La Semaine sainte était déjà en grande vénération au IIIe siècle, d'après le témoignage contemporain de saint
Denys, évêque d'Alexandrie. Dès le siècle suivant, nous la trouvons appelée la grande Semaine, dans une Homélie de saint Jean Chrysostome : "Non pas, dit le saint Docteur, qu'elle ait plus
de jours que les autres, ou que les jours y soient composés d'un plus grand nombre d'heures, mais à cause de la grandeur des mystères que l'on y célèbre". On la trouve encore désignée sons le nom de Semaine peineuse ou pénible (pœnosa), à cause des souffrances de
Jésus-Christ et des saintes fatigues qu'exige sa célébration ; de Semaine d'indulgence, parce que l'on y recevait les pécheurs à la pénitence ; enfin de Semaine sainte, à cause delà sainteté des
mystères dont on fait la commémoration. Cette désignation est la plus usitée parmi nous ; et elle est devenue tellement propre à cette semaine, qu'elle s'attache a chacun des jours qui la
composent : en sorte que l'on dit le Lundi saint, le Mardi saint, etc.
La rigueur du jeûne quadragésimal s'accroît durant ces derniers jours, qui sont comme le suprême effort de la pénitence chrétienne. Même parmi nous, la dispense accordée de faire usage des œufs
s'arrête vers le milieu de la semaine, et demeure suspendue en plusieurs lieux jusqu'à la fête de Pâques. Les Eglises d'Orient, fidèles aux traditions de l'antiquité, continuent d'observer la
rigoureuse abstinence qui, depuis notre Dimanche de Quinquagésime,donne son nom de Xérophagie a cette longue période où il n'est permis de manger que des aliments
secs.
Quant au jeûne, dans l'antiquité, il s'étendait aussi loin que les forces humaines le pouvaient permettre. Nous voyons par saint Epiphane qu'il y avait des chrétiens qui le prolongeaient depuis
le lundi matin jusqu'au chant du coq le jour de Pâques. Sans doute, ce n'était que le petit nombre des fidèles qui pouvait atteindre à un tel effort ; les autres se contentaient de passer, sans
prendre de nourriture, deux, trois ou quatre jours consécutifs ; mais l'usage commun était de
demeurer sans manger depuis le Jeudi saint au soir jusqu'au matin du jour de Pâques. Les exemples de cette rigueur ne sont pas rares, même de nos jours, chez les chrétiens orientaux et en
Russie.
Les veilles prolongées la nuit dans l'église ont été aussi l'un des caractères de la Semaine sainte dans l'antiquité. Le Jeudi saint, après avoir célébré les divins mystères en commémoration de
la dernière Cène du Seigneur, le peuple persévérait longtemps dans la prière. La nuit du Vendredi au Samedi se passait presque tout entière dans les veilles, afin d'honorer la sépulture du
Christ : mais la plus longue de toutes ces veilles était celle du Samedi, qui durait jusqu'au matin du jour de Pâques. Le peuple entier y prenait part ; il assistait à la dernière
préparation des catéchumènes ; il était ensuite témoin de l'administration du baptême ; et l'assemblée ne se séparait qu'après la célébration du saint Sacrifice, qui ne se terminait qu'au lever
du soleil.
La suspension des oeuvres serviles fut longtemps requise des fidèles durant le cours de la Semaine sainte ; et la loi civile s'unissait à la loi de l'Eglise pour produire cette solennelle
vacation du travail et du négoce, qui exprimait d'une manière si imposante le deuil de la chrétienté. La pensée du sacrifice et de la mort du Christ était la pensée commune ; les relations ordinaires étaient suspendues ; les offices divins et la prière absorbaient la vie morale tout
entière, en même temps que le jeûne et l'abstinence réclamaient toutes les forces du corps. On comprend quelle impression devait produire sur le reste de l'année cette solennelle interruption de
tout ce qui préoccupait les hommes dans le reste de leur vie ; et quand on se rappelle avec quelle rigueur le Carême avait déjà sévi, durant cinq semaines entières, sur les appétits sensuels, on
conçoit la joie simple et naïve avec laquelle était accueillie la fête de Pâques, qui venait apporter en même temps la régénération de l'âme et le soulagement du
corps.
Nous avons rappelé, dans le volume précédent, les dispositions du Code Théodosien qui prescrivaient de surseoir à toutes procédures et à toutes poursuites quarante jours avant Pâques. La loi de
Gratien et de Théodose, donnée sur ce sujet en 380, fut développée par Théodose en 389, et rendue propre aux jours où nous sommes par un nouveau décret qui interdisait même les plaidoiries durant
les sept jours qui précédaient la fête de Pâques et les sept qui la suivaient. On rencontre, dans les Homélies de saint Jean Chrysostome et dans les Sermons de saint Augustin, plusieurs allusions
à cette loi encore récente, qui déclarait que chacun des jours de cette quinzaine aurait désormais, dans les tribunaux, le privilège du Dimanche.
Mais les princes chrétiens ne se bornaient pas à arrêter l'action de la justice humaine en ces jours de miséricorde ; ils voulaient aussi rendre un hommage sensible à la bonté paternelle de Dieu,
qui a daigné pardonner au monde coupable par les mérites de son Fils immolé. L'Eglise allait ouvrir de nouveau son sein aux pécheurs repentants, après avoir rompu les liens du péché dont ils étaient captifs ; les princes chrétiens avaient à cœur d'imiter leur Mère, et
ils ordonnaient que l'on brisât les chaînes des prisonniers, que l'on ouvrît les cachots, et que l'on rendit à la liberté les malheureux qui gémissaient sous le poids des sentences portées par
les tribunaux de la terre. Il n'y avait d'exception que pour les criminels dont les délits atteignaient gravement la famille ou la société. Le grand nom de Théodose paraît encore ici avec
honneur. Au rapport de saint Jean Chrysostome, cet empereur envoyait dans les villes des lettres de rémission ordonnant l'élargissement des prisonniers, et accordant la vie aux condamnés à mort,
afin de sanctifier les jours qui précédaient la fête de Pâques. Les derniers empereurs établirent en loi cette disposition ; c'est le témoignage que leur rend saint Léon, dans un de ses Sermons
: "Les empereurs romains, dit-il, observent déjà depuis longtemps cette sainte institution, par laquelle on les voit, en l'honneur de la Passion et de la Résurrection du Seigneur, abaisser
le faîte de leur puissance, relâcher la sévérité de leurs lois, et faire grâce à un grand nombre de coupables : voulant se montrer par cette clémence les imitateurs de la bonté céleste, en ces
jours où elle a daigné sauver le monde. Que le peuple chrétien, à son tour, ait à cœur d'imiter ses princes, et que l'exemple donné par le souverain porte les sujets à une mutuelle indulgence ;
car les lois domestiques ne doivent pas être plus rigoureuses que les lois publiques. Il faut donc que l'on se remette les torts, que l’on rompe les liens, que l'on pardonne les offenses, que l'on étouffe les ressentiments, afin que, tant du côté de Dieu que du côté de
l'homme, tout contribue à rétablir en nous l'innocence de vie qui convient à l'auguste solennité que nous attendons".
Cette amnistie chrétienne n'est pas seulement décrétée au Code Théodosien ; nous en retrouvons la trace dans les monuments du droit public de nos pères. Sous la première race de nos rois, saint
Eloi, évêque de Noyon, dans un sermon prononcé le Jeudi saint, s'exprime ainsi : "En ce jour où l'Eglise accorde l'indulgence aux pénitents et l'absolution aux pécheurs, les magistrats se
relâchent de leur sévérité et pardonnent aux coupables. Dans le monde entier, on ouvre les prisons. Les princes font grâce aux criminels ; les maîtres pardonnent à leurs esclaves". Sous la
seconde race, on voit par les Capitulaires de Charlemagne que les évêques avaient le droit d'exiger des juges, pour
l'amour de Jésus-Christ, est-il dit, la délivrance des prisonniers dans les jours qui précédaient la Pâque, et de leur interdire, à ces magistrats, l'entrée de l'église, s'ils
refusaient d'obéir. Enfin, sous la troisième race, nous trouvons l'exemple de Charles VI, qui, ayant eu à réprimer
une rébellion à laquelle s'étaient livrés les habitants de Rouen, ordonna plus tard de rendre les prisonniers à la liberté, parce que l'on était dans la Semaine peineuse,
et tout près de la fête de Pâques.
Un dernier vestige de cette miséricordieuse législation se
conserva jusqu'à la fin, dans les usages du Parlement de Paris. Le Palais, depuis des siècles, ne connaissait plus ces longues et chrétiennes vacations qui, dans d'autres temps, s'étaient
étendues au Carême tout entier. C'était seulement le Mercredi saint que les cours commençaient à vaquer, pour ne se rouvrir qu'après le Dimanche de Quasimodo. Le Mardi saint, dernier jour
d'audience, le Parlement se transportait aux prisons du Palais, et l'un des Grands-Présidents, ordinairement le dernier reçu, tenait la séance avec la chambre. On interrogeait les prisonniers,
et, sans aucun jugement, on délivrait ceux dont la cause semblait favorable, ou qui n'étaient pas criminels au premier chef.
Les révolutions qui se sont succédées sans interruption depuis cent ans ont eu le résultat vanté de séculariser la France, c'est-à-dire d'effacer de nos mœurs publiques et de notre législation
tout ce qu'elles avaient emprunté d'inspirations au sentiment surnaturel du christianisme. Depuis, on s'est mis à répéter aux hommes sur tous les tons qu'ils sont égaux entre eux. Il eût été
superflu de chercher à convaincre de cette vérité les peuples chrétiens dans les siècles de foi, lorsqu'ils voyaient les princes, à l'approche des grands anniversaires qui rappellent si vivement
la justice et la miséricorde divines, abdiquer, pour ainsi dire, le sceptre, s'en remettre à Dieu lui-même du châtiment des coupables, et s'asseoir au banquet pascal de la fraternité chrétienne,
à côté de ces hommes qu'ils retenaient dans les fers, au nom de la société, quelques jours auparavant. La pensée d'un Dieu aux yeux duquel tous les hommes sont pécheurs, d'un Dieu de qui seul
procèdent la justice et le pardon, planait, en ces jours, sur les nations ; et l'on pouvait, en
toute vérité, dater les fériés de la grande Semaine à la manière de certains diplômes de ces âges de foi : "Sous le règne de notre Seigneur Jésus-Christ" : Regnante Domino nostro Jesu
Christo.
Au sortir de ces jours de sainte et chrétienne égalité, les sujets répugnaient-ils à reprendre le joug de la soumission envers les princes ? Songeaient-ils à profiter de l'occasion pour rédiger
la charte des droits de l'homme ? Nullement : la même pensée qui avait humilié devant la croix du Sauveur les faisceaux de la justice légale révélait au peuple le devoir d'obéir aux puissances
établies de Dieu. Dieu était la raison du pouvoir et en même temps celle de la soumission ; et les dynasties pouvaient se succéder, sans que le respect de l'autorité s'amoindrît dans les cœurs.
Aujourd'hui la sainte Liturgie n'a plus cette action sur la société ; la religion est réfugiée, comme un secret, au fond des âmes fidèles ; les institutions politiques ne sont plus que
l'expression de l'orgueil humain qui veut commander, ou qui refuse d'obéir.
Et cependant cette société du IVe siècle qui produisait comme spontanément, par le seul esprit chrétien, ces lois miséricordieuses que nous venons de rappeler, était encore demi-païenne ! La
nôtre a été fondée par le christianisme ; lui seul a civilisé nos pères les barbares : et nous nommons progrès cette marche en sens inverse à toutes les garanties d'ordre, de paix et de moralité
qu'il avait inspirées aux législateurs ! Quand donc renaîtra cette foi de nos pères qui seule pourrait rétablir les nations sur leurs bases ? Quand les sages de ce monde en auront-ils fini avec
les utopies humaines qui n'ont d'autre but que de flatter ces passions funestes, que les mystères de
Jésus-Christ, accomplis en ces jours, réprouvent si hautement ?
Ajoutons encore un trait à ce que nous avons rapporté sur les ordonnances des empereurs chrétiens pour la Semaine sainte. Si l'esprit de charité et le désir d'imiter la miséricorde divine
obtenaient d'eux la délivrance des prisonniers, ils ne pouvaient manquer de s'intéresser au sort des esclaves, en ces jours où Jésus-Christ a daigné affranchir le genre humain par son sang.
L'esclavage, fils du péché, et institution fondamentale de l'ancien monde, avait été frappé à mort par la prédication de l'Evangile ; mais il était réservé aux particuliers de l'éteindre
successivement par l'application du principe de la fraternité chrétienne. De même que Jésus-Christ et les Apôtres n'en avaient pas exigé l'abolition subite, ainsi les princes chrétiens s'étaient
bornés à encourager cette abolition par leurs lois. Nous en trouvons une preuve solennelle au Code de Justinien, où, après avoir interdit les procédures durant la grande Semaine et celle qui la
suit, le prince ajoute cette disposition touchante : "Il sera néanmoins permis de donner la liberté aux esclaves ; et aucun des actes nécessaires pour leur affranchissement ne sera réputé
contrevenir à cette loi". Au reste, par cette mesure charitable, Justinien ne faisait qu'appliquer à la quinzaine de Pâques la loi miséricordieuse qu'avait portée Constantin, dès le lendemain du
triomphe de l'Eglise, en défendant toutes procédures le dimanche, sauf celles qui auraient pour objet la liberté des esclaves.
Longtemps avant la paix de Constantin, l'Eglise avait songé aux esclaves, en ces jours où se sont accomplis les mystères de la rédemption universelle. Leurs maîtres chrétiens devaient les laisser jouir d'un repos complet durant la quinzaine sacrée. Telle est la loi
canonique portée dans les Constitutions Apostoliques, recueil dont la compilation est antérieure au IVe siècle. "Durant la grande Semaine qui précède le jour de Pâques, y est-il dit, et
durant celle qui le suit, les esclaves se reposent, parce que l'une est la semaine de la Passion du Seigneur, et l'autre, celle de sa Résurrection, et qu'ils ont besoin d'être instruits sur ces
mystères".
Enfin, le dernier caractère des jours où nous allons entrer est l'aumône plus abondante, et les
œuvres de miséricorde plus fréquentes. Saint Jean Chrysostome nous l'atteste pour son temps, et remarque avec éloge que beaucoup de fidèles doublaient alors leurs largesses envers les pauvres,
afin de se mettre en plus parfait rapport avec la divine munificence qui va répandre sans mesure ses bienfaits sur l'homme pécheur.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique

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