XVII. JÉSUS DEVANT PILATE
Il était à peu près six heures du matin, selon notre manière de compter, lorsque la troupe qui conduisait le Sauveur si horriblement maltraité arriva devant le palais de Pilate. Anne, Caiphe et
les membres du conseil venus avec eux s'arrêtèrent aux sièges placés entre le marché et l'entrée du tribunal. Jésus fut traîné par les archers ; quelques pas plus avant, jusqu'à l'escalier de
Pilate. Pilate était sur la terrasse qui faisait saillie, couché sur une espèce de lit de repos, et ayant devant lui une petite table, trois pieds sur laquelle se trouvaient quelques attributs de
sa dignité et d'autres objets dont je ne me souviens pas. A ses côtés étaient des officiers et des soldats : on tenait élevés près de lui les insignes de la puissance romaine. Les Princes des
prêtres et les Juifs se tenaient loin du tribunal parce qu'autrement ils auraient contracté une souillure légale : il y avait une limite tracée qu'ils ne franchirent pas.
Lorsqu'il vit arriver Jésus au milieu d'un si grand tumulte, il se leva, et parla aux Juifs d'un ton aussi méprisant que pourrait le faire un orgueilleux général français aux envoyés d'une pauvre
petite ville allemande. “Que venez-vous faire de si bonne heure ? Comment avez-vous mis cet homme dans un tel état ? Commencez-vous sitôt à écorcher et à immoler vos victimes ?” Pour eux ils
crièrent aux bourreaux : “En avant ! menez-le au tribunal !” Puis ils répondirent à Pilate : “Ecoutez nos griefs contre ce scélérat ; nous ne pouvons pas entrer dans le tribunal, pour ne pas nous
rendre impurs.”
Lorsqu'ils eurent proféré ces paroles à haute voix, un homme de grande taille et d'un aspect vénérable s'écria, au milieu du peuple qui se pressait derrière eux dans le forum : “Non, vous ne
devez pas entrer dans ce tribunal, car il est sanctifié par le sang innocent ; lui seul peut y entrer, lui seul parmi les Juifs est pur comme les innocents qui ont été massacrés là”. Après avoir
ainsi parlé avec beaucoup d'énergie, il se perdit dans la foule. Il s'appelait Sadoch. C'était un homme riche, cousin d'Obed, le mari de Séraphia, appelée depuis Véronique ; deux de ses enfants
étaient au nombre des saints Innocents égorgés par l'ordre d'Hérode dans la cour du tribunal. Depuis ce temps, il avait renoncé au monde, et sa femme et lui avaient vécu dans la continence, comme
faisaient les Esséniens. Il avait vu et entendu une fois Jésus chez Lazare. Lorsqu'il le vit traîné si misérablement au pied de l'escalier de Pilate, un vif souvenir de ses enfants immolés se
réveilla dans son coeur, et il rendit ce témoignage éclatant de l'innocence du Sauveur. Les accusateurs de Jésus avaient trop à faire avec Pilate et ils étaient trop irrités de ses procédés
envers eux et de l'humble position qu'il leur fallait garder devant lui pour pouvoir s'occuper de l'exclamation de Sadoch.
Les archers firent monter à Jésus les degrés de marbre, et le menèrent ainsi sur l'arrière de la terrasse d'où Pilate parlait aux prêtres juifs. Celui-ci avait beaucoup entendu parler de Jésus.
Lorsqu'il le vit si horriblement défiguré par les mauvais traitements, et conservant toutefois une expression de dignité que rien ne pouvait effacer, il éprouva un sentiment de dégoût et de
mépris pour les Princes des prêtres, lesquels l'avaient fait prévenir d'avance qu'ils amenaient à son tribunal Jésus de Nazareth, coupable de crimes capitaux, et il leur fit sentir qu'il n'était
pas disposé à le condamner sans preuves, il leur dit d'un ton de maître : “De quoi accusez-vous cet homme ? - Si ce n'était pas un malfaiteur, répondirent-ils avec humeur, nous ne vous l'aurions
pas livré. - Prenez-le, répliqua Pilate, et jugez-le selon votre loi. -Vous savez, dirent les Princes des prêtres, que nous n'avons qu'un droit restreint lorsqu'il s'agit de la peine
capitale”.
Les ennemis de Jésus étaient pleins de violence et de précipitation ; ils étaient pressés d'en finir avec Jésus avant le temps légal de la fête, afin de pouvoir sacrifier l'agneau pascal. Ils ne
savaient pas que le véritable agneau pascal était celui qu'ils avaient amené au tribunal du juge idolâtre, au seuil duquel ils ne voulaient pas se souiller, afin de pouvoir ce jour même célébrer
leur Pâque.
Lorsque le gouverneur romain leur enjoignit de faire connaître leurs griefs, ils présentèrent trois chefs d'accusation principaux, dont chacun était prouvé par dix témoins ; ils s'efforcèrent
surtout de présenter Jésus à Pilate comme criminel de lèse-majesté, devant par conséquent être condamné par le gouverneur romain, car dans les causes qui n'intéressaient que leur loi religieuse
et leur temple, ils avaient le droit de décider eux-mêmes. Ils accusèrent d'abord Jésus d'être un séducteur du peuple qui troublait la paix publique et incitait à la révolte, et ils produisirent
quelques témoignages à ce sujet. Ils dirent ensuite qu'il rassemblait de grandes réunions d'hommes, qu'il violait le Sabbat, qu'il guérissait le jour du Sabbat. Ici Pilate les interrogea sur un
ton de moquerie : “Vous n'êtes pas malades apparemment, dit-il, autrement ces guérisons ne vous mettraient pas tellement en colère.” Ils ajoutèrent qu'il séduisait le peuple par d'horribles
enseignements, qu'il disait qu'on devait manger sa chair et boire son sang pour avoir la vie éternelle. Pilate fut choqué de l'emportement furieux avec lequel ils présentaient cette accusation ;
il regarda ses officiers en souriant, et adressa aux Pharisiens des paroles piquantes, comme celles-ci : “On croirait presque que vous voulez suivre sa doctrine et obtenir la vie éternelle ;
car vous semblez vouloir manger sa chair et boire son sang.”
Leur deuxième accusation était que Jésus excitait le peuple à ne pas payer l'impôt à l'empereur. Ici Pilate, en colère, les interrompit du ton d'un homme chargé spécialement de veiller à ces
sortes d'objets. “C'est un gros mensonge, leur dit-il : je dois savoir cela mieux que vous.” Les Pharisiens alors mirent en avant le troisième grief : “Cet homme obscur, d'extraction
basse et équivoque, s'est fait un grand parti, et a dit malheur à Jérusalem ; il répand en outre parmi le peuple des paraboles à double sens sur un roi qui prépare les noces de son fils. Un jour
la multitude, rassemblée par lui sur une montagne, voulu le faire roi, mais il a trouvé que c'était trop tôt et s'est caché. Dans les derniers jours il s'est produit davantage, il s'est fait
préparer une entrée tumultueuse à Jérusalem et il a fait crier : Hosanna au fils de David ! Béni soit l'empire de notre père David qui arrive ! il s'est fait rendre les honneurs royaux, car il a
enseigné qu'il était le Christ, l'oint du Seigneur, le Messie, le roi promis aux Juifs, et il se fait ainsi appeler.” Ces allégations furent encore appuyées par dix témoins.
Lorsqu'il fut dit que Jésus se faisait appeler le Christ, le Roi des Juifs, Pilate sembla pensif. Il alla de la terrasse dans la salle du tribunal qui y était attenante, jeta en passant un regard
attentif sur Jésus, et ordonna aux gardes de le lui amener dans la salle. Pilate était un païen superstitieux, d'un esprit mobile et facile à troubler ; il n'ignorait pas que les
prophètes des Juifs leur avaient annoncé depuis longtemps un oint du Seigneur, un Roi libérateur et Rédempteur, et que beaucoup de Juifs l'attendaient. Il savait aussi que des rois de l'Orient
étaient venus vers le vieil Hérode, pour rendre hommage à un roi nouveau-né des Juifs, et qu'Hérode, à cette occasion, avait fait égorger un grand nombre d'enfants. Il avait bien ouï parler de
ces traditions sur un Messie et un Roi des Juifs ; mais il n'y croyait pas, en païen qu'il était, et, s'il avait cherché à s'en rendre compte, il se serait figuré, comme les Juifs instruits
d'alors et les Hérodiens, un roi puissant et victorieux. Il lui parut d'autant plus ridicule qu'on accusât cet homme qui paraissait devant lui dans un tel état d'abaissement et de souffrance, de
s'être donné pour ce Messie et ce Roi. Mais les ennemis de Jésus ayant présenté ceci comme une attaque aux droits de l'empereur, il fit amener le Sauveur devant lui pour
l'interroger.
Pilate regarda Jésus avec étonnement, et lui dit : “Tu es donc le Roi des Juifs ?” et Jésus répondit : “Dis-tu cela de toi-même, ou est-ce que d'autres te l'ont dit de moi ?” Pilate choqué que
Jésus pût le croire assez extravagant pour adresser de lui-même une semblable question à un pauvre homme dans un état si misérable, lui dit avec quelque dédain : “Suis-je un Juif pour m'occuper
de pareilles misères ? Ton peuple et ses prêtres t'ont livré à moi comme ayant mérité la mort pour cela. Dis-moi ce que tu as fait.” Jésus lui dit avec majesté : “Mon royaume n'est pas de ce
monde. Si mon royaume était de ce monde, j'aurais des serviteurs qui combattraient pour m'empêcher de tomber entre les mains de mes ennemis : mais mon royaume n'est pas de ce monde”. Pilate
fut quelque peu troublé à ces graves paroles, et lui dit d'un ton plus sérieux : “Es-tu donc roi ?” Jésus répondit : “Comme tu le dis, je suis Roi. Je suis né et je suis venu dans ce monde pour
rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité entend ma voix.” Pilate le regarda, et dit en se levant : “La vérité ! Qu'est-ce que la vérité ?” il y eut encore quelques paroles, dont
je ne me souviens pas bien.
Pilate revint sur la terrasse. Il ne pouvait pas comprendre Jésus ; mais il voyait bien que ce n'était pas un roi qui pût nuire à l'empereur, puisqu'il ne prétendait à aucun royaume dans ce
monde. Or, l'empereur s'inquiétait peu des royaumes de l'autre monde. Il cria donc aux Princes des Prêtres, du haut de la terrasse : “Je ne trouve aucun crime en cet homme”. Les ennemis de
Jésus s'irritèrent, et ce fut un torrent d'accusations contre lui. Mais le Sauveur restait silencieux, et priait pour les pauvres hommes, et lorsque Pilate, se tournant vers lui, lui dit :
“N'as-tu rien à répondre à ces accusations ?” Jésus ne répondit pas un mot au point que Pilate, surpris, lui dit encore : “Je vois bien qu'ils font des mensonges contre toi”.
Mais les accusateurs continuèrent à parler avec fureur, et dirent : “Comment ! vous ne trouvez pas de crime en lui ? N'est-ce point un crime que de soulever le peuple, de répandre sa doctrine
dans tout le pays depuis la Galilée jusqu'ici ?” Lorsque Pilate entendit ce mot de Galilée, il
réfléchit un instant, et dit : “Cet homme est-il Galiléen et sujet d'Hérode ? - Oui, répondit-on ; ses parents ont demeuré à Nazareth, et son séjour actuel est Capharnaüm. - Puisqu'il est
sujet d'Hérode, répliqua Pilate, menez-le devant lui : il est ici pour la fête, et peut le juger.” Alors il fit reconduire Jésus hors du tribunal, et envoya un officier à Hérode, afin de lui
faire savoir qu'on amenait devant lui Jésus de Nazareth, son sujet. Pilate était bien aise de se dérober ainsi à l'obligation de juger Jésus, car cette affaire lui était désagréable. Il désirait
aussi faire une politesse à Hérode avec lequel il était brouillé, et qui avait toujours été très curieux de voir Jésus.
Les ennemis du Sauveur, furieux d'être ainsi renvoyés par Pilate en face de tout le peuple et obligés d'aller devant Hérode, firent tomber toute leur colère sur Jésus. On le lia de nouveau, et on
le traîna, en l'accablant d'insultes et de coups, à travers la route qui remplissait le forum, jusqu'au palais d'Hérode qui n'était pas très éloigné. Des soldats romains s'étaient joints au
cortège.
Pendant le dernier entretien, Claudia Procle, la femme de Pilate, lui avait fait dire par un domestique qu'elle désirait vivement lui parler, et, pendant qu'on conduisait Jésus à Hérode, elle se
tenait secrètement sur une haute galerie, et regardait le cortège avec beaucoup de trouble et d'angoisse.
XVIII. ORIGINE DU CHEMIN DE LA CROIX
Pendant tout ce débat, la mère de Jésus, Madeleine et Jean s'étaient tenus dans un coin du forum, regardant et écoutant avec une douleur profonde. Lorsque Jésus fut mené à Hérode, Jean conduisit
la sainte Vierge et Madeleine sur tout le chemin qu'avait suivi Jésus. Ils revinrent ainsi chez Caïphe, chez Anne, dans Ophel, à Gethsémani, dans le jardin des Oliviers ; et dans tous les
endroits où le Sauveur était tombé, où il avait souffert, ils s'arrêtaient en silence, pleuraient et souffraient avec lui. La sainte Vierge se prosterna plus d'une fois, et baisa la terre aux
places où son fils était tombé. Madeleine se tordait les mains, et Jean pleurait, les consolait, les relevait, les conduisait plus loin. Ce fut là le commencement du saint chemin de la Croix et
des honneurs rendus à la Passion de Jésus, avant même qu'elle ne fût accomplie.
Ce fut dans la plus sainte fleur de l'humanité, dans la mère virginale du Fils de l'homme, que commença la méditation de l'Eglise sur les douleurs de son rédempteur. Dès ce moment, quand il
n'était encore qu'à la moitié de sa voie douloureuse, la mère pleine de grâce arrosait de ses pleurs et révérait les traces des pas de son fils et de son Dieu. O quelle compassion ! Avec quelle
force le glaive tranchant et perçant ne s'enfonça-t-il pas dans son coeur ! Elle, dont le corps bienheureux l'avait porté, dont le sein bienheureux l'avait allaité, cette bienheureuse qui avait
entendu réellement et substantiellement le Verbe de Dieu, Dieu lui-même dès le commencement, qui l'avait conçu et gardé neuf mois sous son coeur plein de grâce, qui l'avait porté et senti vivre
en elle avant que les hommes ne reçussent de lui la bénédiction, la doctrine et le salut, partageait toutes les souffrances de Jésus, y compris son violent désir de racheter les hommes par ses
douleurs et sa mort. C'est ainsi que la Vierge pure et sans tâche inaugura pour l'Eglise le Chemin de la Croix, pour y ramasser à toutes les places, comme des pierres précieuses, les inépuisables
mérites de Jésus-Christ, pour les cueillir comme des fleurs sur la route, et les offrir à son Père céleste pour ceux qui ont la foi. Tout ce qu'il y a jamais eu, et tout ce qu'il y aura jamais de
saint dans l'humanité, tous ceux qui ont soupiré après la rédemption, tous ceux qui ont jamais célébré avec une compassion respectueuse l'amour et les souffrances du Sauveur, faisaient ce chemin
avec Marie, s'affligeaient, priaient, s'offraient en sacrifice dans le coeur de la mère de Jésus qui est aussi une tendre Mère pour tous ses frères réunis par la foi dans le sein de
l'Eglise.
Madeleine était comme hors d'elle-même à force de douleur. Elle avait un immense et saint amour pour Jésus ; mais lorsqu'elle aurait voulu verser son âme à ses pieds, comme l'huile de nard sur sa
tête, un horrible abîme s'ouvrait entre elle et son bien-aimé. Son repentir et sa reconnaissance étaient sans bornes, et quand elle voulait élever vers lui son coeur, comme le parfum de l'encens,
elle voyait Jésus maltraité, conduit à la mort à cause de ses fautes dont il s'était chargé. Alors ces fautes pour lesquelles Jésus avait tant à souffrir, la pénétraient d'horreur ; elle se
précipitait dans l'abîme du repentir, sans pouvoir l'épuiser ni le combler ; elle se sentait de nouveau entraînée par son amour vers son Seigneur et Maître, et elle le voyait livré aux plus
horribles traitements. Ainsi son âme était cruellement déchirée et ballottée entre l'amour, le repentir, la reconnaissance, l'aspect de l'ingratitude de son peuple, et tous ces sentiments
s'exprimaient dans sa démarche, dans ses paroles, dans ses mouvements.
Jean aimait et souffrait. Il conduisait pour la première fois la Mère de son Maître et de son Dieu, qui l'aimait aussi et souffrait aussi pour lui, sur ces traces du chemin de la Croix où
l'Eglise devait la suivre, et l'avenir lui apparaissait.
XIX. PILATE ET SA FEMME
Pendant qu'on conduisait Jésus à Hérode et que là encore on l'injuriait et on le raillait, je vis Pilate aller vers sa femme, Claudia Procle ils se rendirent ensemble dans une petite maison
située sur une terrasse du jardin, derrière le palais. Claudia était troublée et vivement émue. C'était une grande et belle femme, mais pâle. Elle avait un voile qui pendait derrière elle ;
cependant on voyait ses cheveux rassemblés autour de sa tête et entremêlés de quelques ornements ; elle avait aussi des pendants d'oreilles, un collier, et sur la poitrine une espèce d'agrafe qui
maintenait son long vêtement. Elle s'entretint longtemps avec Pilate ; elle le conjura par tout ce qui lui était sacré de ne point faire de mal à Jésus, le Prophète, le Saint des Saints, et elle
lui raconta quelque chose des visions merveilleuses qu'elle avait eues au sujet de Jésus la nuit précédente.
Pendant quelle parlait, je vis la plupart de ces visions ; mais je ne me souviens pas bien de la manière dont elles se suivaient. Je me rappelle toutefois qu'elle vit les principaux moments de la
vie de Jésus : l'Annonciation de Marie, la Nativité, l'adoration des bergers et celle des rois, la prophétie de Siméon et d'Anne, la fuite en Egypte, la tentation dans le désert, etc. Elle vit un
ensemble de tableaux de sa vie publique, si sainte et si bienfaisante. Il lui apparut toujours environné de lumière, et elle vit la malice et la cruauté de ses ennemis sous les formes les plus
horribles ; elle vit ses souffrances infinies, sa patience et son amour inépuisables, la sainteté et les douleurs de sa mère. Ces visions lui donnèrent beaucoup d'inquiétude et de tristesse, car
tous ces objets étaient nouveaux pour elle, elle en était saisie et pénétrée, et elle voyait plusieurs de ces choses, le massacre des enfants par exemple et la prophétie de Siméon, se passer dans
le voisinage de sa maison. Pour moi, je sais bien à quel point un coeur compatissant peut être déchiré par ces visions, car l'on comprend bien ce que doivent éprouver les autres lorsqu'on l'a
ressenti soi-même.
Elle avait souffert toute la nuit, et aperçu plus ou moins clairement bien des vérités merveilleuses, lorsqu'elle fut réveillée par le bruit de la troupe qui conduisait Jésus. Lorsqu'elle jeta
les yeux de ce côté, elle vit le Seigneur, l'objet de tous ces miracles qui lui avaient été montrés, défiguré, meurtri, maltraité par ses ennemis, et traîné par eux à travers le forum pour être
conduit chez Hérode. Son coeur fut bouleversé à cette vue, et elle envoya aussitôt chercher Pilate, auquel elle raconta dans son trouble ce qui venait de lui arriver. Elle ne comprenait pas tout,
et surtout ne pouvait pas bien l'exprimer ; mais elle priait, suppliait et adressait à son mari les instances les plus touchantes.
Pilate était étonné et troublé ; il rapprochait ce que lui disait sa femme de tout ce qu'il avait recueilli çà et là sur Jésus, se rappelait la fureur des Juifs, le silence de Jésus, et ses
merveilleuses réponses à ses questions. Il était agité et inquiet ; il céda aux prières de sa femme, et lui dit : “J'ai déclaré que je ne trouvais aucun crime en cet homme. Je ne le condamnerai
pas, j'ai reconnu toute la malice des Pharisiens”. Il parla aussi de ce que lui avait dit Jésus ; il promit à sa femme de ne pas condamner Jésus, et lui donna un gage comme garantie de sa
promesse. Je ne sais si c'était un joyau, un anneau ou un cachet. C'est ainsi qu'ils se séparèrent.
Pilate était un homme corrompu, indécis, plein d'orgueil et de bassesse à la fois : il ne reculait pas devant les actions les plus honteuses lorsqu'il y trouvait son profit, et en même temps il
se livrait lâchement aux superstitions les plus ridicules lorsqu'il était dans une position difficile. Cette fois, il était très embarrassé, et il était sans cesse auprès de ses dieux, auxquels
il offrait de l'encens dans un lieu secret de sa maison, et auxquels il demandait des signes. Une de ses pratiques superstitieuses était de regarder des poulets manger.
Mais toutes ces choses me paraissaient si horribles, si ténébreuses et si infernales, que j'en détournais la vue avec dégoût et que je ne puis les redire exactement. Ses pensées étaient confuses,
et Satan lui soufflait tantôt un projet, tantôt un autre. Il songeait d'abord a délivrer Jésus comme innocent, puis il craignit que ses dieux ne se vengeassent sur lui, Pilate, s'il sauvait
Jésus, qui semblait être une sorte de demi dieu, et qui pouvait leur faire tort. "Peut-être, se disait-il, c'est une espèce de dieu des Juifs ; il y a tant de prophéties d'un roi des Juifs
qui doit régner partout, c'est un Roi semblable que les mages de l'Orient sont venus chercher ici ; il pourrait peut-être s'élever au-dessus des mes dieux et de mon empereur, et j'aurais une
grande responsabilité s'il ne mourait pas. Peut-être sa mort sera-t-elle le triomphe de mes dieux". Puis les songes merveilleux de sa femme lui revenaient à l'esprit, et jetaient un grand poids
dans la balance en faveur de la délivrance de Jésus. Il finit par se décider tout à fait dans ce sens.
Il voulait être juste, mais il ne le pouvait pas, car il avait demandé : "Qu'est-ce que la vérité ?" et il n'avait pas attendu la réponse : "La vérité, c'est Jésus de Nazareth, le roi des Juifs".
La plus grande confusion régnait dans ses pensées ; je n'y pouvais rien comprendre et lui-même ne savait pas ce qu'il voulait, autrement il n'aurait pas consulté ses poulets.
Le peuple se rassemblait en foule toujours croissante sur le marché, et dans le voisinage de la rue par laquelle on conduisait Jésus à Hérode. Les groupes se formaient dans un certain ordre,
d'après les lieux d'où chacun était venue à la fête, et les Pharisiens les plus haineux de tous les endroits où Jésus avait enseigné étaient près de leurs compatriotes, travaillant et excitant
contre le Sauveur les gens indécis.
Les soldats romains étaient en grand nombre dans le corps de garde voisin du palais de Pilate ; tous les postes importants de la ville étaient aussi occupés par eux.
LA DOULOUREUSE PASSION DE NOTRE SEIGNEUR JESUS CHRIST
d'après les méditations de la Bienheureuse Anne-Catherine Emmerick
Traduction de l'Abbé de Cazalès Gallica
'Die ekstatische Jungfrau Katharina
Emmerick' par Gabriel von Max, München, Neue Pinakothek