SAINT AUGUSTIN
Botticelli
Le plus grand des Docteurs et le plus humble, Augustin se lève, acclamé par les cieux dont nulle conversion de
pécheur n'excita comme la sienne l'ineffable joie, célébré par l'Eglise où ses travaux laissent pour les siècles en pleine lumière la puissance, le prix, la gratuité de la divine
grâce.
Depuis l'entretien extatique qui fit d'Ostie un jour le vestibule du ciel, Dieu a complété ses triomphes dans le fils des larmes de Monique et de la sainteté d'Ambroise. Loin des villes fameuses
où l'abusèrent tant de séductions, le rhéteur d'autrefois n'aspire qu'à nourrir son âme de la simplicité des Ecritures sacrées dans le silence de la solitude. Mais la grâce, qui a brisé la double
chaîne enserrant son esprit et son cœur, garde sur lui des droits souverains ; c'est dans la consécration des pontifes vouant Augustin à l'oubli de soi-même, que la Sagesse consomme avec lui son
alliance : la Sagesse qu'il déclare : "aimer seule pour elle seule, n'aimant qu'à cause d'elle le repos et la vie".
A ce sommet où l'a porté la miséricorde divine, entendons-le épancher son cœur :
Je
vous ai aimée tard, beauté si ancienne et si nouvelle ! je vous ai aimée tard ! Et vous étiez
en moi ; et moi, hors de moi-même, vous cherchais en tous lieux. J'interrogeais la terre, et elle me disait : "Je ne suis pas ce que tu cherches" ; et tous les êtres que porte la terre me
faisaient même aveu. J'interrogeais la mer et ses abîmes, et ce qui a vie dans leurs profondeurs ; et la réponse était : "Nous ne sommes pas ton Dieu, cherche au-dessus de nous."
J'interrogeais les vents et la brise ; et l'air disait avec ses habitants : "Anaximènes se trompe ; je ne suis pas Dieu." J'interrogeais le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : "Nous
non plus, nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches." O vous tous qui vous pressez aux portes de mes sens, objets qui m'avez dit n'être pas mon Dieu, dites-moi de lui quelque chose ; et dans
leur beauté qui avait attiré mes recherches avec mon désir, ils ont crié d'une seule voix : "C'est lui qui nous a faits." — Silence à l'air, aux eaux, à la terre ! silence aux cieux !
silence en l'homme à l'âme elle-même ! qu'elle passe au delà de sa propre pensée : par delà tout langage, qu'il soit de la chair ou de l'ange, s'entend lui-même Celui dont parlent les créatures ;
là où cessent le signe et l'image, et toute vision figurée, se révèle la Sagesse éternelle. Mes oreilles sourdes ont entendu votre voix puissante ; votre lumière éblouissante a forcé l'entrée de
mes yeux aveugles ; votre parfum a éveillé mon souffle, et c'est à vous que j'aspire, j'ai faim et soif, car je vous ai goûté ; j'ai tressailli à votre contact, je brûle d'entrer dans votre repos
: quand je vous serai uni de tout moi-même, la douleur et le travail auront pris fin pour moi.
(Confess.)
Un autre travail que le labeur de la correspondance intime aux prévenances de son Dieu ne devait finir pour Augustin qu'avec la vie : celui de ses luttes pour la vérité qui avait délivré son âme,
sur tous les champs de bataille choisis dans ces temps par le père du mensonge. Combats terminés par autant de victoires, où l'on ne sait qu'admirer le plus, comme d'autres l'ont dit : la science
des Livres saints, la puissance de la dialectique ou l'art de bien dire ; mais dans lesquels l'emporte sur tout la plénitude de la charité. Nulle part ailleurs n'apparaît mieux l'unité de cette
divine charité communiquée par l'Esprit à l'Eglise, et qui, du même cœur où elle puise son inflexibilité à maintenir jusqu'au moindre iota les droits du Seigneur Dieu, déborde d'ineffable
mansuétude pour tant de malheureux qui les méconnaissent encore :
" Qu'ils vous soient durs, ceux qui ne savent pas quel labeur c'est d'arriver au vrai, d'éviter l'erreur.
Qu'ils vous soient durs, ceux qui ne savent pas combien il est rare, combien il en coûte, de parvenir à surmonter dans la sérénité d'une âme pieuse les fantômes des sens. Qu'ils vous soient durs,
ceux qui ne savent pas avec quelle peine se guérit l'œil de l'homme intérieur, pour fixer son soleil, le soleil de justice ; ceux qui ne savent pas par quels soupirs, quels gémissements, on
arrive, en quelque chose, à comprendre Dieu. Qu'ils vous soient durs enfin, ceux qui n'ont jamais connu séduction pareille à celle qui vous trompe. Pour moi qui, ballotté par les vaines
imaginations dont mon esprit était en quête, ai partagé votre misère et si longtemps pleuré, je ne saurais aucunement être dur avec vous."
(Aug. Contra epist. Manichaei quam vocant fundamenti, 2-3.)
C'est aux disciples de Manès, traqués partout en vertu des lois mêmes des empereurs païens, qu'Augustin adressait ces paroles émues : nouveau Paul, se souvenant du passé ! Combien effrayante
n'est donc pas la misère de notre race déchue, que les nuages s'élevant des bas fonds y prévalent à ce point sur les plus hautes intelligences ! avant d'être le plus redoutable adversaire de
l'hérésie, Augustin, neuf années durant, s'était montré le sectateur convaincu, l'apôtre ardent du manichéisme : variante incohérente de ce roman dualiste et gnostique dans lequel, pour expliquer
l'existence du mal, on n'imaginait rien de mieux que de faire un dieu du mal même, et qui trouva dans la complaisance qu'y prenait l'orgueil du prince des ténèbres le secret de son influence
étrange à travers les siècles.
Plus locale, mais autrement prolongée, devait être la lutte d'Augustin contre la secte Donatiste, appuyée d'un principe aussi faux que le fait dont elle se disait née. Le fait, démontré
juridiquement inexact à la suite des requêtes présentées par Donat et ses partisans, était que Cécilien, primat d'Afrique en 311, aurait reçu la consécration épiscopale d'un évêque traditeur des
Livres saints pendant la persécution. Comme principe et conséquence tirée par eux dudit principe, les Donatistes affirmaient que nul ne pouvait communiquer avec un pécheur sans cesser de faire
partie du troupeau du Christ ; que dès lors, les évêques du reste du monde n'en ayant pas moins continué de communiquer avec Cécilien et ses successeurs, eux seuls Donatistes étaient maintenant
l'Eglise. Schisme sans fondement, s'il en fut, mais qui s'était imposé pourtant au plus grand
nombre des habitants de l'Afrique romaine, avec ses quatre cent dix évèques et ses troupes de Circoncellions, fanatiques toujours prêts aux violences et aux meurtres contre les catholiques
surpris sur les routes ou dans les maisons isolées. Le rappel de ces brebis égarées prit à notre Saint le meilleur de son temps.
Qu'on ne se le représente pas méditant à loisir, écrivant dans la paix d'une humble ville épiscopale, choisie comme à dessein par la Providence, ces ouvrages précieux dont le monde devait jusqu'à
nous recueillir les fruits. Il n'est point sur la terre de fécondité sans souffrance, souffrances publiques, angoisses privées, épreuves connues des hommes ou de Dieu ; lorsque, à la lecture des
écrits des Saints, germent en nous les pieuses pensées, les résolutions généreuses, nous ne devons pas nous borner, comme pour les livres profanes, à solder un tribut quelconque d'admiration au
génie de leurs auteurs, mais plus encore songer au prix dont sans nul doute ils ont payé le bien surnaturel produit par eux dans chacune de nos âmes.
Avant l'arrivée d'Augustin dans Hippone, les Donatistes s'y trouvaient en telle majorité, rappelle-t-il lui-même, qu'ils en abusaient jusqu'à interdire de cuire le pain pour les catholiques.
Quand le Saint mourut, l'état des choses était bien changé ; mais il avait fallu que le pasteur, faisant passer avant tous autres devoirs celui de sauver, fût-ce malgré elles, les âmes qui lui
étaient confiées, donnât ses jours et ses nuits à cette œuvre première, et courût plus d'une fois le risque heureux du martyre. Les chefs des schismatiques, redoutant la force
de ses raisons plus encore que son éloquence, se refusaient à toute rencontre avec lui ; mais ils avaient déclaré
que mettre à mort Augustin serait œuvre louable, méritant la rémission de tout péché à qui aurait pu l'accomplir.
" Priez pour nous, disait-il en ces débuts de son ministère, priez pour nous qui vivons d'une façon si précaire entre les dents de loups furieux : brebis égarées, brebis
obstinées qui s'offensent de ce que nous courons après elles, comme si leur égarement faisait qu'elles ne soient pas nôtres. — Pourquoi nous appeler ? disent-elles ; pourquoi nous poursuivre ? —
Mais la cause de nos cris, de nos angoisses, c'est justement qu'elles vont à leur perte. — Si je suis perdue, si je n'ai plus la vie, qu'avez-vous affaire de moi ? que me voulez-vous ? — Ce que
je veux, c'est te rappeler de ton égarement ; ce que je veux, c'est t'arracher à la mort. — Et si je veux m'égarer ? si je veux me perdre ? —Tu veux t'égarer ? tu veux te perdre ?
Combien mieux, moi, je ne le veux pas ! Oui ; j'ose le dire : je suis importun ; car j'entends l'Apôtre : Prêche la parole, presse à temps, à contre-temp. A temps, sans doute, ceux
qui le veulent bien ; à contre-temps, ceux qui ne le veulent pas. Oui, donc ; je suis importun : tu veux périr ; je ne le veux pas. Il ne le veut pas, lui non plus, Celui qui
dit, plein de menaces, aux pasteurs : Vous n'avez pas rappelé ce qui s'égarait, vous n'avez pas cherché ce qui était perdu. Dois-je plus te redouter que lui-même ? Je ne te crains pas : ce
tribunal du Christ, devant lequel nous devons tous paraître, tu ne le remplaceras pas par celui de Donat. Que tu le veuilles ou non, je rappellerai la brebis qui s'égare, je chercherai la brebis perdue. Que les ronces me déchirent : il n'y aura pas
de brèche assez étroite pour arrêter ma poursuite ; il n'y aura pas de haie que je ne secoue, tant que le Seigneur me donnera des forces, pour pénétrer où que ce soit que tu prétendes
périr."
(AUG. Sermo XLVI, 14)
Forcés dans leurs derniers retranchements par l'intransigeance d'une telle charité, les Donatistes répondaient-ils en massacrant, à défaut d'Augustin, fidèles et clercs ; l'évêque suppliait
les juges impériaux qu'on épargnât aux coupables la mutilation et la mort, de crainte que le triomphe des martyrs ne fût comme souillé par ces représailles sanglantes. Mansuétude bien
digne, à coup sûr, de l'Eglise dont il était Pontife, mais que tenteraient vainement de retourner contre cette même Eglise, en l'opposant à certains faits de son histoire, les tenants d'un
libéralisme qui reconnaît tout droit à l'erreur et lui réserve toute prévenance. L'évêque d'Hippone l'avoue : sa pensée fut d'abord qu'il ne fallait point user de contrainte pour amener
personne à l'unité du Christ ; il crut que la parole, la libre discussion, devait être dans la conversion des hérétiques le seul élément de victoire ; mais, à la lumière de ce
qui se passait sous ses yeux, la logique même de cette charité qui dominait son âme l'amenait bientôt à se ranger au sentiment tout autre de ses collègues plus
anciens dans l'épiscopat.
" Qui peut, remarque-t-il, nous aimer plus que ne fait Dieu ? Dieu néanmoins emploie la crainte pour nous sauver, tout en nous instruisant avec douceur. Et le Père de famille, voulant des convives à son festin, n'envoie-t-il
pas par les chemins, le long des haies, ses serviteurs, avec ordre de forcer à venir tous ceux qu'ils rencontreront ? Ce festin, c'est l'unité du corps du Christ. Si donc la divine munificence a
fait qu'au temps voulu la foi des rois devenus chrétiens reconnût ce pouvoir à l'Eglise, c'est aux hérétiques ramenés de tous les carrefours, aux schismatiques forcés dans leurs buissons, de
considérer, non la contrainte qu'ils subissent, mais le banquet du Seigneur où sans elle ils n'arriveraient pas. Le berger n'use-t-il pas de la menace, de la verge au besoin, pour faire rentrer
au bercail du maître les brebis que la séduction en avait fait sortir ? La sévérité provenant de l'amour est préférable à la douceur qui trompe. Celui qui lie l'homme en délire et réveille le
dormeur de sa léthargie, les moleste tous deux, mais pour leur bien. Si dans une maison menaçant ruine se trouvaient des gens que nos cris ne persuaderaient pas d'en sortir, est-ce que ne point
user de violence à leur endroit pour les sauver malgré eux ne serait pas cruauté ? et cela, lors même que nous ne pourrions en arracher qu'un seul à la mort, et que l'obstination de plusieurs en
prendrait occasion de précipiter leur perte : comme font ceux du parti de Donat qui, dans leur furie, demandent au suicide la couronne du martyre. Nul ne saurait devenir bon malgré lui ; mais ce
sont des villes entières, non quelques hommes seulement, que la rigueur des lois dont ils se plaignent amène chaque jour à délivrance, en les dégageant des liens du mensonge, en leur faisant voir
la vérité que la violence ou les tromperies schismatiques dérobaient à leurs yeux. Loin
qu'elles se plaignent, leur reconnaissance aujourd'hui est sans bornes, leur joie entière ; leurs fêtes et leurs chants ne cessent plus."
(Aug. Epist. XCIII, CLXXXV, et alibi passim)
Cependant, par delà les flots séparant Hippone des rivages d'Italie, la justice du ciel passait sur la reine des nations. Rome, qui depuis le triomphe de la Croix n'avait point su répondre
au délai que lui laissait la miséricorde, expiait sous les coups d'Alaric le sang des Saints versé jadis pour ses faux dieux. Sortez d'elle, mon peuple. A ce signal que le prophète
de Pathmos avait entendu d'avance, la ville aux sept collines s'était dépeuplée. Loin des routes remplies de Barbares, heureux le fugitif pouvant confier à la haute mer, au plus
fragile esquif, l'honneur des siens, les débris de sa fortune ! Comme un phare puissant dont les feux dominent l'orage, Augustin, par sa seule renommée, attirait vers la côte d'Afrique les
meilleurs de ces naufragés de la vie. Sa correspondance si variée nous fait connaître les liens nouveaux créés par Dieu alors entre l'évêque d'Hippone et tant de nobles exilés.
Naguère, c'était jusqu'à Nole, en l'heureuse Campanie, que des messages pleins de charmes, où se mêlaient les doctes questions, les réponses lumineuses, allaient saluer "ses
très chers seigneurs et vénérables frères, Paulin et Thérasia, condisciples d'Augustin en l'école du Seigneur Jésus".
Maintenant c'est à Carthage, ou plus près encore, que les lettres du Saint vont consoler, instruire, fortifier Albina, Mélanie, Pinianus, Proba surtout et Juliana, aïeule et mère
illustres d'une plus illustre fille, la vierge Démétriade, première du monde romain par la
noblesse et l'opulence, conquête très chère d'Augustin pour l'Epoux.
" Oh ! qui donc, s'écrie-t-il à la nouvelle de la consécration de cette fiancée du Seigneur,
qui expliquera dignement combien glorieuse se révèle aujourd'hui la fécondité des Anicii, donnant des vierges au Christ après avoir pour le siècle ennobli tant d'années du nom des consuls leurs
fils ! Que Démétriade soit imitée : quiconque ambitionne la gloire de l'illustre famille, prenne pour soi sa sainteté !"
Vœu du cœur d'Augustin, qui devait se réaliser magnifiquement, lorsque la gens Anicia, moins d'un siècle plus tard, donna au monde Scholastique et Benoît pour conduire tant d'âmes avides de la
vraie noblesse dans le secret de la face de Dieu.
La chute de Rome eut dans les provinces et par delà un retentissement immense. L'évêque d'Hippone nous dit ses propres gémissements quand il l'eut apprise, ses larmes à lui, descendant des
anciens Numides, sa douleur presque inconsolable tant, même en sa décadence, par l'action secrète de Celui qui lui réservait de nouvelles, de plus hautes destinées, la cité
reine avait gardé de place en la pensée universelle et d'empire sur les âmes. En attendant, la terrible crise devenait pour Augustin l'occasion de ses œuvres les plus importantes. Sur les ruines
du monde qui semblait s'écrouler pour toujours, il édifiait son grand ouvrage de la Cité de Dieu : réponse aux partisans de l'idolâtrie, nombreux encore, qui attribuaient à
la suppression du culte des dieux les malheurs de l'empire. Il y oppose à la théologie et, en
même temps, à la philosophie du paganisme romain et grec la réfutation la plus magistrale, la plus complète qu'on en ait jamais vue ; pour de là établir l'origine, l'histoire, la fin des deux
cités, l'une de la terre, l'autre du ciel, qui se divisent le monde, et que "firent deux amours divers : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de
soi-même."
Mais le principal triomphe d'Augustin fut celui qui joignit à son nom le titre de Docteur de la grâce. La prière aimée de l'évêque d'Hippone : Da quod jubes, et jube quod vis ( Seigneur,
donnez ce que vous commandez, et commandez ce que vous voudrez ), froissait l'orgueil d'un moine breton que les événements de l'année 410 avaient amené lui aussi sur la terre africaine : d'après
Pelage, la nature, toute-puissante pour le bien, se suffisait pleinement dans l'ordre du salut, n'ayant été lésée d'aucune sorte d'ailleurs par le péché d'Adam qui n'avait affecté que lui-même.
On comprend la répulsion toute spéciale d'Augustin, si redevable à la miséricorde céleste, pour un système dont les auteurs "semblaient dire à Dieu : Tu nous as faits hommes, mais c'est nous
qui nous faisons justes".
Dans cette campagne nouvelle, les injures ne furent pas épargnées au converti de jadis ; mais elles étaient la
joie et l'espérance de celui qui, rencontrant ce même genre d'arguments dans la bouche d'autres adversaires, avait dit déjà :
"Catholiques, mes frères très aimés, unique troupeau de l'unique Pasteur, je n'ai cure
des insultes de l'ennemi au chien de garde du bercail ; ce n'est pas pour ma défense, c'est pour la vôtre que je dois aboyer. Faut-il lui dire pourtant, à cet ennemi, qu'en ce qui touche mes
égarements, mes erreurs d'autrefois, je les condamne avec tout le monde, et n'y vois que la gloire de Celui qui par sa grâce m'a délivré de moi-même. Lorsque j'entends rappeler cette vie qui fut
la mienne, à quelque intention qu'on le fasse, je ne suis pas si ingrat que de m'en affliger ; car autant l'on fait ressortir ma misère, autant moi je loue mon médecin."
La renommée de celui qui faisait si bon marché de lui-même remplissait néanmoins la terre, en compagnie de la grâce par lui victorieuse. "Honneur à vous, écrit de Bethléhem Jérôme
chargé d'années ; honneur à l'homme que n'ont point abattu les vents déchaînés ! Ayez bon courage toujours. L'univers entier célèbre vos louanges ; les catholiques vous vénèrent et vous
admirent comme le restaurateur de l'ancienne foi. Signe d'une gloire encore plus grande : tous les hérétiques vous détestent. Moi aussi, ils m'honorent de leur haine ; ne pouvant nous frapper du
glaive, ils nous tuent en désir."
On reconnaît dans ces lignes l'intrépide lutteur que nous retrouverons en septembre, et qui laissait bientôt après sa dépouille mortelle à la grotte sacrée près de laquelle il avait abrité sa
vie. Augustin devait poursuivre le bon combat quelques années, compléter l'exposé de la doctrine catholique à l'encontre même de saints personnages, auxquels il eût semblé que du moins
le commencement du salut, le désir de la foi, ne requérait pas un secours spécial
du Dieu rédempteur et sauveur. C'était le semi-pélagianisme. Cent ans plus tard, le second concile d'Orange, approuvé par Rome, acclamé par l'Eglise, terminait la lutte en s'inspirant dans
ses définitions des écrits de l'évêque d'Hippone.
Lui cependant concluait ainsi le dernier ouvrage achevé par ses mains :
" Que ceux qui lisent ces choses rendent grâces à Dieu, s'ils les comprennent ; sinon, qu'ils s'adressent dans la prière au docteur de nos âmes, à
Celui dont le rayonnement produit la science et l'intelligence. Me croient-ils dans l’erreur ? qu'ils y réfléchissent encore et encore, de peur que peut-être ce ne soient eux qui se
trompent. Pour moi, quand il advient que les lecteurs de mes travaux m'instruisent et me corrigent, j'y vois la honte de Dieu ; et c'est ce que je demande comme faveur, aux doctes
surtout qui sont dans l'Eglise, s'il arrive que ce livre parvienne en leurs mains et qu'ils daignent prendre connaissance de ce que
j'écris."
Revenons au milieu de ce peuple d'Hippone, si privilégié, conquis par le dévouement d'Augustin plus encore que par ses admirables discours. Sa porte, ouverte à tout
venant, accueillait toute demande, toute douleur, tout litige de ses fils. Parfois, devant l'insistance des autres églises, des conciles même, réclamant d'Augustin la poursuite
plus active de travaux d'intérêt général, un accord intervenait entre le troupeau et le pasteur, et l'on déterminait que, tels et tels jours de la semaine, le repos laborieux de
celui-ci serait respecté par tous ; mais la convention durait peu ; quiconque le voulait
triomphait de cet homme si aimant et si humble, près de qui, mieux que tous, les petits savaient bien qu'ils ne seraient jamais éconduits : témoin l'heureuse enfant qui, désireuse d'entrer en
relation épistolaire avec l'évêque, mais craignant de prendre l'initiative, reçut de lui la missive touchante qu'on peut lire en ses Œuvres.
Resterait à montrer dans notre Saint l'initiateur de la vie monastique en Afrique romaine, par les monastères qu'il fonda et habita lui-même avant d'être évêque ; le législateur dont une simple
lettre aux vierges d'Hippone devenait la Règle où tant de serviteurs et de servantes de Dieu puiseraient jusqu'aux derniers temps la forme de leur vie religieuse ; enfin, avec les clercs de son
église vivant ainsi que lui de la vie commune dans la désappropriation absolue, l'exemplaire et la souche de la grande famille des Chanoines réguliers.
Quelle mort fut la vôtre, Augustin, sur l'humble couche où n'arrivaient à vous que nouvelles de désastres et de ruines ! Livrée aux Barbares en punition de ces crimes innommés du vieux monde dont
la nourricière de Rome avait eu sa si large part, l'Afrique, votre patrie, ne devait pas vous survivre. Avec Genséric, Arius triomphait sur cette terre qui pourtant, grâce à vous, parla vigueur
de foi qu'elle avait retrouvée, allait encore, un siècle durant, donner d'admirables martyrs au Verbe consubstantiel. Rendue au monde romain par Bélisaire, Dieu sembla vouloir à cause d'eux lui
ménager l'occasion de retrouver ses beaux jours ; mais l'impéritie byzantine, absorbée dans ses querelles théologiques et ses intrigues de palais, ne sut ni la relever, ni la garder contre une
invasion plus funeste que n'avait été la première. Les flots débordants de l'infidélité musulmane eurent bientôt fait de tout stériliser, dessécher et flétrir.
Enfin, après douze siècles, la Croix reparaît dans ces lieux où de tant d'Eglises florissantes le
nom même a péri. Puisse la liberté qui lui est rendue devenir bientôt le triomphe ! Puisse la nation dont relève aujourd'hui votre sol natal se montrer fière de cet honneur nouveau, comprendre
les obligations qui en résultent pour elle en face d'elle-même et du monde !
Durant cette longue nuit pesant sur la terre d'où vous étiez monté aux cieux, votre action cependant ne s'était pas ralentie. Par l'univers entier, vos ouvrages immortels éclairaient les
intelligences, excitaient l'amour. Dans les basiliques desservies par vos imitateurs et fils, la splendeur du culte divin, la pompe des cérémonies, la perfection des mélodies saintes,
maintenaient au cœur des peuples l'enthousiasme surnaturel qui s'était emparé du vôtre à l'instant heureux où, pour la première fois dans notre Occident, résonna sous la direction d'Ambroise le
chant alternatif des Psaumes et des Hymnes sacrées. Dans tous les âges, aux eaux, sorties de vos fontaines, la vie parfaite se complut à renouveler sa jeunesse sous les mille formes que le double
aspect de la charité, qui regarde Dieu et le prochain, lui demande de revêtir.
Illuminez toujours l'Eglise de vos incomparables rayons. Bénissez les multiples familles religieuses qui se réclament de votre illustre patronage. Aidez-nous tous, en obtenant pour nous l'esprit
d'amour et de pénitence, de confiance et d'humilité qui sied si bien à l'âme rachetée ; enseignez-nous l'infirmité de la nature et son indignité depuis la chute, mais aussi la bonté sans limites
de notre Dieu, la surabondance de sa rédemption, la toute-puissance de sa grâce.
Que tous avec vous nous sachions non seulement reconnaître la vérité, mais loyalement et pratiquement dire à Dieu: "Vous nous avez faits pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu'à ce
qu'il se repose en vous."
(Aug. Confess. I, 1.)
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
SAINT AUGUSTIN
Vincenzo Foppa