On donne le nom de Carême au jeûne de quarante jours par lequel l'Eglise se prépare à célébrer la fête de Pâques ;
et l'institution de ce jeûne solennel remonte aux premiers temps du Christianisme. Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même l'a inauguré par son exemple, en jeûnant quarante jours et quarante nuits
dans le désert ; et s'il n'a pas voulu, dans sa suprême sagesse, en faire un commandement divin qui dès lors n'eût plus été susceptible de dispense, il a du moins déclaré que le jeûne imposé si
souvent par l'ordre de Dieu dans l'ancienne loi serait aussi pratiqué par les enfants de la loi nouvelle.
Un jour, les disciples de Jean s'approchèrent de Jésus et lui dirent : "Pourquoi, tandis que nous et les pharisiens jeûnons fréquemment, vos disciples ne jeûnent-ils pas ?" Jésus daigna leur
répondre : "Est-ce que les enfants de l'Epoux peuvent être dans le deuil, tandis que l'Epoux est avec eux ? Il viendra un temps où l'Epoux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront."
Aussi voyons-nous, par le livre des Actes des Apôtres, les disciples du Sauveur, après la fondation de l'Eglise, s'appliquer au jeûne et le recommander aux fidèles dans les Epîtres qu'ils leur
adressent. La raison de cette conduite est facile à saisir. L'homme demeure pécheur, même après l'accomplissement des mystères divins par lesquels le Christ a opéré notre salut ; l'expiation
est donc encore nécessaire.
C'est pourquoi les saints Apôtres, venant au secours de notre faiblesse, statuèrent, dès le commencement du christianisme, que la solennité de la Pâque serait précédée d'un jeûne universel ; et
l'on détermina tout naturellement pour cette carrière de pénitence le nombre de quarante jours, que l'exemple du Sauveur lui-même avait marqué. L'institution apostolique du Carême nous est
attestée par saint Jérôme, saint Léon le Grand, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Isidore de Seville, etc., bien qu'il y ait eu à l'origine des variétés assez considérables dans la manière
d'appliquer cette loi.
On a vu déjà, dans le Temps de la Septuagésime, que les Orientaux commencent leur Carême avant les Latins, parce que leur coutume étant de ne pas jeûner les samedis, ni même les jeudis en
certains lieux, ils sont contraints, pour arriver a la mesure voulue, de précéder l'Occident dans la carrière de la pénitence. Ces sortes d'exceptions sont du nombre de celles qui confirment la
règle. Nous avons fait voir aussi comment l'Eglise latine, qui, primitivement, ne jeûnait que
trente-six jours sur les six semaines du Carême, le jeûne du dimanche avant été de tout temps prohibé dans l'Eglise, a cru devoir ajouter postérieurement les quatre derniers jours de la semaine
de Quinquagésime, afin de former rigoureusement le nombre de quarante jours de jeûne.
La matière du Carême ayant été traitée souvent et avec abondance, nous sommes contraint d'abréger considérablement les détails dans l'exposé historique que nous faisons ici, afin de ne pas
dépasser les proportions de cet ouvrage ; nous ferons en sorte cependant de ne rien omettre d'essentiel. Puissions-nous réussir a faire comprendre aux fidèles l'importance et la gravité de cette
sainte institution, qui est destinée a remplir une si grande part dans l'oeuvre du salut de chacun de nous !
Le Carême est un temps spécialement consacré à la pénitence ; et la pénitence s'y exerce principalement par la pratique du jeûne. Le jeûne est une abstinence volontaire que l'homme s'impose en
expiation de ses péchés, et qui, durant le Carême, s'accomplit en vertu d'une loi générale de l'Eglise. Dans la discipline actuelle de l'Occident, le jeûne du Carême n'est pas d'une plus grande
rigueur que celui qui est imposé aux Vigiles de certaines fêtes et aux Quatre-Temps ; mais il s'étend à toute la série des quarante jours, et n'est suspendu que par la solennité du
dimanche.
Nous n'avons pas besoin de démontrer à des chrétiens l'importance et l'utilité du jeûne ; les divines Ecritures de l'Ancien et du Nouveau Testament déposent tout entières en faveur de cette
sainte pratique. On peut même dire que la tradition de tous les peuples vient y joindre son
témoignage ; car cette idée que l'homme peut apaiser la divinité en soumettant son corps à l'expiation a fait le tour du monde et se retrouve dans toutes les religions, même les plus éloignées de
la pureté des traditions patriarcales.
Saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Jérôme et saint Grégoire le Grand ont remarqué que le précepte auquel furent soumis nos premiers parents dans le paradis terrestre était un précepte
d'abstinence, et que c'est pour ne pas avoir gardé cette vertu qu'ils se sont précipités dans un abîme de maux, eux et toute leur postérité. La vie de privations à laquelle le roi déchu de la
création se vit soumis désormais sur la terre, qui ne devait plus produire pour lui que des ronces et des épines, montra dans tout son jour cette loi d'expiation que le Créateur irrité a imposée
aux membres révoltés de l'homme pécheur.
Jusqu'au temps du déluge, nos ancêtres soutinrent leur existence par l'unique secours des fruits de la terre, qu'ils ne lui arrachaient qu'à force de travail. Mais lorsque Dieu, comme nous
l'avons vu, jugea à propos, dans sa sagesse et dans sa miséricorde, d'abréger la vie de l'homme, afin de resserrer le cercle de ses dépravations, il daigna lui permettre de se nourrir de la chair
des animaux, comme pour suppléer à l'appauvrissement des forces de la nature. En même temps Noé, poussé par un instinct divin, exprimait le jus de la vigne ; et un nouveau supplément était
apporté à la faiblesse de l'homme.
La nature du jeûne a donc été déterminée d'après ces divers éléments qui servent à la sustentation des forces humaines ; et d'abord il a dû consister dans l'abstinence de la chair des
animaux, parce que ce secours, offert par la condescendance de Dieu, est moins rigoureusement
nécessaire à la vie. La privation de la viande, avec les adoucissements que l'Eglise a consentis, est demeurée comme essentielle dans la notion du jeune : ainsi on a pu, selon les pays, tolérer
l'usage des œufs, des laitages, de la graisse même ; mais on l'a fait sans abandonner le principe fondamental, qui consiste dans la suspension réelle de l'usage de la chair des animaux. Durant un
grand nombre de siècles, comme aujourd'hui encore dans les Eglises de l'Orient, les œufs et tous les laitages demeuraient interdits, parce qu'ils proviennent des substances animales ; et ils ne
sont même permis aujourd'hui dans les Eglises latines qu'en vertu d'une dispense annuelle et plus ou moins générale. Telle est même la rigueur du précepte de l'abstinence de la viande, qu'il
n'est pas suspendu le dimanche en Carême, malgré l'interruption du jeûne, et que ceux qui ont obtenu dispense des jeûnes de la semaine demeurent sous l'obligation de cette abstinence, à moins
qu'elle n'ait été levée par une dispense spéciale.
Dans les premiers siècles du christianisme, le jeûne renfermait aussi l'abstinence du vin ; c'est ce que nous apprenons de saint Cyrille de Jérusalem , de saint Basile, de saint Jean Chrysostome,
de Théophile d'Alexandrie, etc. Cette rigueur a disparu d'assez bonne heure chez les Occidentaux ; mais elle s'est conservée plus longtemps chez les chrétiens d'Orient. Enfin le jeûne, pour être complet, doit s'étendre, dans une certaine mesure, jusqu'à la privation de la nourriture ordinaire : en ce sens qu'il ne comporte qu'un seul repas par jour. Telle est l'idée que l'on doit
s'en former et qui résulte de toute la pratique de l'Eglise, malgré les nombreuses modifications qui se sont produites, de siècle en siècle, dans la discipline du Carême.
L'usage des Juifs, dans l'Ancien Testament, était de différer jusqu'au soleil couché l'unique repas permis dans les jours de jeûne. Cette coutume passa dans l'Eglise chrétienne et s'établit
jusque dans nos contrées occidentales, où elle fut gardée longtemps d'une manière inviolable. Enfin, des le IXe siècle, un adoucissement se produisit peu à peu dans l'Eglise latine ; et l'on
trouve à cette époque un Capitulaire de Théodulphe, évêque d'Orléans, dans lequel ce prélat réclame contre ceux qui déjà se croyaient en droit de prendre leur repas à l'heure de None,
c'est-à-dire à trois heures de l'après-midi. Néanmoins, ce relâchement s'étendait insensiblement ; car nous rencontrons dès le siècle suivant le témoignage du célèbre Rathier, évêque de Vérone,
qui, dans un Sermon sur le Carême, reconnaît aux fidèles la liberté de rompre le jeûne dès l'heure de None. On trouve bien encore quelques traces de réclamation au XIe siècle, dans un Concile de
Rouen qui défend aux fidèles de prendre leur repas avant que l'on ait commencé à l'église l'Office des Vêpres, à l'issue de celui de None ; mais on entrevoit déjà ici l'usage d'anticiper l'heure
des Vêpres, afin de donner aux fidèles une raison d'avancer leur repas.
Jusque vers cette époque, en effet, la coutume avait été de ne célébrer la Messe, les jours de jeûne qu'après avoir chanté l'Office de None qui commençait vers trois heures, et de ne chanter les Vêpres qu'au moment du coucher du soleil. La discipline du jeûne s'adoucissant
graduellement, l'Eglise ne jugea pas à propos d'intervertir l'ordre de ses Offices qui remontait à la plus haute antiquité ; mais successivement elle anticipa d'abord les Vêpres, puis la Messe,
puis enfin None, de manière à permettre que les Vêpres se pussent terminer avant midi, lorsque la coutume eut enfin autorisé les fidèles à prendre leur repas au milieu de la
journée.
Au XIIe siècle, nous voyons par un passage de Hugues de Saint-Victor que l'usage de rompre le jeûne à l'heure de None était devenu général ; cette pratique fut consacrée au XIIIe siècle par
l'enseignement des docteurs scolastiques. Alexandre de Halès, dans sa Somme, l'enseigne formellement, et saint Thomas d'Aquin n'est pas moins exprès. Mais l'adoucissement devait s'étendre encore ; et nous voyons, dès la fin du même XIIIe siècle, le docteur Richard de
Middleton, célèbre franciscain, enseigner que l'on ne doit pas regarder comme transgresseurs du jeûne ceux qui prendraient leur repas à l'heure de Sexte, c'est-à-dire à midi, parce que, dit-il,
cet usage à déjà prévalu en plusieurs endroits, et que l'heure à laquelle on mange n'est pas aussi nécessaire à l'essence du jeûne que l'unité du repas. Le XIVe siècle consacra par sa pratique et par un enseignement formel le sentiment de Richard de Middleton. Nous citerons en
témoignage le fameux docteur Durand de Saint-Pourçain, dominicain et évêque de Meaux. Il ne fait
aucune difficulté d'assigner l'heure de midi pour le repas dans les jours de jeûne ; telle est, dit-il, la pratique du pape, des cardinaux et même des religieux. On ne doit donc pas être surpris
de voir cet enseignement maintenu au XVe siècle par les plus graves auteurs, comme saint Antonin, Etienne Poncher, évêque de Paris, le cardinal Cajétan, etc. En vain Alexandre de Halès et saint
Thomas avaient cherché à retarder la décadence du jeûne en fixant pour le repas l'heure de None ; ils furent bientôt débordés, et la discipline actuelle s'établit, pour ainsi dire, dès leur
temps.
Mais, par l'avancement même de l'heure du repas, le jeûne, qui consiste essentiellement à ne faire que cet unique repas, était devenu d'une pratique difficile, à
raison du long intervalle qui s'écoule d'un midi à l'autre. Il fallut donc venir au secours de la faiblesse humaine, en autorisant ce qu'on a appelé la Collation. La première origine de cet
usage est fort ancienne, et provient des coutumes monastiques. La Règle de saint Benoît prescrivait, en dehors du Carême ecclésiastique, un grand nombre de jeûnes ; mais elle en
tempérait la rigueur, en permettant le repas à l'heure de None : ce qui rendait ces jeûnes moins pénibles que ceux du Carême, auxquels tous les fidèles, séculiers ou religieux, étaient
tenus jusqu'au coucher du soleil. Néanmoins, comme les moines se trouvaient avoir à accomplir les plus rudes travaux de la campagne durant l'été et l'automne, époque où ces jeunes jusqu'à None
étaient fréquents, et devenaient même journaliers, à partir du 14 septembre ; les Abbés, usant d'un pouvoir fondé sur la Règle elle-même, accordèrent aux religieux la liberté de boire sur le soir un coup de vin avant les Compiles, afin de restaurer leurs forces épuisées par les fatigues de la
journée. Ce soulagement se prenait en commun, et au moment où l'on faisait la lecture du soir appelée Conférence, en latin Collatio, parce qu'elle consistait principalement à lire les célèbres
Conférences (Collationes) de Cassien : de là vint le nom de Collation donné à cet adoucissement du jeûne monastique.
Dès le IXe siècle, nous voyons l'Assemblée d'Aix-la-Chapelle de 817, étendre aux jeûnes même du Carême cette liberté, à raison de la grande fatigue qu'éprouvaient les moines dans les Offices
divins de ce saint temps. Mais on remarqua dans la suite que l'usage de cette boisson pouvait avoir des inconvénients pour la santé, si l'on n'y joignait pas quelque chose de solide ; et du XIVe
au XVe siècle, l'usage s'introduisit de donner aux religieux un léger morceau de pain qu'ils mangeaient en prenant le coup de vin qui leur était accordé à la Collation.
Ces adoucissements du jeûne primitif s'étant introduits dans les cloîtres, il était naturel qu'ils s'étendissent bientôt aux séculiers eux-mêmes. La liberté de boire hors de l'unique repas
s'établit peu à peu ; et dès le XIIIe siècle saint Thomas, examinant la question de savoir si la boisson rompt le jeûne, la résout négativement ; toutefois, il n'admet pas encore que l'on puisse
joindre à cette boisson une nourriture solide. Mais lorsque, dès la fin du XIIIe siècle et dans le cours du XIVe, le repas eut été, sans retour, avancé à midi, une simple
boisson dans la soirée ne pouvait plus suffire pour soutenir les forces du corps ; ce fut alors que
l'usage de prendre du pain, des herbes, des fruits, etc., outre la boisson, s'introduisit à la fois dans les cloîtres et dans le siècle, à la condition cependant d'user de ces aliments avec une
telle modération que la collation ne fût jamais transformée en un second repas.
Telles furent les conquêtes que le relâchement de la ferveur, et aussi l’affaiblissement géneral des forces chez les peuples occidentaux obtinrent sur l'antique observance du jeûne. Toutefois,
ces envahissements ne sont pas les seuls que nous ayons à constater. Durant de longs siècles l'abstinence de la viande entraînait l'interdiction de tout ce qui provient du règne animal, sauf le
poisson, qui a toujours été privilégié à cause de sa nature froide, et pour diverses raisons mystérieuses fondées sur les saintes Ecritures. Les laitages de toute espèce furent longtemps prohibés
; et aujourd'hui encore le beurre et le fromage sont détendus à Rome, tous les jours où n'a pas été donnée la dispense pour manger de la viande.
Dès le IXe siècle, l'usage s'établit dans l'Europe occidentale, particulièrement en Allemagne et dans les pays septentrionaux, d'user des laitages en Carême ; le concile de Kedlimbourg, au XIe
siècle, s'efforça en vain de le déraciner. Après avoir essayé de légitimer cette pratique, au moyen de dispenses temporaires qu'elles obtenaient des souverains pontifes, ces Eglises finirent par
jouir paisiblement de leur coutume. Jusqu'au XVIe siècle, les Eglises de France maintinrent l'ancienne rigueur, qui parait n'avoir cédé tout à fait que dans le XVIIe. En réparation de cette brèche faite à l'ancienne discipline, et comme pour compenser par un acte pieux et
solennel le relâchement qui s'était introduit sur cet article des laitages, toutes les paroisses de Paris, auxquelles se joignaient les Dominicains, les Franciscains, les Carmes et les Augustins,
se rendaient en procession à l'Eglise de Notre-Dame, le Dimanche de Quinquagésime ; et ce même jour, le Chapitre métropolitain, avec le clergé des quatre paroisses qui lui étaient sujettes,
allait faire une station dans la cour du Palais, et chanter une Antienne devant la relique de la vraie Croix qui était exposée dans la Sainte-Chapelle. Ces pieux usages, qui avaient pour but de
rappeler l'ancienne discipline, ont duré jusqu'à la Révolution.
Mais la concession des laitages n'entraînait pas la liberté d'user des œufs en Carême. Sur ce point, l'ancienne règle est demeurée en vigueur ; et cet aliment n'est jamais permis que selon la
teneur de la dispense qui peut être donnée annuellement. A Rome, les œufs demeurent toujours prohibés, les jours où la dispense pour user de la viande n'a pas été octroyée ; en d'autres lieux,
les œufs permis à certains jours demeurent interdits en d'autres, et particulièrement dans la Semaine sainte. On voit que partout l'Eglise, préoccupée du bien spirituel de ses enfants, a cherché
à maintenir, dans leur intérêt, tout ce qu'elle a pu conserver des salutaires observances qui doivent les aider à satisfaire à la justice de Dieu. C'est en vertu de ce principe que Benoît XIV,
alarmé de l'extrême facilité avec laquelle dès son temps les dispenses de l'abstinence se multipliaient de toutes parts, a renouvelé par une solennelle Constitution, en date du 10 juin 1745,
la défense de servir sur la même table du poisson et de la viande aux jours de
jeune.
Ce même Pontife, que l'on n'a jamais accusé d'exagération, adressa dès la première année de son pontificat, le 3o mai 1741, une Lettre Encyclique à tous les Evêques du monde chrétien, dans
laquelle il exprime avec force la douleur dont il est pénétré à la vue du relâchement qui déjà s'introduisait partout au moyen des dispenses indiscrètes et non motivées. "L'observance du
Carême, disait le Pontife, est le lien de notre milice ; c'est par elle que nous nous distinguons des ennemis de la Croix de Jésus-Christ ; par elle que nous détournons les fléaux de la divine
colère ; par elle que, protégés du secours céleste durant le jour, nous nous fortifions contre les princes des ténèbres. Si cette observance vient à se relâcher, c'est au détriment de la gloire
de Dieu, au déshonneur de la religion catholique, au péril des âmes chrétiennes ; et l'on ne doit pas douter que cette négligence ne devienne la source de malheurs pour les peuples, de désastres
dans les affaires publiques et d'infortunes pour les particuliers."
Un siècle s'est écoulé depuis ce solennel avertissement du Pontife, et le relâchement qu'il eût voulu ralentir est toujours allé croissant. Combien compte-t-on dans nos cités de chrétiens
strictement fidèles à l'observance du Carême, en la forme pourtant si réduite que nous avons exposée ? Ne voyons-nous pas chaque année les Pasteurs des Eglises publier des dispenses générales
toujours plus étendues, et en même temps le nombre de ceux qui s'astreignent à ne pas dépasser ces dispenses diminuer de jour en jour ? Où nous conduira cette mollesse qui s'accroît sans fin, si ce n'est à l'abaissement universel des caractères et par là au renversement de la
société ? Déjà les tristes prédictions de Benoît XIV ne sont que trop visiblement accomplies. Les nations chez lesquelles l'idée de l'expiation vient à s'éteindre défient la colère de Dieu ; et
il ne reste bientôt plus pour elles d'autre sort que la dissolution ou la conquête. De pieux et courageux efforts ont été faits pour relever l'observation du Dimanche, au sein de nos
populations asservies sous l'amour du gain et de la spéculation. Des succès inespérés sont venus couronner ces efforts ; qui sait si le bras du Seigneur levé pour nous frapper ne s'arrêtera pas,
en présence d'un peuple qui commence à se ressouvenir de la maison de Dieu et de son culte ? Nous devons l'espérer ; mais cet espoir sera plus ferme encore, lorsque l'on verra les chrétiens de
nos sociétés amollies et dégénérées rentrer, à l'exemple des Ninivites, dans la voie trop longtemps abandonnée de l'expiation et de la pénitence.
La chute par Dürer
Mais reprenons notre récit historique, et signalons encore quelques traits de l'antique fidélité des chrétiens aux saintes observances du Carême. Il ne sera pas hors de propos de rappeler ici la
forme des premières dispenses dont les annales de l'Eglise ont conservé le souvenir : on y puisera un enseignement salutaire.
Au XIIIe siècle, l'archevêque de Brague recourait au Pontife Romain, qui était alors le grand Innocent III, pour lui faire savoir que la plus grande partie de son peuple avait été obligée de se
nourrir de viande durant le Carême, par suite d'une disette qui avait privé la province de toutes les provisions ordinaires ; le prélat demandait au pape quelle compensation il devait imposer aux fidèles pour cette violation forcée de l'abstinence quadragésimale. Il
consultait en outre le Pontife sur la conduite à tenir à L'égard des malades qui demandaient dispense pour user d'aliments gras. La réponse d'Innocent III, qui est insérée au Corps du Droit, est
pleine de modération et de charité, comme on devait s'y attendre ; mais nous apprenons par ce fait que tel était alors le respect pour la loi générale du Carême, que l'on ne voyait que l'autorité
du souverain pontife qui pût en délier les fidèles. Les âges suivants n'eurent point une autre manière d'entendre la question des dispenses.
Venceslas, roi de Bohême, se trouvant atteint d'une infirmité qui rendait nuisibles à sa santé les aliments de Carême, s'adressa, en 1297, à Boniface VIII, afin d'obtenir la permission d'user de
la viande. Le Pontife commit deux Abbés de l'Ordre de Cîteaux pour informer au sujet de l'état réel de la santé du prince; et, sur leur rapport favorable, il accorda la dispense demandée, en y
mettant toutefois les conditions suivantes : que l'on s'assurerait si le roi ne se serait pas engagé par vœu à jeûner toute sa vie pendant le Carême ; que les vendredis, les samedis et la Vigile
de saint Mathias seraient exceptés de la dispense ; enfin que le roi mangerait en particulier, et le ferait sobrement.
Nous trouvons au XIVe siècle deux brefs de dispense adressés par Clément VI, en 1351, à Jean, roi de France, et à la reine son épouse. Dans le premier, le Pape, ayant égard à ce
que le roi, durant les guerres auxquelles il est occupé, se trouve souvent en des lieux où le
poisson est rare, accorde au confesseur de ce prince le pouvoir de permettre, à lui et à ceux qui seront à sa suite, l'usage de la viande, à la réserve cependant du Carême entier, des vendredis
de l'année et de certaines Vigiles ; pourvu encore que ni le roi ni les siens ne se soient pas engagés par un vœu à l'abstinence pendant toute leur vie. Par le second bref, Clément VI, répondant
à la demande que lui avait présentée le roi Jean pour être exempté du jeûne, commet encore le confesseur du monarque et ceux qui lui succéderont dans cet emploi, pour le dispenser, ainsi que la
reine, de l'obligation du jeûne, après avoir pris l'avis des médecins.
Quelques années plus tard, en 1376, Grégoire XI rendait un nouveau bref, en faveur du roi de France Charles V et de la reine Jeanne son épouse, par lequel il déléguait à leur confesseur le
pouvoir de leur accorder l'usage des œufs et des laitages, pendant le Carême, de l'avis des médecins qui demeureront chargés en conscience, aussi bien que le confesseur, d'en répondre devant
Dieu. La permission s'étend aux cuisiniers et aux serviteurs, mais seulement pour goûter les mets.
Le XVe siècle continue de nous fournir des exemples de ce recours au siège apostolique pour la dispense des observances quadragésimales. Nous citerons en particulier le bref que Sixte IV adressa,
en 1483, à Jacques III, roi d'Ecosse, et par lequel il permet à ce prince d'user de la viande aux jours d'abstinence, toujours de l'avis du confesseur. Enfin, au XVIe siècle, nous
voyons Jules II accorder une faculté semblable à Jean, roi de Danemark, et à la reine Christine son
épouse ; et quelques années plus tard, Clément VII octroyer le même privilège à l'empereur Charles-Quint, et ensuite à Henri II de Navarre et à la reine Marguerite son
épouse.
Telle était donc la gravité avec laquelle on procédait encore il y a trois siècles, quand il s'agissait de délier les princes eux-mêmes d'une obligation qui tient à ce que le christianisme a de
plus universel et de plus sacré. Que l'on juge d'après cela du chemin qu'ont fait les sociétés modernes dans la voie du relâchement et de l'indifférence. Que l'on compare ces populations
auxquelles la crainte des jugements de Dieu et la noble idée de l'expiation faisaient embrasser chaque année de si longues et si rigoureuses privations, avec nos races molles et attiédies chez
lesquelles le sensualisme de la vie éteint de jour en jour le sentiment du mal, si facilement commis, si promptement pardonné et réparé si faiblement.
L'expulsion du Paradis par
Dürer
Où sont maintenant ces joies naïves et innocentes de nos pères à la fête de Pâques, lorsque, après une privation de quarante jours, ils rentraient en possession des aliments plus nourrissants et
plus agréables qu'ils s'étaient interdits durant cette longue période ? Avec quel charme, et aussi quelle sérénité de conscience, ils rentraient dans les habitudes d'une vie plus facile qu'ils
avaient suspendue pour affliger leurs âmes dans le recueillement, la séparation du monde et la pénitence ! Et ceci nous amène à ajouter quelques mots encore pour aider le lecteur
catholique à bien saisir l'aspect de la chrétienté, dans les âges de foi, au temps du
Carême.
Que l'on se figure donc un temps durant lequel non seulement les divertissements et les spectacles étaient interdits par l'autorité publique, mais où les tribunaux vaquaient, afin de ne pas
troubler cette paix et ce silence des passions si favorable au pécheur pour sonder les plaies de son âme, et préparer sa réconciliation avec Dieu.
Dès l'an 38o, Gratien et Théodose avaient porté une loi qui ordonnait aux juges de surseoir à toutes procédures et à toutes poursuites, quarante jours avant Pâques. Le Code Théodosien renferme
plusieurs autres dispositions analogues ; et nous voyons les conciles de France, encore au IXe siècle, s'adresser aux rois carolingiens pour réclamer l'application de cette mesure, qui avait été
sanctionnée par les Canons et recommandée par les Pères de l'Eglise. La législation d'Occident a depuis longtemps laissé tomber ces traditions trop chrétiennes ; mais, il faut le dire avec
humiliation, elles se sont conservées chez les Turcs qui, aujourd'hui encore, suspendent toute action judiciaire pendant la durée des trente jours de leur grand Ramadan.
Le Carême fut longtemps jugé incompatible avec l'exercice de la chasse, à cause de la dissipation et du tumulte qu'il entraîne. Au IXe siècle, le pape saint Nicolas Ier l'interdisait durant ce
saint temps aux Bulgares, nouvellement convertis au christianisme ; et encore au XIIIe siècle,
saint Raymond de Pennafort, dans sa Somme des cas pénitentiaux, enseigne que l’on ne peut sans un péché se livrer à cet exercice durant le Carême, si la chasse est bruyante et se fait avec des
chiens et des faucons. Cette obligation est du nombre de celles qui sont tombées en désuétude ; mais saint Charles la renouvela pour la province de Milan, dans un de ses
conciles.
On ne s'étonnera pas sans doute de voir la chasse interdite pendant le Carême, quand on saura que, dans les siècles chrétiens, la guerre elle-même, si nécessaire quelquefois au repos et à
l'intérêt légitime des nations, devait suspendre ses hostilités durant la sainte Quarantaine. Dès le IVe siècle, Constantin avait ordonné la cessation des exercices militaires les dimanches et
les vendredis, pour rendre hommage au Christ, qui a souffert et est ressuscité en ces jours, et pour ne pas enlever les chrétiens au recueillement avec lequel ces mystères demandent d'être
célébrés. Au IXe siècle, la discipline de l'Eglise d'Occident exigeait universellement la suspension des armes, durant tout le Carême, hors le cas de nécessité, comme on le voit par les actes de
l'assemblée de Compiègne, en 833, et parles conciles de Meaux et d'Aix-la-Chapelle, à la même époque. Les instructions du pape saint Nicolas Ier aux Bulgares expriment la même intention ; et l’on
voit, par une lettre de saint Grégoire VII à Didier, Abbé du Mont-Cassin, que cette règle était encore respectée au XIe siècle. Nous la voyons même observée jusque dans le XIIe, en Angleterre, au rapport de Guillaume de Malmesbury, par deux armées en présence : celle de
l'impératrice Mathilde, comtesse d'Anjou, fille du roi Henri, et celle du roi Etienne, comte de Boulogne, qui, en l'année 1143, allaient en venir aux mains pour la succession à la
couronne.
Tous nos lecteurs connaissent l'admirable institution de la Trêve de Dieu, au moyen de laquelle l'Eglise, au XIe siècle, parvint à arrêter dans toute l'Europe l'effusion du sang, en suspendant le
port des armes quatre jours de la semaine, depuis le mercredi soir jusqu'au lundi matin, dans tout le cours de l'année. Ce règlement, qui fut sanctionné par l'autorité des papes et des conciles,
avec le concours de tous les princes chrétiens, n'était qu'une extension, à chaque semaine de l'année, de cette discipline en vertu de laquelle toute action militaire était interdite en Carême.
Le saint roi d'Angleterre Edouard le Confesseur développa encore une si précieuse institution, en portant une loi qui fut confirmée par son successeur Guillaume le Conquérant, et d'après laquelle
la Trêve de Dieu devait être inviolablement observée depuis l'ouverture de l'Avent jusqu'à l'Octave de l'Epiphanie, depuis la Septuagésime jusqu'à l'Octave de Pâques, et depuis l'Ascension
jusqu'à l'Octave de la Pentecôte, en ajoutant encore tous les jours des Quatre-Temps, les Vigiles de toutes les fêtes, et enfin, chaque semaine, l'intervalle du samedi après None jusqu'au lundi
matin.
Urbain II, au concile de Clermont, en 1095, après avoir réglé tout ce qui concernait l'expédition de la Croisade, employa aussi son autorité apostolique pour étendre la Trêve de Dieu, en prenant pour base la suspension des armes observée durant le Carême ; et il statua, par
un décret qui fut renouvelé dans le concile tenu à Rouen l'année suivante, que tous actes de guerre demeureraient interdits depuis le Mercredi des Cendres jusqu'au lundi qui suit l'Octave delà
Pentecôte, et à toutes les vigiles et fêtes de la sainte Vierge et des Apôtres : le tout sans préjudice de ce qui avait été réglé antérieurement pour chaque semaine, c'est-à-dire depuis le
mercredi soir jusqu'au lundi matin.
Ainsi la société chrétienne témoignait de son respect pour les saintes observances du Carême, et empruntait à l'année liturgique ses saisons et ses fêtes, pour asseoir sur elles les plus
précieuses institutions. La vie privée ne ressentait pas moins la salutaire influence des saintes tristesses du Carême ; et l’homme y puisait chaque année un renouvellement d'énergie pour
combattre les instincts sensuels, et relever la dignité de son âme en mettant un frein à l'attrait du plaisir. Pendant un grand nombre de siècles, la continence fut exigée des époux dans
tout le cours de la sainte Quarantaine ; et l'Eglise, qui a conservé dans le plus auguste de ses livres liturgiques, sinon le précepte, du moins la recommandation de cette pratique salutaire, a
laissé un monument de ses intentions, en interdisant la célébration des noces pendant le Carême.
Eve par Dürer
Nous arrêtons ici cet exposé historique de la discipline du Carême, avec le regret d'avoir à peine effleuré une matière si intéressante. Nous eussions voulu, entre autres choses, parler au long des usages des Eglises d'Orient qui ont mieux que nous conservé la rigueur
des premiers siècles du christianisme ; mais l'espace nous manque absolument. Nous nous bornerons donc à quelques détails abrégés.
Dans le volume précédent, le lecteur a vu que le Dimanche que nous nommons Dimanche de Septuagésime, est appelé chez les Grecs Prosphonésime, parce qu'il annonce le jeûne du Carême qui doit
bientôt s'ouvrir. Le lundi d'après est compté pour le premier jour de la semaine suivante qui est appelée Apocreos, du nom du dimanche auquel elle se termine, lequel correspond à notre Dimanche
de Sexagésime ; ce nom d'Apocreos est un avertissement pour l'Eglise grecque qu'elle devra suspendre bientôt l'usage de la viande. Le lundi qui suit ouvre la semaine appelée Tyrophagie, laquelle
se termine au dimanche de ce nom, qui est notre Quinquagésime ; les laitages sont encore permis pendant toute cette semaine. Enfin, le lundi d'après est le premier jour de la première semaine de
Carême, et le jeûne commence dès ce lundi dans toute sa rigueur, tandis que les Latins ne l'ouvrent que le mercredi.
Durant tout le cours du Carême proprement dit, les laitages, les œufs, le poisson même, sont interdits ; la seule nourriture permise avec le pain consiste dans les légumes, le miel, et pour ceux
qui habitent près de la mer, les divers coquillages qu'elle leur fournit. L'usage des vins, longtemps défendu aux jours de jeûne, a fini par s'établir en Orient, ainsi que la dispense pour manger
du poisson, le jour de l'Annonciation et le Dimanche des Rameaux.
Outre le Carême de préparation à la fête de Pâques, les Grecs en célèbrent encore trois autres
dans le cours de l'année : celui qu'ils appellent des Apôtres, et qui s'étend depuis l'Octave de la Pentecôte jusqu'à la l'été de saint Pierre et de saint Paul ; celui qu'ils nomment de la Vierge
Marie, qui commence le premier jour d'août et finit la veille de l'Assomption ; enfin le Carême de préparation à Noël, qui dure quarante jours entiers. Les privations que les Grecs observent
durant ces trois Carêmes sont analogues à celles du grand Carême, sans être tout à fait aussi rigoureuses. Les autres nations chrétiennes de l'Orient solennisent aussi plusieurs Carêmes, et avec
une rigueur qui surpasse encore celles qu'observent les Grecs ; mais tous ces détails nous conduiraient trop loin.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Autoportrait par Dürer