La nuit du Samedi au Dimanche voit enfin s'épuiser ses longues heures ; et le lever du jour est proche. Marie, le
cœur oppressé, attend avec une courageuse patience le moment fortuné qui doit lui rendre son fils. Madeleine et ses compagnes ont veillé toute la nuit, et ne tarderont pas à se mettre en marche
vers le saint tombeau.
Au fond des limbes, l'âme du divin Rédempteur s'apprête à donner le signal du départ à ces myriades d'âmes justes
si longtemps captives, qui l'entourent de leur respect et de leur amour. La mort plane en silence sur le sépulcre où elle retient sa victime. Depuis le jour où elle dévora Abel, elle a englouti
d'innombrables générations ; mais jamais elle n'a tenu dans ses liens une si noble proie. Jamais la sentence terrible du jardin n'a reçu un si effrayant accomplissement ; mais aussi jamais la
tombe n'aura vu ses espérances déjouées par un si cruel démenti. Plus d'une fois, la puissance divine lui a dérobé ses victimes : le fils de la veuve de Naïm, la fille du chef de la synagogue, le
frère de Marthe et de Madeleine lui ont été ravis ; mais elle les attend à la seconde mort. Il en est un autre cependant, au sujet duquel il est écrit : "Ô mort, je sciai ta mort ; tombeau, je serai ta ruine" (OSÉE. XIII, 14.). Encore
quelques instants : les deux adversaires vont se livrer combat.
De même que
l'honneur de la divine Majesté ne pouvait permettre que le corps uni à un Dieu attendit dans la poussière, comme celui des pécheurs, le moment où la trompette de l'Ange nous doit tous appeler au
jugement suprême ; de même il convenait que les heures durant lesquelles la mort devait prévaloir fussent abrégées. "Cette génération perverse demande un prodige, avait dit le Rédempteur ;
il ne lui en sera accordé qu'un seul : celui du prophète Jonas" (MATTH. XII, 39.) Trois jours de sépulture : la fin de la journée du Vendredi, la nuit suivante, le Samedi tout entier avec sa
nuit, et les premières heures du Dimanche ; c'est assez : assez pour la justice divine désormais satisfaite : assez pour certifier la mort de l'auguste victime. et pour assurer le plus éclatant
des triomphes : assez pour le cœur désolé de la plus aimante des mères.
" Personne ne m'ôte la vie ; c'est moi-même qui la dépose ; j'ai le pouvoir de la quitter, et j'ai aussi
celui de la reprendre" (JOHAN. X, 18.) Ainsi parlait aux Juifs le Rédempteur avant sa Passion : la mort sentira tout à l'heure la force de cette parole de maître.
Le Dimanche, jour de la Lumière, commence à poindre ; les premières lueurs de l'aurore combattent déjà les
ténèbres. Aussitôt l'âme divine du Rédempteur s'élance de la prison des limbes, suivie de toute la foule des âmes saintes qui l'environnaient. Elle traverse en un clin d'œil l'espace, et
pénétrant dans le sépulcre, elle rentre dans ce corps qu'elle avait quitté trois jours auparavant au milieu des angoisses de l'agonie. Le corps sacré se ranime, se relève, et se dégage des linceuls, des aromates et des bandelettes dont il était entouré. Les
meurtrissures ont disparu, le sang est revenu dans les veines ; et de ces membres lacérés par les fouets, de cette tête déchirée par les épines, de ces pieds et de ces mains percés par les clous,
s'échappe une lumière éclatante qui remplit la caverne. Les saints Anges, qui adorèrent avec attendrissement l'enfant de Bethléhem, adorent avec tremblement le vainqueur du tombeau. Ils plient
avec respect et déposent sur la pierre où le corps immobile reposait tout à l'heure, les linceuls dont la piété des deux disciples et des saintes femmes l'avait enveloppé.
Mais le Roi
des siècles ne doit pas s'arrêter davantage sous cette voûte funèbre ; plus prompt que la lumière qui pénètre le cristal, il franchit l'obstacle que lui opposait la pierre qui fermait l'entrée de
la caverne, et que la puissance publique avait scellée et entourée de soldats armés qui faisaient la garde. Tout est resté intact ; et il est libre, le triomphateur du trépas ; ainsi, nous disent
unanimement les saints Docteurs, parut-il aux yeux de Marie dans l'étable, sans avoir fait ressentir aucune violence au sein maternel. Ces deux mystères de notre foi s'unissent, et proclament le
premier et le dernier terme de la mission du Fils de Dieu : au début, une Vierge-Mère ; au dénouement, un tombeau scellé rendant son captif.
Le silence le
plus profond règne encore, à ce moment où l'Homme-Dieu vient de briser le sceptre de la mort. Son affranchissement et le nôtre ne lui ont coûté aucun effort. Ô Mort ! que reste-t-il
maintenant de ton empire ? Le péché nous avait livrés à toi ; tu te reposais sur ta conquête ; et voici que ta défaite est au comble. Jésus, que tu étais si fière de tenir sous ta cruelle loi, t'a échappé ; et nous tous, après que tu nous auras possédés, nous t'échapperons aussi. Le
tombeau que tu nous creuses deviendra notre berceau pour une vie nouvelle ; car ton vainqueur est le premier-né entre les morts (Apoc. I, 5) ; et c'est aujourd'hui la Pâque, le Passage, la
délivrance, pour Jésus et pour tous ses frères. La route qu'il a frayée, nous la suivrons tous ; et le jour viendra où toi qui détruis tout, toi l’ennemie, tu seras anéantie à ton tour par le
règne de l'immortalité. (I Cor. XV, 26.) Mais dès ce moment nous contemplons ta défaite, et nous répétons, pour ta honte, ce cri du grand Apôtre : "Ô Mort, qu'est devenue ta victoire ?
Qu'as-tu fait de ton glaive ? Un moment tu as triomphé, et te voilà engloutie dans ton triomphe".
Mais le
sépulcre ne doit pas rester toujours scellé ; il faut qu'il s'ouvre, et qu'il témoigne au grand jour que celui dont le corps inanimé l’habita quelques heures l'a quitté pour jamais. Soudain la
terre tremble, comme au moment où Jésus expirait sur la croix ; mais ce tressaillement du globe n'indique plus l'horreur ; il exprime l'allégresse. L'Ange du Seigneur descend du ciel ; il arrache
la pierre d'entrée, et s'assied dessus avec majesté ; une robe éblouissante de blancheur est son vêtement, et ses regards lancent des éclairs. A son aspect, les gardes tombent par terre
épouvantés ; ils sont là comme morts, jusqu'à ce que la bonté divine apaisant leur terreur, ils se relèvent, et, quittant ce lieu redoutable, se dirigent vers la ville, pour rendre compte de ce
qu'ils ont vu.
Cependant Jésus ressuscité, et dont nulle créature mortelle n'a encore contemplé la gloire, a franchi l'espace, et
en un moment il s'est réuni à sa très sainte Mère. Il est le Fils de Dieu, il est le vainqueur
de la mort ; mais il est aussi le fils de Marie. Marie a assisté près de lui jusqu'à la fin de son agonie ; elle a uni le sacrifice de son cœur de mère à celui qu'il offrait lui-même sur la croix
; il est donc juste que les premières joies de la résurrection soient pour elle. Le saint Evangile ne raconte pas l'apparition du Sauveur à sa Mère, tandis qu'il s'étend sur toutes les autres ;
la raison en est aisée à saisir. Les autres apparitions avaient pour but de promulguer le fait de la résurrection ; celle-ci était réclamée par le cœur d'un fils, et d'un fils tel que Jésus. La
nature et la grâce exigeaient à la fois cette entrevue première, dont le touchant mystère fait les délices des âmes chrétiennes. Elle n'avait pas besoin d'être consignée dans le livre sacré ; la
tradition des Pères, à commencer par saint Ambroise, suffisait à nous la transmettre, quand bien même nos cœurs ne l'auraient pas pressentie ; et lorsque nous en venons à nous demander pour
quelle raison le Sauveur, qui devait sortir du tombeau le jour du Dimanche, voulut le faire dès les premières heures de ce jour, avant même que le soleil eût éclairé l'univers, nous adhérons sans
peine au sentiment des pieux et savants auteurs qui ont attribué cette hâte du Fils de Dieu à l'empressement qu'éprouvait son cœur, de mettre un terme à la douloureuse attente de la plus tendre
et de la plus affligée des mères.
Quelle langue
humaine oserait essayer de traduire les épanchements du Fils et de la Mère, à cette heure tant désirée ? Les yeux de Marie, épuisés de pleurs et d'insomnie, s'ouvrant tout à coup à la douce et
vive lumière qui lui annonce l'approche de son bien-aimé ; la voix de Jésus retentissant à ses oreilles, non plus avec l'accent douloureux qui naguère descendait de la croix et transperçait comme d'un glaive son cœur maternel, mais joyeuse et tendre, comme il convient
à un Bis qui vient raconter ses triomphes à celle qui lui a donné le jour ; l'aspect de ce corps qu'elle recevait dans ses bras, il y a trois jours, sanglant et inanimé, maintenant radieux et
plein de vie, lançant comme les reflets de la divinité à laquelle il est uni ; les caresses d'un tel fils, ses paroles de tendresse, ses embrassements qui sont ceux d'un Dieu ; pour rendre cette
scène sublime, nous n'avons que le mot du pieux abbé Rupert, au De divinis Officiis, qui nous dépeint l'effusion de joie dont le cœur de Marie se trouve alors rempli, comme un
torrent de bonheur qui l'enivre et lui enlève le sentiment des douleurs si poignantes qu'elle a ressenties.
Toutefois
cette invasion des délices que le Fils divin avait préparées à sa mère ne fut pas aussi subite que les paroles de ce dévot auteur du XIIe siècle nous donneraient à l'entendre. Notre Seigneur a
bien voulu décrire lui-même cette ineffable scène dans une révélation qu'il fit à la séraphique vierge sainte Thérèse. Il daigna lui confier que l'accablement de la divine Mère était si profond,
qu'elle n'eût pas tardé à succomber à son martyre, et que lorsqu'il se montra à elle au moment où il venait de sortir du tombeau, elle eut besoin de quelques moments pour revenir à elle-même
avant d'être en état de goûter une telle joie ; et le Seigneur ajoute qu'il resta longtemps auprès d'elle, parce que cette présence prolongée lui était nécessaire (Vie de sainte Thérèse écrite
par elle-même).
Nous,
chrétiens, qui aimons notre Mère, qui l'avons vue sacrifier pour nous son propre fils sur le
Calvaire, partageons d'un cœur filial la félicité dont Jésus se plaît à la combler en ce moment, et apprenons en même temps a compatir aux douleurs de son cœur maternel. C'est ici la première
manifestation de Jésus ressuscité : récompense de la foi qui veilla toujours au cœur de Marie, pendant même la sombre éclipse qui avait duré trois jours.
Mais il est
temps que le Christ se montre à d'autres, et que la gloire de sa résurrection commence a briller sur le monde. Il s'est fait voir d'abord â celle de toutes les créatures qui lui était la plus
chère, et qui seule était digne d'un tel bonheur ; maintenant, dans sa bonté, il va récompenser, par sa vue pleine de consolation, les âmes dévouées qui sont demeurées fidèles à son amour, dans
un deuil trop humain peut-être, mais inspiré par une reconnaissance que ni la mort, ni le tombeau n'avaient découragée.
DOM
GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
Jésus apparaissant à sa
mère