque nouvelle ; mais l'ombre d'aucun de mes proches ne se présente à moi. - Tout un monde me sépare de ceux que j'aime le plus. - En quel lieu sont-ils ? Je le demande au vent qui siffle ; je le demande aux nuages qui passent ; je voudrais que quelque oiseau vînt me donner de leurs nouvelles. - Ah ! si je n'étais retenue par la clôture sacrée de ce monastère, ils me verraient arriver près d'eux au moment où ils m'attendraient le moins. Je m'embarquerais par le gros temps ; je voguerais avec joie dans la tempête. Les matelots trembleraient, et moi je n'aurais aucune peur. Si le vaisseau se brisait, je m'attacherais à une planche, et je continuerais ma route et, si je ne pouvais saisir aucun débris, j'irais jusqu'à eux en nageant."
Augustin Thierry
Nouvelles Lettres sur l’histoire de France
SAINTE RADEGONDE Reine de France (519-587)