Après avoir glorifié l'Agneau de Dieu, et salué le passage du Seigneur à travers l'Egypte où il vient
d'exterminer nos ennemis ; après avoir célébré les merveilles de cette eau qui nous délivre et nous introduit dans la Terre de promission ; si maintenant nous reportons nos regards sur le divin
Chef dont tous ces prodiges annonçaient et préparaient le triomphe, nous nous sentons éblouis de tant de gloire.
Comme le prophète de Pathmos, nous nous prosternons aux pieds de cet Homme-Dieu, jusqu'à ce qu'il nous dise, à
nous aussi : "Ne craignez point : je suis le premier et le dernier ; je suis vivant et j'ai été mort ; je vis dans les siècles des siècles, et je tiens les clefs de la mort et du
tombeau."
Il est
maître, en effet, désormais de celle qui l'avait tenu captif ; il tient les clefs du tombeau ; c'est-à-dire, selon le langage de l'Ecriture, il commande à la mort ; elle lui est soumise sans
retour. Or le premier usage qu'il fait de sa victoire, c'est de l'étendre à la race humaine tout entière. Adorons cette infinie bonté ; et fidèles au désir de la sainte Eglise, méditons
aujourd'hui la Pâque dans ses rapports avec chacun de nous.
Le Fils de
Dieu dit à l'Apôtre bien-aimé : " Je suis vivant et j'ai été mort" ; par la vertu de la Pâque , le jour viendra où nous dirons aussi avec l'accent du triomphe : "Nous sommes
vivants, et nous avons été morts."
La mort nous
attend ; elle est prête à nous saisir ; nous ne fuirons pas sa faux meurtrière. "La mort est la solde du péché", dit le livre sacré ; avec cette explication, tout est compris : et la nécessité de
la mort, et son universalité. La loi n'en est pas moins dure ; et nous ne pouvons nous empêcher de voir un effrayant désordre dans cette rupture violente du lien qui unissait ensemble, dans une
vie commune, ce corps et cette âme que Dieu avait lui-même unis. Si nous voulons comprendre la mort telle qu'elle est, souvenons-nous que Dieu créa l'homme immortel ; nous nous rendrons raison
alors de l'invincible horreur que la destruction inspire à l'homme, horreur qui ne peut être surmontée que par un sentiment supérieur à tout égoïsme, par le sentiment du sacrifice. Il y a dans la
mort de chaque homme un monument honteux du péché, un trophée pour l'ennemi du genre humain ; et pour Dieu même il y aurait humiliation, si sa justice n'y paraissait, et ne rétablissait ainsi
l'équilibre.
Quel sera
donc le désir de l'homme, sous la dure nécessité qui l'opprime ? Aspirer à ne pas mourir ? Ce serait folie. La sentence est formelle, et nul n'y échappera. Se flatter de l'espoir qu'un jour ce
corps, qui devient d'abord un cadavre, et qui ensuite se dissout jusqu'à ne plus laisser la moindre trace visible de lui-même, pourrait revivre et se sentir uni de nouveau à l'âme, pour laquelle
il avait été créé ? Mais qui opérera cette réunion impossible d'une substance immortelle avec une autre substance qui lui fut unie un jour, et qui depuis semble être retournée aux éléments desquels elle avait été empruntée ? Ô homme ! il en est pourtant ainsi.
Tu ressusciteras ; ce corps oublié, dissous, anéanti en apparence, revivra et te sera rendu. Que dis-je ? aujourd'hui même il sort du tombeau, en la personne de l'Homme-Dieu ; notre résurrection
future s'accomplit dès aujourd'hui dans la sienne ; il devient aujourd'hui aussi certain que nous ressusciterons qu'il est assuré que nous mourrons ; et c'est là encore la Pâque.
Dieu, dans
son courroux salutaire, cacha d'abord à l'homme cette merveille de son pouvoir et de sa bonté. Sa parole fut dure à Adam : "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu
retournes dans la terre de laquelle tu as été tiré ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière". Pas un mot, pas une allusion qui donne au coupable la plus légère espérance au
sujet de cette portion de lui-même vouée ainsi à la destruction, à la honte du sépulcre, il fallait humilier l'ingrat orgueil qui avait voulu s'élever jusqu'à Dieu. Plus tard, le grand mystère
fut manifesté, quoique avec mesure ; et il y a quatre mille ans, un homme dont le corps, dévoré d'affreux ulcères, tombait par lambeaux, pouvait dire déjà : "Je sais que j'ai un Rédempteur
qui est vivant, et qu'au dernier jour je me lèverai de terre ; que mes membres seront de nouveau recouverts de ma peau, et que je verrai Dieu dans ma chair. Cette espérance repose dans mon cœur."
(JOB. XIX, 25-27.)
Mais pour que
l'attente de Job se réalisât, il fallait que ce Rédempteur, en qui il espérait, parût sur la terre, qu'il vint attaquer la mort, lutter corps à corps avec elle, qu'il la terrassât enfin. Il est venu au temps marqué, non pour faire que nous ne mourions pas :
l'arrêt est trop formel ; mais pour mourir lui-même, et ôter ainsi à la mort tout ce qu'elle avait de dur et d'humiliant. Semblable à ces médecins généreux que l'on a vus s'inoculer à eux-mêmes
le virus de la contagion, il a commencé, selon l'énergique expression de saint Pierre, par "absorber la mort". Mais la joie de cette ennemie de l'homme a été courte ; car il est ressuscité
pour ne plus mourir, et il a acquis en ce jour le même droit à nous tous. De ce moment, nous avons
dû considérer le tombeau sous un nouvel aspect. La terre nous recevra, mais pour nous rendre, comme elle rend l'épi, après avoir reçu le grain de blé. Les éléments , au jour marqué, seront
contraints, par la puissance qui les tira du néant, de restituer ces atomes qu'ils n'avaient reçus qu'en dépôt ; et au son de la trompette de l'Archange, le genre humain tout entier se lèvera de
terre, et proclamera la dernière victoire sur la mort. Pour les justes ce sera la Pâque : mais une Pâque qui ne sera que la suite de celle d'aujourd'hui.
Avec quel
ineffable bonheur nous retrouverons cet ancien compagnon de notre âme, cette partie essentielle de notre être humain, dont, nous aurons été séparés si longtemps ! Depuis des siècles, peut-être,
nos âmes étaient ravies dans la vision de Dieu ; mais notre nature d'hommes n'était pas représentée tout entière dans cette béatitude souveraine ; notre félicité, qui doit être aussi la félicité
du corps, n'avait pas son complément ; et au sein de cette gloire, de ce bonheur, il restait encore une trace non effacée du châtiment qui frappa la race humaine, dès les
premières heures de son séjour sur la terre. Pour récompenser les justes par sa vue béatifique, le grand Dieu a
daigné ne pas attendre le moment où leurs corps glorieux seront réunis aux âmes qui les animèrent et les sanctifièrent ; mais le ciel tout entier aspire à cette dernière phase du sublime mystère
de la Rédemption de l'homme. Notre Roi, notre Chef divin qui, du haut de son trône, prononce avec majesté ces paroles : "Je suis vivant, et j'ai été mort", veut que nous les répétions à
notre tour dans l'éternité. Marie qui, trois jours après son trépas, reprit sa chair immaculée, désire voir autour d'elle, dans leur chair purifiée par l'épreuve du tombeau, les innombrables fils
qui l'appellent leur Mère.
Les saints
Anges, dont les élus de la terre doivent renforcer les rangs, se réjouissent dans l'attente du magnifique spectacle qu'offrira la cour céleste, lorsque les corps des hommes glorifiés, comme les
fleurs du monde matériel, émailleront de leur éclat la région des esprits. Une de leurs joies est de contempler par avance le corps resplendissant du divin Médiateur qui, dans son humanité, est
leur Chef aussi bien que le nôtre ; d'arrêter leurs regards éblouis sur l'incomparable beauté dont resplendissent les traits de Marie qui est aussi leur Reine. Quelle fête complète sera donc pour
eux le moment où leurs frères de la terre, dont les âmes bienheureuses jouissent déjà avec eux de la félicité, se revêtiront du manteau de cette chair sanctifiée qui n'arrêtera plus les rayons de
l'esprit , et mettra enfin les habitants du ciel en possession de toutes les grandeurs et de toutes les beautés de la création ! Au moment où, dans le sépulcre, Jésus, rejetant les linceuls qui
le retenaient, se dressa ressuscité dans toute sa force et sa splendeur, les Anges qui l'assistaient
furent saisis d'une muette admiration à la vue de ce corps qui leur était inférieur par sa nature, mais que les splendeurs de la gloire rendaient plus éclatant que ne le sont les plus radieux des
Esprits célestes ; avec quelles acclamations fraternelles n'accueilleront-ils pas les membres de ce Chef victorieux se revêtant de nouveau d'une livrée glorieuse à jamais, puisqu'elle est celle
d'un Dieu !
L'homme
sensuel est indifférent à la gloire et à la félicité du corps dans l'éternité ; le dogme de la résurrection de la chair ne le touche pas. Il s'obstine à ne voir que le présent ; et, dans cette
préoccupation grossière, son corps n'est pour lui qu'un jouet dont il faut se hâter de profiter car il ne dure pas. Son amour pour cette pauvre chair est sans respect ; voilà pourquoi il ne
craint pas de la souiller, en attendant qu'elle aille aux vers, sans avoir reçu d'autre hommage qu'une préférence égoïste et ignoble. Avec cela, l'homme sensuel reproche à l'Eglise d'être
l'ennemie du corps ; à l'Eglise qui ne cesse d'en proclamer la dignité et les hautes destinées. C'est trop d'audace et d'injustice. Le christianisme nous avertit des dangers que l'âme court de la
part du corps ; il nous révèle la dangereuse maladie que la chair a contractée dans la souillure originelle, les moyens que nous devons employer pour "faire servir à la justice nos membres
qui pourraient se prêter à l'iniquité" ; mais, loin de chercher à nous déprendre de l'amour de notre corps, il nous le montre destiné à une gloire et à une félicité sans fin. Sur notre lit
funèbre, l'Eglise l'honore par le Sacrement de l'Huile sainte, dont elle marque tous ses sens
pour l'immortalité ; elle préside aux adieux que l'âme adresse à ce compagnon de ses combats, jusqu'à la future et éternelle réunion ; elle brûle respectueusement l'encens autour de cette
dépouille mortelle devenue sacrée depuis le jour où l'eau du baptême coula sur elle ; et à ceux qui survivent elle adresse avec une douce autorité ces paroles : "Ne soyez pas tristes comme
ceux qui n'ont point d'espérance". Or quelle est notre espérance, sinon celle qui consolait Job : Dans ma propre chair, je verrai Dieu ?
C'est ainsi
que notre sainte foi nous révèle l'avenir de notre corps, et favorise, en l'élevant, l'amour d'instinct que l'âme porte à cette portion essentielle de notre être. Elle enchaîne indissolublement
le dogme de la Pâque à celui de la résurrection de notre chair ; et l'Apôtre ne fait pas difficulté de nous dire que "si le Christ n'était pas ressuscité , notre foi serait vaine ; de même
que si la résurrection de la chair n'avait pas lieu, celle de Jésus-Christ aurait été superflue" ; tant est étroite la liaison de ces deux vérités qui n'en font, pour ainsi dire , qu'une seule.
Aussi devons-nous voir un triste signe de l'affaiblissement du véritable sentiment de la foi, dans l'espèce d'oubli où semble tombé, chez un grand nombre de fidèles, le dogme capital de la
résurrection de la chair. Ils le croient, assurément, puisque le Symbole le leur impose ; ils n'ont pas même à ce sujet l'ombre d'un doute ; mais l'espérance de Job est rarement l'objet de leurs
pensées et de leurs aspirations. Ce qui leur importe pour eux-mêmes et pour les autres, c'est le sort de l'âme après cette vie ; et certes, ils ont grandement raison ; mais le philosophe aussi
prêche l'immortalité de l'âme et les récompenses pour le juste dans un monde meilleur. Laissez-le
donc répéter la leçon qu'il a apprise de vous, et montrez que vous êtes chrétiens ; confessez hardiment la Résurrection de la chair, comme fit Paul dans l'Aréopage. On vous dira peut-être, ainsi
qu'il lui fut dit : "Nous vous entendrons une autre fois sur ce sujet" ; mais que vous importe ? vous aurez rendu hommage à celui qui a vaincu la mort, non seulement en lui-même , mais en
vous ; et vous n'êtes en ce monde que pour rendre témoignage à la vérité révélée, et par vos paroles et par vos œuvres.
Lorsque l'on parcourt les peintures murales des Catacombes de Rome, on est frappé
d'y rencontrer partout les symboles de la résurrection des corps ; c'est, avec le Bon Pasteur, le sujet qui se retrouve le plus souvent sur ces fresques de l'église primitive ; tant ce dogme
fondamental du christianisme occupait profondément les esprits, à l'époque où l'on ne pouvait se présenter au baptême sans avoir rompu violemment avec le sensualisme. Le martyre était le sort au
moins probable de tous les néophytes ; et quand l'heure de confesser leur foi était arrivée, pendant que leurs membres étaient broyés ou disloqués dans les tortures, on les entendait, ainsi que
leurs Actes en font foi à chaque page, proclamer le dogme de la résurrection de la chair comme l'espérance qui soutenait leur courage. Plusieurs d'entre nous ont besoin de s'instruire à cet
exemple, afin que leur christianisme soit complet, et s'éloigne toujours davantage de cette philosophie qui prétend se passer de Jésus-Christ, tout en dérobant çà et là quelques lambeaux de ses
divins enseignements.
L'âme est plus que le corps ; mais dans l'homme le corps n'est ni un étranger, ni une superfétation passagère.
C'est à nous de le conserver avec un souverain respect pour ses hautes destinées ; et si, dans son état présent, nous devons le châtier, afin qu'il ne se perde pas et l'âme avec lui, ce n'est pas
dédain, c'est amour. Les martyrs et les saints pénitents ont aimé leur corps plus que ne l'aiment les voluptueux ; en l'immolant, afin de le préserver du mal, ils l'ont sauvé ; en le flattant,
les autres l'exposent au plus triste sort. Que l'on y prenne garde : l'alliance du sensualisme avec le naturalisme est facile à conclure. Le sensualisme suppose la destinée de l'homme autre
qu'elle n'est, afin de pouvoir le dépraver sans remords ; le naturalisme craint les vues de la foi ; mais c'est par la foi seule que l'homme peut pénétrer son avenir et sa fin. Que le chrétien se
tienne donc pour averti ; et si, en ces jours, son cœur ne tressaille pas d'amour et d'espérance à la vue de ce que le Fils de Dieu a fait pour nos corps, en ressuscitant glorieux, qu'il sache
que la foi est faible en lui ; et s'il ne veut pas périr, qu'il s'attache désormais avec une entière docilité à la parole de Dieu, qui seule lui révélera ce qu'il est dès à présent, et ce qu'il
est appelé à devenir.
DOM
GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
Fresque de Signorelli : Résurrection de la chair