Associer des créatures à sa béatitude, en les faisant participantes dans l'Esprit-Saint de sa propre nature et membres de son Fils bien-aimé, telle était, disions-nous, la miséricordieuse pensée du Père ; tel est le but où tendent les efforts de la Trinité souveraine. Or, voici qu'apparaît Celui qui vient par l’eau et le sang, non dans l’eau seule, mais dans l'eau et le sang, Jésus-Christ ; et l'Esprit, qui de concert avec le Père et le Fils a déjà sur les bords du Jourdain rendu son témoignage, atteste ici encore que le Christ est vérité, quand il dit de lui-même que la vie est en lui. Car c'est l'Esprit, nous dit l'Evangile, qui sort avec l'eau du Cœur sacré, des sources du Sauveur, et nous rend dignes du sang divin qui l'accompagne. L'humanité, renaissant de l’eau et de l'Esprit, fait son entrée dans le royaume de Dieu ; et, préparée pour l'Epoux dans les flots du baptême, l'Eglise s'unit au Verbe incarné dans le sang des Mystères. Vraiment sommes-nous avec elle désormais l'os de ses os et la chair de sa chair, associés pour l'éternité à sa vie divine dans le sein du Père.
Conduisons l'Epoux au lit nuptial ; qu'il s'étende sur le bois mille fois précieux dont sa mère la synagogue a formé sa couche au soir de l'alliance ; et que de son Cœur sorte l'Epouse, avec l'eau qui la purifie et le sang qui forme sa dot. Pour cette Epouse il a quitté son Père et les splendeurs de la céleste Jérusalem ; il s'est élancé comme un géant dans la voie de l'amour ; la soif du désir a consumé son âme. Le vent brûlant de la souffrance a passé sur lui, desséchant tous ses os ; mais plus actives encore étaient les flammes qui dévoraient son Cœur, plus violents les battements qui précipitaient de ses veines sur le chemin le sang précieux du rachat de l'Epouse. Au bout de la carrière, épuisé, il s'est endormi dans sa soif brûlante. Mais l'Epouse, formée de lui durant ce repos mystérieux, le rappellera bientôt de son grand sommeil. Ce Cœur dont elle est née, brisé sous l'effort, s'est arrêté pour lui livrer passage ; au même temps s'est trouvé suspendu le concert sublime qui montait par lui de la terre au ciel, et la nature en a été troublée dans ses profondeurs. Et pourtant, plus que jamais, ne faut-il pas que chante à Dieu l'humanité rachetée ? Comment donc se renoueront les cordes de la lyre ? Qui réveillera dans le Cœur divin la mélodie des pulsations sacrées ?
Penchée encore sur la béante ouverture du côté du Sauveur, entendons l'Eglise naissante s'écrier à Dieu, dans l'ivresse de son cœur débordant : "Père souverain, Seigneur mon Dieu, je vous louerai, je vous chanterai des psaumes au milieu des nations. Lève-toi donc, ô ma gloire! Ô réveille-toi, ma cithare et mon psaltérion". Et le Seigneur s'est levé triomphant de son lit nuptial au matin du grand jour ; et le Cœur sacré, reprenant ses mélodies interrompues, a transmis au ciel les accents enflammés de la sainte Eglise. Car me Cœur de l'Epoux appartient à l'Epouse, et ils sont deux maintenant dans une même chair.
Dans la pleine possession de celle qui blessa son Cœur, le Christ lui confirme tout pouvoir à son tour sur ce Cœur divin d'où elle est sortie. Là sera pour l'Eglise le secret de sa force. Dans les relations des époux, telles que les constitua le Seigneur à l'origine en vue de ce grand mystère du Christ et de l'Eglise, l'homme est le chef, et il n'appartient pas à la femme de le dominer dans les conseils ou la conduite des entreprises ; mais la puissance de la femme est qu'elle s'adresse au cœur, et que rien ne résiste à l'amour.
Si Adam a péché, c'est qu'Eve a séduit et affaibli son cœur ; Jésus nous sauve, parce que l'Eglise a ravi son Cœur, et que ce Cœur humain ne peut être ému et dompté, sans que la divinité elle-même soit fléchie. Telle est, quant au principe sur lequel elle s'appuie, la dévotion au Sacré-Cœur ; elle est, dans cette notion première et principale, aussi ancienne que l'Eglise, puisqu'elle repose sur cette vérité, reconnue de tout temps, que le Seigneur est l'Epoux et l'Eglise l'Epouse.
Les Pères et saints Docteurs des premiers âges n'exposaient point autrement que nous ne l'avons fait le mystère de la formation de l'Eglise du côté du Sauveur ; et leurs paroles, quoique toujours retenues par la présence des non-initiés autour de leurs chaires, ouvraient la voie aux sublimes et plus libres épanchements des siècles qui suivirent. "Les initiés connaissent l'ineffable mystère des sources du Sauveur, dit saint Jean Chrysostome ; de ce sang et de cette eau l'Eglise a été formée ; de là sont sortis les Mystères, en sorte que, t'approchant du calice redoutable, il faut y venir comme devant boire au côté même du Christ (In JOHAN. Hom. 84) .
" L'Evangéliste, explique saint Augustin, a usé d'une parole vigilante, ne disant pas de la lance qu'elle frappa ou blessa, mais ouvrit le côté du Seigneur. C'était bien une porte en effet qui se révélait alors, la porte de la vie, figurée par celle que Noé reçut l'ordre d'ouvrir au côté de l'arche, pour l'entrée des animaux qui devaient être sauvés du déluge et figuraient l'Eglise."
" Entre dans la pierre, cache-toi dans la terre creusée, dans le côté du Christ", interprète pareillement au XIIe siècle un disciple de saint Bernard, le Bienheureux Guerric, abbé d'Igny. Et l'Abbé de Clairvaux lui-même, commentant le verset du Cantique : Viens, ma colombe, dans les trous de la pierre, dans la caverne de la muraille : "Heureuses ouvertures, dit-il, où la colombe est en sûreté et regarde sans crainte l'oiseau de proie volant à l'entour ! Que verrons-nous par l'ouverture ? Par ce fer qui a traversé son âme et passé jusqu'à son Cœur, a voici qu'est révélé l'arcane, l'arcane du Cœur, le mystère de l'amour, les entrailles de la miséricorde de notre Dieu. Qu'y a-t-il en vous, ô Seigneur, que des trésors d'amour, des richesses a de bonté ? J'irai, j'irai à ces celliers d'abondance ; docile à la voix du prophète, j'abandonnerai les villes, j'habiterai dans la pierre, j'aurai mon nid, comme la colombe, dans la plus haute ouverture ; placé comme Moïse à l'entrée du rocher, je verrai passer le Seigneur". (In Cant. Serm. LXI).
Au siècle suivant, le Docteur Séraphique, en de merveilleuses effusions, rappelle à son tour et la naissance de la nouvelle Eve du côté du Christ endormi, et la lance de Saül dirigée contre David et frappant la muraille, comme pour creuser dans Celui dont le fils de Jessé n'était que la figure, dans la pierre qui est le Christ, la caverne aux eaux purifiantes, habitation des colombes.
Mais nous ne pouvons qu'effleurer ces grands aperçus, écouter en passant la voix des Docteurs. Au reste, le culte de l'ouverture bénie du côté du Christ se confond le plus souvent, pour saint Bernard et saint Bonaventure, avec celui des autres plaies sacrées du Sauveur.
Le Cœur sacré, organe de l'amour, ne se dégage pas encore suffisamment dans leurs écrits. Il fallait que le Seigneur intervînt directement pour faire découvrir et goûter au peuple chrétien, par l'intermédiaire de quelques âmes privilégiées, les ineffables conséquences des principes admis par tous dans son Eglise.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique