Jamais butin n'égala celui que l'expédition de Thuringe valut, vers l'an 530, aux fils de Clovis. "Recevez cette
bénédiction des dépouilles de l'ennemi", pouvaient-ils dire en présentant aux Francs l'orpheline recueillie à la cour du prince fratricide qu'ils venaient de châtier. Radegonde
voyait Dieu se hâter de mûrir son âme.
Après la mort tragique des siens, était venue pour son pays l'heure de la ruine ; longtemps après, la mémoire en restait toute vive au cœur de l'enfant d'alors, suscitant chez la reine et la
sainte des retours d'exilée que l'amour seul du Christ-roi pouvait dompter : "J'ai vu les morts couvrir la plaine, et l'incendie ravager les palais ; j'ai vu les femmes, l'œil sec
d'effroi, mener le deuil de la Thuringe tombée ; moi seule ai survécu pour pleurer pour tous." (De excidio Thuringiae, I, V. 5-36, Fortunatus ex persona Radegundis)
Près des rois francs, dont la licence sauvage rappelait trop celle de ses pères, la captive rencontra cependant le
christianisme qu'elle ne connaissait point encore. La foi eut pour cette âme que la souffrance avait creusée de quoi remplir ses abîmes. En la donnant à Dieu, le baptême
consacra sans les briser les élans de sa fière nature. Affamée du Christ, elle eût voulu aller à lui par le
martyre, elle le cherchait sur la croix de tous les renoncements, elle le trouvait dans ses membres souffrants et pauvres ; du visage des lépreux, qui était pour elle la face défigurée de son
Sauveur, elle s'élevait à l'ardente contemplation de l'Epoux triomphant dont la face glorieuse illumine l'assemblée des Saints.
Quelle répulsion quand, lui offrant les honneurs de reine, le destructeur de sa patrie prétendit partager avec Dieu la possession d'un cœur que le ciel seul avait pu consoler et combler ! La
fuite d'abord, le refus de plier ses mœurs aux convenances d'une cour où tout heurtait pour elle aspirations et souvenirs, l'empressement à briser au premier jour des liens que la violence avait
seule noués, montrèrent bien si l'épreuve avait eu d'autre effet, comme dit sa Vie, que de tendre son âme toujours plus à l'objet de son unique amour.
Cependant, près du tombeau de Martin, une autre reine, la mère du royaume très chrétien, Clotilde allait mourir. Malheur aux temps où les personnages de la droite du Très-Haut, disparaissant, ne
sont pas remplacés sur la terre, où le Psalmiste s'écrie dans son juste effroi : Sauvez-moi, à Dieu, parce qu'il n'y a plus de Saint ! Car si au ciel les élus prient toujours, ils
ne fournissent plus dans leur chair le supplément qui manque aux souffrances du Seigneur pour son corps qui est l'Eglise. La tâche commencée au baptistère de Reims n'était pas achevée ;
l'Evangile, qui régnait par la foi sur notre nation, était loin d'avoir encore assoupli
ses mœurs. A la prière suprême de celle qu'il nous avait donnée pour mère, le Christ qui aime les Francs ne refusa point la consolation de savoir qu'elle
allait se survivre ; Radegonde, délivrée juste à temps pour ne point laisser vaquer l'œuvre laborieuse de former à l'Eglise sa fille aînée, reprenait avec Dieu dans la solitude la lutte de
prière et d'expiation commencée par la veuve de Clovis.
La joie d'avoir rompu un joug odieux rendit le pardon facile à sa grande âme ; dans son monastère de Poitiers, elle manifesta pour ces rois qu'elle tenait à distance un
dévouement qui ne devait plus leur faire un seul jour défaut. C'est qu'à leur sort était lié celui de la France, cette patrie de sa vie surnaturelle où l'Homme-Dieu s'était révélé à
son cœur, et qu'à ce titre elle aimait d'une partie de l'amour qu'elle portait au ciel, l'éternelle patrie. La paix, la prospérité de cette terre natale de son âme occupaient jour et
nuit sa pensée. Survenait-il quelque amertume entre les princes, disent les récits contemporains, on la voyait trembler de tous ses membres a la seule crainte des dangers du pays.
Elle écrivait selon leurs dispositions diverses à tous et chacun des rois, les adjurant de songer au salut de la nation ; à ses démarches pour écarter la guerre elle intéressait
les principaux leudes. Elle imposait à sa communauté des veilles assidues, l'exhortant avec larmes à prier sans trêve ; quant à elle-même, les tourments qu'elle
s'infligeait dans ce but sont inexprimables.
L'unique victoire ambitionnée de Radegonde était donc la paix entre les rois de la terre
; quand elle l'avait remportée dans sa lutte avec le Roi du ciel, son allégresse redoublait au service du Seigneur, et la tendresse qu'elle ressentait pour ses auxiliaires dévouées, les moniales
de Sainte-Croix, trouvait à peine d'expression suffisante : "Vous les filles de mon choix, répétait-elle, mes yeux, ma vie, mon doux repos, ma félicité, vivez avec moi de telle sorte en
ce siècle, que nous nous retrouvions dans le bonheur de l'autre." Mais combien cet amour lui était rendu !
" Par le Dieu du ciel, c'est la vérité que tout en elle reflétait la splendeur de l'âme." Cri spontané et plein de grâce de sa fille Baudonivie, auquel fait écho la voix plus grave
de l'évêque historien, Grégoire de Tours, attestant la permanence jusque dans le trépas de la surnaturelle beauté de la sainte ; éclat d'en haut qui purifiait autant qu'il retenait les
cœurs, qui fixait l'inconstance voyageuse de l'italien Venance Fortunat appelait sur son propre front l'auréole des Saints avec l'onction des Pontifes, et lui inspirait ses plus beaux
chants.
Comment n'eût-elle pas réfléchi la lumière de Dieu, celle qui, tournée vers lui dans une contemplation ininterrompue, redoublait de désirs à mesure que la fin de l'exil approchait ? Ni les
reliques des Saints, qu'elle avait tant recherchées parce qu'elles lui parlaient de la vraie patrie, ni son plus cher trésor, la Croix du Seigneur, ne lui suffisaient plus : c'était le Seigneur
même qu'elle eût voulu ravir au trône de sa majesté, pour le faire habiter visiblement ici-bas.
Faisait-elle diversion à ses soupirs sans fin, c'était pour exciter dans les autres les mêmes aspirations, le même besoin du rayon céleste. Elle exhortait ses filles à ne rien négliger des
divines connaissances, leur expliquant avec sa science profonde et son amour de mère les difficultés des Ecritures. Comme elle multipliait dans le même but pour la communauté les lectures saintes
: "Si vous ne comprenez pas, disait-elle, interrogez ; que craignez-vous de chercher la lumière de vos âmes ? Moissonnez, moissonnez le froment du Seigneur ; car , je vous le dis en
vérité , vous n'aurez plus longtemps à le faire : moissonnez , car l'heure approche où vous voudrez rappeler à vous ces jours qui vous sont donnés présentement, et vos regrets ne les ramèneront
pas."
Et la pieuse narratrice à qui nous devons ces détails d'une intimité si vivante et si suave, poursuit en effet : "Il est venu trop tôt ce temps dont notre indolence d'alors écoutait si
tièdement l'annonce. L'oracle s'est réalisé pour nous, qui dit : Je vous enverrai la famine sur la terre, famine non du pain ni de l'eau, mais de la divine parole. Car bien qu'on nous lise encore
ses conférences d'autrefois, elle s'est tue cette voix qui ne cessait pas, elles sont fermées ces lèvres toujours prêtes aux sages conseils, aux douces effusions. Quelle expression, quels traits,
ô Dieu très bon, quelle attitude vous lui aviez donnés ! Non, personne ne pourra jamais le décrire. Vrai supplice, que ce souvenir ! Cet enseignement, cette grâce, ce visage, ce maintien, cette
science, cette piété, cette bonté, cette douceur, où les chercher
maintenant ?" (Baudonivia)
Douleur touchante, toute à l'honneur des enfants et de la mère, mais qui ne pouvait retarder pour celle-ci la récompense. Le matin des ides d'août de l'année 587, au milieu des lamentations qui
s'élevaient de Sainte-Croix, un ange avait été entendu, disant à d'autres dans les hauteurs : "Laissez-la encore, car les pleurs de ses filles sont montés jusqu'à Dieu." Mais ceux
qui portaient Radegonde avaient répondu : "Il est trop tard, elle est déjà en paradis."
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Sainte Radegonde
à Poitiers