L’interrogatoire de Jésus devant le Sanhédrin s’était conclu comme Caïphe s’y attendait : Jésus avait été déclaré coupable de blasphème, un crime pour lequel était prévue la peine de mort. Mais comme le pouvoir d’infliger la peine capitale était réservé aux Romains, le procès devait être transféré devant Pilate et, par là, l’aspect politique de la sentence de culpabilité devait apparaître au premier plan. Jésus s’était déclaré Messie, il avait donc manifesté sa prétention à la dignité royale, même si c’était d’une manière tout à fait particulière. La revendication de la royauté messianique était un crime politique, qui devait être puni par la justice romaine. Avec le chant du coq, le jour s’était levé. Le gouverneur romain avait coutume de siéger pour rendre la justice dans les premières heures de la matinée.
Ainsi, Jésus est amené au prétoire par ses accusateurs et présenté à Pilate comme un malfaiteur qui mérite la mort. C’est le jour de la "Parascève" pour la fête de la Pâque : dans l’après-midi, les agneaux seront abattus pour le banquet du soir. Pour cela, la pureté rituelle est nécessaire ; les prêtres accusateurs ne peuvent donc pas entrer dans le prétoire païen et ils traitent avec le gouverneur romain devant l’édifice. Jean, qui nous transmet ce détail (cf. 18, 28s.), laisse ainsi transparaître la contradiction entre l’observance stricte des prescriptions cultuelles de pureté et le problème de l’authentique pureté intérieure de l’homme : il ne vient pas à l’idée des accusateurs que ce n’est pas le fait d’entrer dans la maison païenne qui est source de souillure, mais le sentiment intime du cœur. En même temps, ce faisant, l’Évangéliste souligne que le repas pascal n’a pas encore été célébré et que l’abattage des agneaux doit encore être effectué.
Dans la description du déroulement du procès, les quatre Évangiles concordent sur tous les points essentiels. Jean est le seul qui rapporte le dialogue entre Jésus et Pilate, dans lequel la question concernant la royauté de Jésus, le motif de sa mort, est sondée dans toute sa profondeur (cf. 18,33-38). Le problème de la valeur historique de cette tradition est – évidemment – l’objet discuté par les exégètes. Alors que Charles H. Dodd avec Raymond E. Brown l’évaluent de manière positive, Charles K. Barrett s’exprime à ce sujet de manière extrêmement critique : "Les intégrations et les modifications de Jean ne suscitent pas la confiance sur sa fiabilité historique" (op. cit., p. 511). Il va de soi que personne ne s’attend à ce que Jean ait voulu présenter quelque chose comme un procès-verbal du procès. Mais il est tout à fait permis de supposer qu’il est capable d’interpréter avec une grande exactitude la question centrale dont il s’agissait et qu’il nous place donc devant la vérité essentielle de ce procès. Ainsi, même Barrett dit que "Jean, avec une extrême sagacité a trouvé la clé d’interprétation pour l’histoire de la Passion dans la royauté de Jésus et il a sans doute mis en valeur sa signification plus clairement que n’importe quel autre auteur du Nouveau Testament" (p. 512).
Mais posons-nous avant tout cette question : qui étaient précisément les accusateurs ? Qui a insisté pour que Jésus soit condamné à mort ? Dans les réponses des Évangiles, il y a des différences sur lesquelles nous devons réfléchir. Selon Jean, ce sont simplement les "Juifs". Mais cette expression chez Jean – comme le lecteur moderne serait tenté de l’interpréter – n’indique en aucune manière le peuple d’Israël comme tel, et elle a encore moins un caractère "raciste". En définitive, Jean lui-même, pour ce qui est de la nationalité, était un Israélite, tout comme Jésus et tous les siens. La Communauté primitive tout entière était composée d’Israélites. Chez Jean, cette expression a une signification précise et rigoureusement limitée : il désigne par là l’aristocratie du Temple. Ainsi, dans le quatrième Évangile, le cercle des accusateurs qui veulent la mort de Jésus est décrit avec précision et il est clairement délimité : il s’agit, justement, de l’aristocratie du Temple – mais non sans quelque exception, comme nous le laisse deviner l’allusion à Nicodème (cf. 7,50s.).
En Marc, dans le contexte de l’amnistie pascale (Barabbas ou Jésus), le cercle des accusateurs semble plus large : voici qu’apparaît l’ochlos qui opte pour la relaxe de Barabbas. Tout d’abord, ochlos veut simplement dire une quantité importante de personnes, la "masse". Bien souvent le mot a un accent négatif dans le sens de "plèbe". En tout cas, par ce mot, ce n’est pas "le peuple" des Juifs qui est désigné comme tel. À l’occasion de l’amnistie pascale (que, en réalité, nous ne connaissons pas par d’autres sources mais dont il n’y a pas de raison de douter), le peuple – comme cela était d’usage pour d’autres amnisties – a le droit de faire une proposition manifestée par "acclamation" : en ce cas, l’acclamation du peuple a un caractère juridique (cf. Pesch Markusevangelium II, p. 466). En ce qui concerne cette "masse", il s’agit en fait des défenseurs de Barabbas qui se sont mobilisés pour l’amnistie ; en tant que rebelle d’une révolte contre le pouvoir romain, il pouvait naturellement compter sur un certain nombre de sympathisants. Les partisans de Barabbas étaient donc là, la "masse", tandis que ceux qui croyaient en Jésus, apeurés, restaient cachés ; c’est ainsi que la voix du peuple sur qui le droit romain comptait était représentée de manière unilatérale. En Marc donc, à côté des "Juifs", c’est-à-dire les cercles sacerdotaux qui font autorité, entre en jeu effectivement l’ochlos, le groupe des partisans de Barabbas, mais pas le peuple juif comme tel.
On trouve une amplification de l’ochlos de Marc, fatal dans ses conséquences, en Matthieu (27,25), qui parle, lui, de "tout le peuple", lui attribuant la demande de la crucifixion de Jésus. Ce faisant, Matthieu à coup sûr n’exprime pas un fait historique : comment le peuple tout entier aurait-il pu être présent en un tel moment pour demander la mort de Jésus ? La réalité historique apparaît d’une manière certainement correcte en Jean et en Marc. Le vrai groupe des accusateurs est celui des cercles existant dans le Temple et, dans le contexte de l’amnistie pascale, la "masse" des partisans de Barabbas se joint à eux.
À cet égard, on peut sans doute donner raison à Joachim Gnilka, pour qui Matthieu – dépassant les faits historiques – a voulu formuler une étiologie théologique, qui lui permettait de s’expliquer le terrible destin d’Israël dans la guerre judéo-romaine, dans laquelle le pays, la ville et le Temple furent enlevés au peuple (cf. Matthäusevangelium II, p. 459). Dans ce contexte, Matthieu pense peut-être aux paroles de Jésus quand il prédit la fin du Temple : "Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes…, et vous n’avez pas voulu ! Voici que votre maison va vous être laissée déserte…" (Mt 23,37s. ; cf. Gnilka, tout le paragraphe Gerichtsworte, p. 295-308).
À propos de ces paroles, il faut – comme nous l’avons montré dans la réflexion sur le discours eschatologique de Jésus – rappeler l’analogie profonde qui existe entre le message du prophète Jérémie et celui de Jésus. Jérémie annonce – s’opposant à l’aveuglement des cercles dominants d’alors – la destruction du Temple et l’exil d’Israël. Mais il parle aussi d’une "nouvelle Alliance" : le dernier mot n’est pas le châtiment ; celui-ci est au service de la guérison. De manière analogue, Jésus annonce la "maison laissée déserte" et donne déjà à l’avance la Nouvelle Alliance "en son sang" : en dernière analyse, il s’agit de guérison et non pas de destruction ou de répudiation.
Si, selon Matthieu, "tout le peuple" avait dit : "Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !" (27,25), le chrétien doit se souvenir que le sang de Jésus parle un autre langage que celui d’Abel (cf. He 12,24) : il n’exige ni vengeance ni punition, mais il est réconciliation. Il n’est pas versé contre quelqu’un, mais c’est le sang répandu pour la multitude, pour tous. "Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu… Dieu l’a exposé [Jésus], comme instrument de propitiation par son propre sang", dit Paul (Rm 3,23.25). De même que c’est en fonction de la foi qu’il faut lire de manière complètement neuve l’affirmation de Caïphe sur la nécessité de la mort de Jésus, de même faut-il le faire à propos de la parole de Matthieu sur le sang : lue dans la perspective de la foi, elle signifie que nous tous nous avons besoin de la force purificatrice de l’amour, et cette force, c’est son sang. Ce n’est pas une malédiction, mais une rédemption, un salut. C’est seulement en fonction de la théologie de la dernière Cène et de la Croix présente à travers tout le Nouveau Testament que la parole de Matthieu sur le sang acquiert son sens correct.
Passons des accusateurs au juge : le gouverneur romain Ponce Pilate. Alors que Flavius Josèphe et surtout Philon d’Alexandrie donnent de lui une image tout à fait négative, il apparaît d’après d’autres témoignages comme résolu, pragmatique et réaliste. On dit souvent que les Évangiles, en raison d’une tendance favorable aux Romains pour des motifs politiques, l’auraient présenté de manière toujours plus positive, en jetant progressivement sur les Juifs la responsabilité de la mort de Jésus. En fait, il n’y avait aucune raison qui permette de soutenir cette tendance dans la situation historique des évangélistes. Lorsque les Évangiles furent rédigés, la persécution de Néron avait déjà montré les aspects cruels de l’État romain et tout l’arbitraire du pouvoir impérial. Si nous pouvons dater l’Apocalypse plus ou moins à l’époque où fut composé l’Évangile de Jean, il apparaît évident que le quatrième Évangile ne s’est pas formé dans un contexte qui aurait permis un cadre "philo-romain".
L’image de Pilate dans les Évangiles nous fait découvrir, de manière réaliste, le préfet romain comme un homme qui savait intervenir brutalement, si cela lui semblait opportun pour l’ordre public. Mais il savait aussi que Rome devait sa domination sur le monde, en premier lieu, à sa tolérance vis-à-vis des divinités étrangères et à la force pacificatrice du droit romain. C’est ainsi qu’il se présente dans le procès à Jésus.
L’accusation selon laquelle Jésus se serait déclaré roi des Juifs était grave. Il est vrai que Rome pouvait effectivement reconnaître des rois "régionaux" – comme Hérode –, mais ceux-ci devaient être légitimés par Rome et obtenir de Rome la description et la délimitation de leurs droits de souveraineté. Un roi sans une telle légitimation était un rebelle qui menaçait la pax romana et par conséquent, il se rendait passible de mort.
Mais Pilate savait que Jésus n’avait pas suscité un mouvement révolutionnaire. D’après tout ce qu’il avait entendu dire, Jésus devait lui être apparu comme un exalté religieux qui, peut-être, violait des prescriptions judaïques concernant le droit et la foi, mais cela ne l’intéressait pas. C’était aux Juifs eux-mêmes qu’il revenait de juger de cela. Au regard des règlements romains concernant la juridiction et le pouvoir, qui entraient dans ses compétences, il n’y avait rien de sérieux contre Jésus.
Arrivés à ce point, il nous faut passer des considérations sur la personne de Pilate au procès lui-même. Il est dit clairement en Jean 18,34s. que, selon Pilate, à partir des informations qu’il possédait, il n’y avait rien contre Jésus. L’autorité romaine n’avait reçu aucune information sur quoi que ce soit qui aurait pu en quelque manière menacer la paix légale. L’accusation provenait des concitoyens de Jésus eux-mêmes, des autorités du Temple. Pilate devait être stupéfait de voir les concitoyens de Jésus se présenter devant lui comme défenseurs de Rome, alors que ses propres informations ne lui avaient pas donné l’impression qu’une intervention était nécessaire.
Mais au cours de l’interrogatoire, voici à l’improviste un moment qui soulève de l’agitation : la déclaration de Jésus. À la question de Pilate : "Donc tu es roi ?", il répond : "Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix" (Jn 18,37). Auparavant déjà, Jésus avait dit : "Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici" (Jn 18,36).
Cette "confession" de Jésus met Pilate dans une étrange situation : l’accusé revendique royauté et règne (basileía). Mais elle souligne la totale originalité de cette royauté, et cela en donnant la notion concrète qui pour le juge romain devait être décisive : personne ne combat pour cette royauté. Si le pouvoir, et précisément le pouvoir militaire, est la caractéristique de la royauté et du royaume – il n’y a rien de cela en Jésus. C’est pourquoi il n’y a même pas une menace contre les règlements romains. Ce règne est non violent. Il n’a aucune légion à sa disposition.
Par ces paroles, Jésus a créé un concept absolument nouveau de royauté et de règne devant lequel il met Pilate, le représentant du pouvoir terrestre classique. Que peut penser Pilate, que devons-nous penser, nous, de ce concept de royaume et de royauté ? Est-ce quelque chose d’irréel, un fantasme dont on peut se désintéresser ? Ou bien, cela nous concerne-t-il de quelque manière ?
À côté de la délimitation précise du concept de règne (personne ne combat, impuissance terrestre), Jésus a introduit un concept positif, pour rendre perceptible l’essence et le caractère particulier du pouvoir de cette royauté : la vérité. Pilate, dans la suite de l’interrogatoire, a mis en jeu un autre terme qui vient de son monde et qui normalement est relié au terme "règne" : le pouvoir – l’autorité (exousía). La domination exige un pouvoir, elle le définit même. Jésus, à l’inverse, qualifie l’essence de sa royauté par le témoignage à la vérité. La vérité serait-elle donc une catégorie politique ? Ou bien le "règne" de Jésus n’a-t-il rien à voir avec la politique ? À quel genre alors appartient-il ? Si Jésus fait reposer son concept de royauté et de règne sur la vérité comme catégorie fondamentale, il est alors très compréhensible que le pragmatique Pilate demande : "Qu’est-ce que la vérité ?" (18,38).
C’est la question que se pose aussi la doctrine moderne de l’État : est-ce que la politique peut prendre la vérité comme catégorie pour sa structure ? Ou bien faut-il laisser la vérité, comme dimension inaccessible, à la subjectivité et s’efforcer au contraire de réussir à établir la paix et la justice avec les instruments disponibles dans le domaine du pouvoir ? Étant donné l’impossibilité d’un consensus sur la vérité et en s’appuyant sur elle, la politique ne se fait-elle pas l’instrument de certaines traditions qui, en réalité, ne sont que des formes de conservation du pouvoir ?
Mais, par ailleurs, que se passe-t-il si la vérité ne compte pour rien ? Quelle justice alors sera possible ? Est-ce qu’il ne doit pas y avoir des critères communs qui garantissent véritablement la justice pour tous – critères soustraits à l’arbitraire des opinions changeantes et aux concentrations du pouvoir ? N’est-il pas vrai que les grandes dictatures se sont maintenues par la force du mensonge idéologique et que c’est la vérité seule qui a pu apporter la libération ?
Qu’est-ce que la vérité ? La question de l’homme pragmatique, posée de manière superficielle, non sans un certain scepticisme, est une question grave, dans laquelle, de fait, est en jeu le destin de l’humanité. Qu’est-ce donc que la vérité ? Pouvons-nous la connaître ? Peut-elle entrer, en tant que critère, dans notre pensée et dans notre vouloir, aussi bien dans la vie de chacun de nous que dans celle de la communauté ?
La définition classique, formulée par la philosophie scholastique qualifie la vérité de adequatio intellectus et rei – adéquation entre l’intelligence et la chose (Thomas d’Aquin, S. theol I q 21 a 2 c). Si la raison d’une personne reflète une chose telle qu’elle est en elle-même, alors cette personne a trouvé la vérité. Mais c’est seulement une petite part de ce qui existe réellement – ce n’est pas la vérité dans toute son ampleur et sa plénitude.
Avec une autre affirmation de saint Thomas nous nous approchons davantage des intentions de Jésus : "La vérité est dans l’intelligence divine proprement et premièrement (proprie et primo) ; dans l’intelligence humaine, proprement mais secondairement (proprie quidem et secundario)" (De verit. Q 1 a 4 c). Et cela nous fait arriver finalement à la formule lapidaire : Dieu est "ipsa summa et prima veritas – lui-même la souveraine et première vérité" (S. theol. I q 16 a 5 c).
Cette formule nous rapproche de ce que Jésus veut dire quand il parle de la vérité, pour laquelle il est venu dans le monde afin d’en témoigner. Vérité et opinion erronée, vérité et mensonge en ce monde sont continuellement mêlés de manière inextricable. La vérité, dans toute sa grandeur et sa pureté n’apparaît pas. Le monde est "vrai" dans la mesure où il reflète Dieu, le sens de la création, la Raison éternelle d’où il a jailli. Et il devient d’autant plus vrai qu’il s’approche davantage de Dieu. L’homme devient vrai, devient lui-même s’il devient conforme à Dieu. Alors il atteint sa vraie nature. Dieu est la réalité qui donne l’être et le sens.
" Rendre témoignage à la vérité " signifie mettre au premier plan Dieu et sa volonté face aux intérêts du monde et à ses puissances. Dieu est la mesure de l’être. En ce sens, la vérité est le "Roi véritable qui donne à toutes choses leur lumière et leur grandeur. Nous pouvons dire également que rendre témoignage à la vérité signifie : en partant de Dieu, de la Raison créatrice, rendre la création déchiffrable et sa vérité accessible de telle manière qu’elle puisse constituer la mesure et le critère d’orientation dans le monde de l’homme – que le pouvoir de la vérité, le droit commun, le droit de la vérité puissent venir à la rencontre des grands et des puissants.
Disons même tranquillement : la non-rédemption du monde consiste, précisément, dans le fait que la création n’est pas déchiffrable, que la vérité n’est pas reconnaissable. Cette situation conduit alors inévitablement à la domination du pragmatisme, et ainsi le pouvoir des forts devient véritablement le dieu de ce monde.
En hommes modernes, nous serions tentés, à ce point, de dire : "La création est devenue déchiffrable pour nous, grâce aux sciences". C’est effectivement ce que dit par exemple Francis S. Collins, qui a dirigé le Human Genome Project, dans une joie admirative : "Le langage de Dieu a été déchiffré" (The Language of God, p. 99). C’est vrai, nous percevons le langage de Dieu dans la grandiose mathématique de la création qu’il nous est possible aujourd’hui de lire dans le code génétique de l’homme. Mais malheureusement pas le langage tout entier. La vérité fonctionnelle sur l’homme est devenue visible. Mais la vérité sur lui-même – sur ce qu’il est, d’où il vient, pour quel but il existe, en quoi consiste le bien ou le mal –, cette vérité-là, malheureusement, ne peut pas être lue de cette manière. Avec la connaissance croissante de la vérité fonctionnelle, semble plutôt aller de pair un aveuglement croissant pour la "vérité" elle-même – pour la question de savoir ce qu’est notre véritable réalité et ce qu’est notre fin véritable.
Qu’est-ce que la vérité ? Cette question, comme étant sans réponse et impossible pour sa tâche, n’a pas été mise de côté uniquement par Pilate. De nos jours aussi, dans le débat politique tout comme dans la discussion à propos de la formation du droit, on éprouve en général une certaine difficulté à son égard. Mais sans la vérité, l’homme ne peut saisir le sens de sa vie ; il laisse alors le champ libre aux plus forts. "Rédemption", dans le sens plénier du mot, ne peut consister que dans le fait que la vérité devienne reconnaissable. Et elle devient reconnaissable, si Dieu devient reconnaissable. Il devient reconnaissable en Jésus Christ. En lui, Dieu est entré dans le monde et, ce faisant, il a dressé le critère de la vérité au cœur de l’histoire. Extérieurement, la vérité est impuissante dans le monde ; tout comme le Christ, selon les critères du monde, est sans pouvoir : il n’a aucune légion à sa disposition. Il est crucifié. Mais c’est justement ainsi, dans l’absence totale de pouvoir, qu’il est puissant, et c’est seulement ainsi que la vérité devient toujours davantage une puissance.
Dans le dialogue entre Jésus et Pilate, il est question de la royauté de Jésus et donc de la royauté, du "règne" de Dieu. Dans le dialogue de Jésus avec Pilate apparaît de manière évidente qu’il n’y a pas de rupture entre l’annonce de Jésus en Galilée – le royaume de Dieu – et ses discours à Jérusalem. Le point central du message jusqu’à la Croix – jusqu’à l’inscription sur la Croix – est le royaume de Dieu, la royauté nouvelle que Jésus représente. La vérité est, toutefois, au centre de cela. La royauté annoncée par Jésus dans les paraboles et, finalement, ouvertement devant le juge terrestre, est justement la royauté de la vérité. Ériger cette royauté comme libération véritable de l’homme, voilà ce dont il s’agit.
Il devient évident, en même temps, qu’il n’y a aucune contradiction entre l’accent mis sur le royaume de Dieu dans la période prépascale et celui mis sur la foi en Jésus Christ, Fils de Dieu, dans la période postpascale. Dans le Christ, Dieu est entré dans le monde – la vérité y est entrée. La christologie est l’annonce, devenue concrète, du royaume de Dieu.
Après l’interrogatoire, ce que pratiquement Pilate savait déjà est devenu évident. Ce Jésus n’est pas un agitateur politique, son message et son comportement ne représentent pas un danger pour la domination romaine. S’il n’a pas observé la Torah, que lui importe, à lui, Romain ?
Il semble pourtant que Pilate ait éprouvé une certaine crainte superstitieuse devant cet étrange personnage. Pilate était certes un sceptique. Mais en tant qu’homme de l’Antiquité, il ne pouvait toutefois pas exclure que des dieux, ou, à tout le moins, des êtres semblables à des dieux, puissent apparaître sous l’aspect d’êtres humains. Jean dit que les "Juifs" accusaient Jésus de se faire Fils de Dieu, et il ajoute : "Lorsque Pilate entendit cette parole, il fut encore plus effrayé" (19,8).
Je crois que nous devons tenir compte de cette peur chez Pilate : peut-être y avait-il vraiment quelque chose de divin dans cet homme. En le condamnant, peut-être se mettait-il contre une puissance divine. Sans doute devait-il s’attendre à la colère de telles puissances. Je crois que son attitude durant ce procès ne s’explique pas seulement en fonction d’un certain souci de la justice, mais précisément aussi à cause de ces pensées.
Bien évidemment, les accusateurs s’en rendent compte et ils opposent alors à cette peur une autre peur. À la peur superstitieuse face à une présence divine possible, ils opposent la peur très concrète de tomber dans la défaveur de l’empereur, de perdre sa position et de s’enfoncer ainsi dans une situation privée de soutien. L’affirmation : "Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César" (Jn 19,12) est une menace. À la fin, le souci de sa carrière est plus fort que la peur devant les puissances divines.
Mais avant la décision finale, nous devons encore, brièvement au moins, considérer un épisode dramatique et douloureux qui se déroule en trois actes.
Le premier acte consiste dans le fait que Pilate présente Jésus comme candidat à l’amnistie pascale, cherchant ainsi à le libérer. Mais, ce faisant, il s’expose à une situation fatale. Celui qui est proposé comme candidat à l’amnistie est en fait déjà condamné. L’amnistie n’a de sens que de cette manière. Si la foule a le droit d’acclamation, alors, après qu’elle s’est prononcée, il faut considérer comme condamné celui qu’elle n’a pas choisi. En ce sens, une condamnation est déjà tacitement incluse dans la proposition de libération par le moyen de l’amnistie.
À propos de la confrontation entre Jésus et Barabbas et aussi sur la signification théologique de cette alternative, j’ai déjà écrit de manière détaillée dans la première partie de cette œuvre (cf. p. 60s.). Il suffit donc ici de rappeler brièvement l’essentiel. Selon nos traductions, Jean qualifie Barabbas simplement de "brigand" (18,40). Mais, dans le contexte politique d’alors, le mot grec qu’il a utilisé avait aussi pris le sens de "terroriste", ou plutôt de combattant de la résistance. Il est évident que c’est le sens qui a été retenu dans le récit de Marc : "Or, il y avait en prison le nommé Barabbas, arrêté avec les émeutiers qui avaient commis un meurtre dans la sédition" (15,7).
Barabbas ("fils du père") est une espèce de figure messianique ; dans la proposition de l’amnistie pascale, deux interprétations de l’espérance messianique se trouvent face à face. Selon la loi romaine, il s’agit de deux délinquants accusés du même délit – ils sont en révolte contre la pax romana. Il est clair que Pilate préfère "l'exalté" non violent, qu’était à ses yeux Jésus. Mais les catégories de la foule et aussi des autorités du Temple sont différentes. Si l’aristocratie du Temple en arrive au point de dire au plus : "Nous n’avons d’autre roi que César !" (Jn 19,15), il ne s’agit qu’en apparence d’un renoncement à l’espérance messianique d’Israël : nous ne voulons pas de ce roi-là. Ils désirent un autre genre de solution au problème. L’humanité se trouvera toujours à nouveau confrontée à cette alternative : dire "oui" à ce Dieu qui n’agit que par la force de la vérité et de l’amour ou bien ne compter que sur ce qui est concret, sur ce qui est à portée de la main, sur la violence.
Les partisans de Jésus ne sont pas présents sur le lieu du jugement, ils sont absents par peur. Mais ils manquent aussi par le fait qu’ils ne se montrent pas comme une masse. Leur voix se fera entendre à la Pentecôte par la prédication de Pierre, qui alors "transpercera le cœur" de ces hommes qui, auparavant, s’étaient décidés en faveur de Barabbas. À la question : "Frères, que devons-nous faire ?", ils reçoivent cette réponse : "Repentez-vous" – renouvelez et transformez votre manière de penser et votre être (cf. Ac 2,37s.). Voilà le cri qui, devant la scène de Barabbas et toutes ses rééditions, doit nous déchirer le cœur et nous conduire à changer de vie.
Le deuxième acte est laconiquement résumé par Jean dans cette phrase : "Pilate prit alors Jésus et le fit flageller" (19,1). La flagellation était la punition qui, dans le droit pénal romain, était infligée comme châtiment accompagnant la condamnation à mort (Hengel/Schwemer, p. 609). Selon Jean, celle-ci apparaît comme un acte accompli durant l’interrogatoire – une mesure que le préfet, en vertu de son pouvoir de police, était autorisé à prendre. C’était une punition extrêmement barbare ; le condamné "était frappé par plusieurs bourreaux jusqu’à ce qu’ils soient fatigués et que la chair du délinquant pende en lambeaux sanguinolents" (Blinzler, p. 321). Rudolf Pesch commente : "Le fait que Simon de Cyrène soit contraint de porter à la place de Jésus le bras de la Croix et que Jésus meure si rapidement est sûrement à relier à la torture de la flagellation, durant laquelle certains délinquants mouraient déjà" (Markusevangelium II, p. 467).
Le troisième acte est le couronnement d’épines. Les soldats se moquent de Jésus avec cruauté. Ils savent qu’il se prétend roi. Mais voici que maintenant il se trouve entre leurs mains, et il leur plaît de l’humilier, de faire montre de leur force à ses dépens, peut-être aussi de déverser sur lui, de manière substitutive, leur rage contre les grands. Ils le revêtent, lui – l’homme frappé et blessé sur tout le corps – des signes caricaturaux de la majesté impériale : le manteau pourpre, la couronne d’épines tressée et le sceptre de roseau. Et ils lui rendent hommage : "Salut, roi des Juifs !" ; leur hommage consiste en gifles par lesquelles ils manifestent, encore une fois, tout le mépris qu’ils ont pour lui (cf. Mt 27,28s. ; Mc 15,17s. ; Jn 19,2).
L’histoire des religions connaît bien la figure du roi caricaturé – qui s’apparente au phénomène du "bouc émissaire". Tout ce qui angoisse les hommes est déversé sur lui : de cette manière, on espère éloigner tout cela du monde. Sans le savoir, les soldats accomplissent tout ce qui dans ces rites et dans ces coutumes ne pouvait se réaliser : "Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison" (Is 53,5). Jésus est conduit devant Pilate sous cette apparence caricaturale, et Pilate le présente à la foule – à l’humanité : Ecce homo – "voici l’homme !" (Jn 19,5). Sans doute le juge romain est-il bouleversé devant la silhouette battue et bafouée de ce mystérieux accusé. Il compte sur la compassion de ceux qui le voient.
Ecce homo – cette expression acquiert spontanément une profondeur qui va bien au-delà de ce moment-là. En Jésus apparaît l’être humain en tant que tel. En lui est rendue visible la misère de tous ceux qui sont frappés et anéantis. Dans sa misère se reflète l’inhumanité du pouvoir humain, qui écrase le faible. En lui se reflète ce que nous appelons "péché" : ce que devient l’homme lorsqu’il se détourne de Dieu et prend en mains de manière autonome le gouvernement du monde.
Mais il y a un autre aspect qui est vrai également : la profonde dignité de Jésus ne peut lui être enlevée. Le Dieu caché reste présent en lui. L’homme frappé et humilié reste aussi image de Dieu. Depuis que Jésus s’est laissé frapper, toutes les personnes blessées et humiliées sont justement image du Dieu qui a voulu souffrir pour nous. Alors, au cœur de sa Passion, Jésus est une image d’espérance : Dieu est du côté de ceux qui souffrent.
Finalement Pilate s’assied sur le siège du juge. Il dit encore une fois : "Voici votre roi !" (Jn 19,14). Puis il prononce la sentence de mort.
Sans doute, la grande vérité, dont avait parlé Jésus, lui est restée inaccessible ; mais la vérité concrète de ce cas, Pilate la connaissait bien. Il savait que Jésus n’était pas un délinquant politique et que la royauté qu’il revendiquait ne représentait aucun danger politique – il savait donc qu’il devait être acquitté.
Comme préfet, il représentait le droit romain sur lequel reposait la pax romana – la paix de l’empire qui s’étendait sur le monde. Cette paix, d’une part, était assurée grâce à la puissance militaire de Rome. Mais, par la seule force militaire, il n’est pas possible d’établir une paix quelconque. La paix repose sur la justice. La force de Rome était son système juridique, l’ordre juridique sur lequel les hommes pouvaient compter. Pilate – nous le répétons – connaissait la vérité dont il s’agissait dans ce cas et il savait donc ce que la justice exigeait de lui.
Mais, en fin de compte, c’est l’interprétation pragmatique du droit qui l’emporta chez lui : il y a plus important que la vérité du cas présent, c’est la force pacifiante du droit, voilà ce que fut peut-être sa pensée et ainsi se justifiait-il à ses yeux. Absoudre l’innocent pouvait être source d’ennuis non seulement pour lui personnellement – cette crainte fut certainement un motif déterminant dans son comportement –, mais cela risquait encore de provoquer d’autres désagréments et des désordres qui, particulièrement au moment des fêtes de la Pâque, devaient être évités.
La paix fut en ce cas plus importante pour lui que la justice. Non seulement la grande et inaccessible vérité devait passer au second plan, mais aussi celle du cas concret : il crut ainsi accomplir le vrai sens du droit – sa fonction pacificatrice. Ainsi, peut-être, apaisa-t-il sa conscience. Sur le moment, tout sembla bien aller. Jérusalem resta calme. Toutefois le fait que la paix, en dernière analyse, ne peut être établie contre la vérité, devait se manifester plus tard.
> 3 extraits du "Jésus de Nazareth" de Joseph-Ratzinger-Benoît XVI sur la-Croix.com