" Oh ! combien grande est la gloire de Louis fils d'Ignace ! Je ne l'aurais jamais cru, si mon Jésus ne me l'avait montrée. Je n'aurais jamais cru qu'il y eût dans le ciel de gloire aussi grande." C'est Madeleine de Pazzi, dont nous célébrions il y a moins d'un mois la mémoire, qui s'exprime ainsi dans l'une de ses admirables extases. Des hauteurs du Carmel, d'où sa vue plonge par delà les cieux, elle révèle au monde l'éclat dont rayonne au milieu des célestes phalanges le jeune héros que nous fêtons en ce jour.
Et pourtant, la vie si courte de Louis n'avait semblé offrir aux yeux distraits du grand nombre que les préliminaires, pour ainsi dire, d'une existence brisée dans sa fleur avant d'avoir donné ses fruits. Mais Dieu ne compte pas comme les hommes, et leurs appréciations sont de peu de poids dans ses jugements. Pour ses saints mêmes, le nombre des années, les actions éclatantes, remplissent moins une vie à ses yeux que l'amour. L'utilité d'une existence humaine ne doit-elle pas s'estimer, par le fait, à la mesure de ce qu'elle produit de durable ? Or, au delà du temps la charité reste seule, fixée pour jamais au degré d'accroissement que cette vie passagère a su lui donner. Peu importe donc si, sans la durée, sans les œuvres qui paraissent, l'élu de Dieu développe en lui l'amour autant et plus que tel autre dans les labeurs, si saints qu'ils soient, d'une longue carrière admirée par les hommes.
L'illustre Compagnie qui donna Louis de Gonzague à l'Eglise, doit la sainteté de ses membres et la bénédiction répandue sur leurs œuvres, à la fidélité qu'elle professa toujours pour cette importante vérité où toute vie chrétienne doit chercher sa lumière. Dès le premier siècle de son histoire, il semble que le Seigneur Jésus, non content de lui laisser prendre pour elle son nom béni, ait eu à cœur de faire en sorte qu'elle ne pût oublier jamais où résidait sa vraie force, dans la carrière militante et active entre toutes qu'il ouvrait devant elle. Les œuvres resplendissantes d'Ignace son fondateur, de François Xavier l'apôtre des Indes, de François de Borgia la noble conquête de l'humilité du Christ, manifestèrent en eux à tous les regards une merveilleuse sainteté ; mais elles n'eurent point d'autre base que les vertus cachées de cet autre triumvirat glorieux où, sous l'œil de Dieu, par la seule force de l'oraison contemplative, Stanislas Kostka, Louis de Gonzague et Jean Berchmans s'élevèrent dans ce même siècle jusqu'à l'amour, et, par suite, jusqu'à la sainteté de leurs héroïques pères.
C'est encore Madeleine de Pazzi, la dépositaire des secrets de l'Epoux, qui nous révélera ce mystère. Dans le ravissement où la gloire de Louis se découvre à ses yeux, elle continue sous le souffle de l'Esprit divin :
" Qui jamais expliquera le prix et la puissance des actes intérieurs ? La gloire de Louis n'est si grande, que parce qu'il opérait ainsi au dedans. De l'intérieur à ce qui se voit, aucune comparaison n'est possible. Louis, tant qu'il vécut sur terre, eut l'œil attentif au regard du Verbe, et c'est pourquoi il est si grand. Louis fut un martyr inconnu : quiconque vous aime, mon Dieu, vous connaît si grand, si infiniment aimable, que ce lui est un grand martyre de reconnaître qu'il ne vous aime pas autant qu'il désire aimer, et que vous n'êtes pas aimé de vos créatures, mais offensé ! Aussi lui-même fit son martyre. Oh ! combien il a aimé sur terre ! c'est pourquoi, maintenant au ciel, il possède Dieu dans une souveraine plénitude d'amour. Mortel encore, il déchargeait son arc au cœur du Verbe ; et maintenant qu'il est au ciel, ces flèches reposent dans son propre cœur. Car cette communication de la divinité qu'il méritait par les flèches de ses actes d'amour et d'union avec Dieu, maintenant, en toute vérité, il la possède et l'embrasse."
Aimer Dieu, laisser sa grâce tourner notre cœur vers l'infinie beauté qui seule peut le remplir, tel est donc bien le secret de la perfection la plus haute. Et qui ne voit combien cet enseignement de la fête présente, répond au but que poursuit l'Esprit-Saint depuis sa venue dans les jours de la glorieuse Pentecôte ? Ce suave et silencieux enseignement, Louis le donna partout où s'arrêtèrent ses pas durant sa courte carrière. Né pour le ciel, dans le saint baptême, avant même que de naître complètement à la terre, il fut un ange dès son berceau ; la grâce, passant de lui dans les personnes qui le portaient entre leurs bras, les remplissait de sentiments célestes. A quatre ans, il suivait dans les camps le marquis son père ; et quelques fautes inconscientes, qui n'avaient pas même terni son innocence, devenaient, pour toute sa vie, le point de départ d'une pénitence qu'on eût prise pour l'expiation nécessaire au plus grand des pécheurs. Il n'avait que neuf ans, lorsque, conduit à Florence pour s'y perfectionner dans l'étude de la langue italienne, il se montra à la cour du duc François où grandissait alors la future reine de France, Marie de Médicis, plus jeune que Louis de quelques années ; les attraits de cette cour, la plus brillante de l'Italie, ne réussirent qu'à le détacher pour jamais du monde ; ce fut alors qu'aux pieds de la miraculeuse image de l'Annonciade, il consacra à Notre-Dame sa virginité.
L'Eglise elle-même, dans la Légende, nous dira le reste de cette vie où, comme il arrive toujours chez les âmes pleinement dociles à l'Esprit-Saint, la plus céleste piété ne fit jamais tort aux devoirs de la terre. C'est parce qu'il fut véritablement le modèle en tout de la jeunesse studieuse, que Louis mérita d'en être déclaré protecteur. Intelligence d'élite, fidèle au travail comme à la prière au milieu du tumulte des villes, il se rendit maître de toutes les sciences alors exigées d'une personne de sa condition. Des négociations épineuses concernant les intérêts de ce siècle, lui furent plus d'une fois confiées ; et l'on vit à quel point il eût excellé dans le gouvernement des hommes et le maniement des affaires. Là encore, il devait servir d'exemple à tant d'autres, que leurs proches ou de faux amis prétendent retenir sur le seuil de la vie religieuse par la considération du bien qu'ils sont capables de faire, du mal qu'ils pourraient empêcher : comme si le Très-Haut, pour sa part de réserve plus spéciale au milieu des nations, devait se contenter des nullités impuissantes ; comme si les aptitudes de la plus riche nature ne pouvaient pas toujours se retourner vers Dieu, leur principe, d'autant mieux et plus complètement qu'elles sont plus parfaites. Ni l'Etat, ni l'Eglise, au reste, ne perdent jamais rien à cette retraite pour Dieu, à cet abandon apparent des sujets les meilleurs : si, dans l'ancienne loi, Jéhovah se montrait jaloux qu'on offrit à son autel le meilleur en toute sorte de biens, ce n'était pas pour appauvrir son peuple ; qu'on le reconnaisse ou non, la principale force de la société, la source des bénédictions qui gardent le monde, résidera toujours dans ces holocaustes aimés du Seigneur.
Louis eut pour père Ferdinand de Gonzague, marquis de Castiglione delle Stivere. Comme il se trouvait en danger de la vie, on précipita son baptême, de sorte qu'il parut naître au ciel avant de naître à la terre. Sa fidélité fut toujours telle ensuite à garder cette première grâce, qu'on le croyait confirmé dans l'innocence. Le premier usage qu'il fit de sa raison fut de s'offrir à Dieu ; et chaque jour, depuis lors, le vit croître en sainteté. N'étant âgé que de neuf ans, à Florence, devant l'autel de la bienheureuse Vierge qu'il honora toujours comme sa mère, il fit vœu de perpétuelle virginité ; jamais, par un insigne bienfait du Seigneur, aucun combat du corps ou de l'âme ne lui disputa cette vertu. Dès cet âge, il s'appliqua si fortement à réprimer les autres troubles intérieurs, qu'il en vint à ne pas même en éprouver la première atteinte. Il maîtrisait ses sens, surtout ses yeux ; attaché comme page d'honneur à la personne de l'infant d'Espagne, presque tous les jours durant plusieurs années il eut à saluer l'impératrice Marie d'Autriche, sans avoir une seule fois pour cela remarqué ses traits ; il usait de cette réserve à l'égard même de sa mère. Aussi fut-il à bon droit appelé un homme sans la chair, ou un ange dans la chair.
Non content de veiller sur ses sens, il tourmentait son corps. Il jeûnait trois fois la semaine, se contentant souvent d'un peu de pain et d'eau, quoique, à vrai dire, son jeûne alors parût plutôt perpétuel ; car une once à peine de nourriture suffisait à ses repas. Souvent aussi , trois fois le jour il ensanglantait son corps par les fouets et les chaînes de fer ; quelquefois, il remplaçait par ses éperons et des laisses de chiens le cilice et la discipline qui lui manquaient. Il introduisait secrètement dans son lit des morceaux de bois pour en combattre la mollesse, et aussi afin de s'éveiller plus tôt pour prier. Car il passait une grande partie de la nuit, même en hiver, n'ayant que sa chemise pour vêtement, à genoux par terre, ou, de fatigue, étendu et prosterné, dans la contemplation des choses célestes. Il demeurait ainsi immobile parfois jusqu'à trois, quatre ou cinq heures, et tant qu'il n'avait point, au moins durant une heure pleine, évité toute distraction. Cette constance lui valut une telle stabilité de son âme dans l'oraison, qu'elle ne s'égarait jamais ailleurs, et restait comme fixée en Dieu dans une extase sans fin. Ce fut enfin pour s'attacher uniquement au Seigneur, qu'après avoir triomphé de son père dans un très rude combat de trois années, il renonça en faveur de son frère aux droits qu'il possédait à la principauté de ses ancêtres, et entra à Rome dans la Société de Jésus, suivant en cela un appel du ciel qu'il avait entendu à Madrid.
Il apparut dès le noviciat comme un maître en toutes les vertus. On remarquait en lui une fidélité absolue aux moindres règles, un mépris singulier du monde, une haine de soi implacable, et, par contre, un amour de Dieu si ardent, qu'il consumait peu à peu jusqu'au corps. Pour cette raison, on lui donna l'ordre de détourner pour un temps sa pensée des choses divines ; mais c'était en vain qu'il s'efforçait de fuir, où que ce fût, la rencontre de son Dieu. Il manifestait également pour le prochain une admirable charité ; son zèle à soigner les maladies pestilentielles dans les hôpitaux, le fit atteindre du mal qui le consuma lentement.
Il quitta cette terre pour le ciel au jour qu'il avait prédit, le onze des calendes de juillet, dans sa vingt-quatrième année ; l'une de ses dernières prières avait été qu'on voulût bien le flageller encore, et le laisser mourir étendu par terre.
Dieu le montra à sainte Marie-Madeleine de Pazzi dans une gloire si grande, qu'elle n'aurait pas cru qu'il y en eût une pareille au ciel ; elle déclara que sa sainteté était extraordinaire, et que la charité avait fait de lui un martyr inconnu. Il fut également illustré par de nombreux et grands miracles, lesquels ayant été prouvés juridiquement, Benoît XIII inscrivit l'angélique jeune homme aux fastes des Saints, en le donnant comme modèle d'innocence et de chasteté, et comme protecteur, principalement à la jeunesse studieuse.
" La prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs, dit le Sage ; la vieillesse vraiment vénérable ne s'estime point au nombre des années". Et c'est pourquoi, ô Louis, vous occupez une place d'honneur parmi les anciens de votre peuple. Gloire de la Compagnie sainte au milieu de laquelle, en si peu de temps, vous remplîtes la course d'une longue existence, obtenez qu'elle continue de garder précieusement, pour elle et les autres, l'enseignement qui se dégage de votre vie d'innocence et d'amour. Le seul vrai gain de l'homme à la fin de sa carrière est la sainteté, et c'est au dedans que la sainteté s'acquiert ; les œuvres du dehors n'entrent en compte, pour Dieu, que selon la pureté du souffle intérieur qui les inspire ; si l'occasion fait défaut pour ces œuvres, l'homme peut y suppléer en se rapprochant du Seigneur, dans le secret de son âme, autant et plus qu'il n'eût fait par elles. Ainsi l'aviez-vous compris ; et l'oraison, qui vous tenait absorbé dans ses inénarrables délices, en vint à égaler votre mérite à celui des martyrs. Aussi, de quel prix n'était pas à vos yeux ce céleste trésor de l'oraison, toujours à notre portée comme il le fut à la vôtre ! Mais pour y trouver comme vous la voie abrégée de toute perfection, selon vos propres paroles, il y faut la persévérance et le soin d'éloigner de l'âme, par une répression généreuse de la nature, toute émotion qui ne serait pas de Dieu. Comment une eau bourbeuse ou agitée par les vents, reproduirait-elle l'image de celui qui se tient sur ses bords ? Ainsi l'âme souillée, et celle-là même qui, sans être l'esclave des passions, n'est point maîtresse encore de toute agitation provenant de la terre, n'arrivera point au but de l'oraison qui est de reproduire en elle l'image tranquille de son Dieu.
La reproduction du grand modèle fut parfaite en vous ; et l'on put constater combien la nature en ce qu'elle a de bon, loin de pâtir et de perdre, gagne au contraire à cette refonte au divin creuset. Même en ce qui touche les plus légitimes affections, vous n'aviez plus de regards du côté de la terre ; mais voyant tout en Dieu, combien les sens n'étaient-ils pas dépassés dans leur infirmité menteuse, et combien aussi par là même croissait votre amour ! Témoin vos suaves prévenances, ici-bas et du haut du ciel, pour l'admirable mère que vous avait donnée le Seigneur : où trouver plus de tendresse que dans les épanchements de la lettre si belle écrite par vous à cette digne mère d'un saint, dans les derniers jours de votre pèlerinage ? et quelle délicatesse exquise ne vous conduisait pas à lui réserver votre premier miracle, une fois dans la gloire ! Par ailleurs, l'Esprit-Saint, en vous embrasant de tous les feux de la divine charité, développait en vous pour le prochain un amour immense ; car la charité est une ; et on le vit bien, quand vous sacrifiâtes votre vie pour les malheureux pestiférés.
Ne cessez pas, illustre Saint, d'assister nos misères ; soyez propice à tous. Conduite par le successeur de Pierre au pied de votre trône, la jeunesse surtout se réclame de votre puissant patronage. Dirigez ses pas sollicités en tant de sens contraires ; que la prière et le travail pour Dieu soient sa sauvegarde ; éclairez-la, lorsque s'impose à elle le choix d'un état de vie.
Puissiez-vous, durant ces critiques années de l'adolescence, user pour elle largement de votre beau privilège et protéger dans vos dévots clients l'angélique vertu ! Enfin, ô Louis, que ceux-là même qui ne vous auront pas imité innocent, vous suivent du moins dans la pénitence, ainsi que l'Eglise le demande au Seigneur en ce jour de votre fête.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique