Détachés de nos intérêts, nous ne contesterons avec personne, nous ne nous brouillerons avec personne, nous ne romprons avec personne ; et, par une infaillible conséquence nous goûterons les douceurs de la société, nous jouirons des avantages de la pure et sincère charité : semblables aux premiers chrétiens, n'ayant tous qu'un cœur et qu'une âme, nous trouverons dans cette union mutuelle une béatitude anticipée, et comme un avant-goût de l'éternelle félicité.
BOURDALOUE
La paix avec le prochain est le fruit de la charité ; et la charité, selon saint Paul, est l'abrégé de la loi chrétienne. Il ne faut donc pas s'étonner si le même apôtre nous a marqué, comme un des caractères les plus essentiels de l'esprit chrétien, le soin de conserver la paix avec tous les hommes, puisqu'il est évident que fous les hommes sont compris sous le nom de prochain. Si fieri potest, quod ex vobis est, cum omnibus hominibus pacem habentes (Rom., XII, 18.) : si cela se peut, disait-il aux Romains en les instruisant et en les formant au christianisme, si cela se peut, et autant qu'il est en vous, vivez en paix avec tout le monde : voilà l'esprit de votre religion, et par où l'on reconnaîtra que vous êtes les disciples de Celui qui, dès son berceau, a été le prince et le Dieu de la paix.
Pesons bien ces paroles, qui sont substantielles : Si fieri potest, si cela se peut : l'impossibilité, dit saint Chrysostome, est la seule excuse légitime qui puisse devant Dieu nous disculper, quand nous ne vivons pas avec nos frères dans une paix et une union parfaite ; et, hors l'impuissance absolue, toute autre raison n'est qu'un vain prétexte dont nous nous flattons, mais qui ne servira qu'à nous confondre au jugement de Dieu. Quod ex vobis est, autant qu'il est en vous ; en sorte que nous puissions sincèrement protester à Dieu, que nous puissions nous rendre à nous-mêmes témoignage qu'il n'a jamais tenu à nous, jamais dépendu de nous que nous n'eussions avec nos frères cette paix solide fondée sur la charité, l'ayant ardemment désirée, l'ayant de bonne foi recherchée, ayant toujours été préparés et d'esprit et de cœur à ne rien épargner pour y parvenir. Cum omnibus, la paix avec tous, sans en excepter un seul : l'exclusion d'un seul suffit pour nous rendre prévaricateurs, et sujets à toutes les peines dont Dieu menace ceux qui troublent ou qui rompent la paix. Rompre la paix avec un seul, c'est, selon Dieu, quelque chose d'aussi mortel que de violer un seul commandement. La paix avec tous, un seul excepté, nous devient donc inutile pour le salut ; et ce seul que nous exceptons doit s'élever pour demander vengeance contre nous au dernier jour. Cum omnibus hominibus, la paix avec tous les hommes, même avec ceux qui y sont plus opposés et qui ne la veulent pas : les forçant par notre conduite à la vouloir, et, à l'exemple de David, gardant un esprit de paix avec les ennemis de la paix : Cum his qui oderunt pacem, eram pacificus (Psalm., CXIX, 7.). Car, comme ajoute saint Chrysostome, vivre en paix avec des âmes pacifiques, avec des esprits modérés, avec des humeurs sociables, à peine serait-ce une vertu de philosophe et de païen ; beaucoup moins doit-elle passer pour une vertu surnaturelle et chrétienne. Le mérite de la charité, disons mieux, le devoir de la charité, est de conserver la paix avec des hommes difficiles, fâcheux, emportés : pourquoi ? parce qu'il peut arriver, et parce qu'en effet il arrive tous les jours que les plus emportés et les plus fâcheux, les plus difficiles et les plus chagrins, sont justement ceux avec qui nous devons vivre dans une plus étroite société, ceux dont il nous est moins possible de nous séparer, ceux à qui, dans l'ordre de Dieu, nous nous trouvons attachés par des liens plus indissolubles. Il faut donc, dit ce saint docteur, que, par rapport même à ces sortes d'esprits, nous ayons un principe de paix sur quoi puisse être solidement établie la tranquillité du commerce que la charité chrétienne doit maintenir entre eux et nous.
Or, quel est-il ce principe ? le voici : une sainte conformité avec Jésus-Christ naissant. Entrons dans son cœur, prenons-en les sentiments, tâchons à nous mettre dans les mêmes dispositions que lui, contemplons son étable et approchons de sa crèche. Remplissons-nous des vives lumières qu'il répand dans les âmes, et comprenons bien surtout deux choses : premièrement, c'est un Dieu qui, pour témoigner aux hommes sa charité, commence par se dépouiller pour eux de tous ses intérêts : secondement, c'est un Dieu qui, pour gagner nos cœurs, nous prévient, suivant le langage du Prophète, de toutes les bénédictions de sa douceur, et qui s'attendrit pour nous jusqu'à se revêtir, tout Dieu qu'il est, de notre humanité ; disons mieux, et dans un sens plus propre à mon sujet, jusqu'à devenir personnellement pour nous, comme parle l'Apôtre, la bénignité et l'humanité même : Apparuit benignitas et humanitas (Tit., III, 4.). Deux moyens qu'il nous présente pour entretenir une paix éternelle avec nos frères : désintéressement et douceur. Dépouillons-nous en faveur de nos frères de certains intérêts qui nous dominent ; soyons, à l'égard de nos frères, doux et humains : plus d'inimitiés alors, plus de divisions ; paix inviolable, paix inaltérable. Quel bonheur pour moi et quel avantage pour vous, si je pouvais, en finissant, vous persuader ces deux devoirs si indispensables dans la religion que nous professons, et si nécessaires dans tous les états de la vie. Ceci demande une réflexion toute nouvelle.
C'est, dis-je, un Dieu qui, par amour pour nous, et pour témoigner aux hommes son immense charité, se dépouille de tous ses intérêts ; qui, de maître qu'il était, se fait obéissant ; de grand qu'il était se fait petit ; de riche qu'il était se fait pauvre : Quoniam propter vos egenus factus est, cum esset dives (2. Cor., VIII, 9.). Et je prétends que ce désintéressement est le plus prompt et le plus infaillible moyen pour concilier les cœurs, et pour nous unir tous dans une paix solide et durable.
Car, comme raisonne saint Bernard, prétendre vivre en paix avec nos frères, sans qu'il nous en coûte rien, sans vouloir leur sacrifier rien, sans jamais leur céder en rien, sans nous incommoder pour eux, ni nous relâcher sur rien ; nous flatter d'avoir cette charité chrétienne qui est le lien de la paix, et cependant être toujours aussi entiers dans nos prétentions, aussi jaloux de nos droits, aussi déterminés à n'en rien rabattre, aussi vifs sur le point d'honneur, aussi attachés à nous-mêmes ; abus, mes chers auditeurs : ce n'est pas ainsi que le Dieu de la paix nous l'a enseigné. Il ne fallait point pour cela qu'il vînt au monde, ni qu'il nous servit de modèle : nous n'avions sans lui que trop d'exemples de cette charité intéressée. Il était inutile que ce Dieu fait homme nous apportât un commandement nouveau : de tout temps les hommes s'étaient aimés de la sorte les uns les autres, et cette prétendue charité était aussi ancienne que le monde ; mais aussi le monde, avec cette charité prétendue, n'avait jamais été ni ne pouvait jamais être en paix.
C'est l'intérêt, Chrétiens, qui nous divise. Otez la propre volonté, disait saint Bernard, il n'y aura plus d'enfer ; et moi je dis : Otez l'intérêt propre, ou plutôt la passion de l'intérêt propre, et il n'y aura plus parmi les hommes de dissensions, plus de querelles, plus de procès, plus de discordes dans les familles, plus de troubles dans les communautés, plus de factions dans les états : la paix avec la charité régnera partout. Elle régnera entre vous et ce parent, entre vous et ce frère, cette sœur ; entre vous et cet ami, ce voisin, ce concurrent. Dès que vous voudrez pour lui vous déporter de tel ou tel intérêt, qui fait contre vous son chagrin, dès là vous aurez avec lui la paix ; et souvent même, selon le monde, la paix que vous aurez avec lui vaudra mieux pour vous que l'intérêt qu'on vous disputait et à quoi vous renoncez. Détachés de nos intérêts, nous ne contesterons avec personne, nous ne nous brouillerons avec personne, nous ne romprons avec personne ; et, par une infaillible conséquence nous goûterons les douceurs de la société, nous jouirons des avantages de la pure et sincère charité : semblables aux premiers chrétiens, n'ayant tous qu'un cœur et qu'une âme, nous trouverons dans cette union mutuelle une béatitude anticipée, et comme un avant-goût de l'éternelle félicité.
Or, à la vue de Jésus-Christ, pouvons-nous avoir d'autres sentiments que ceux-là ? si nous sommes chrétiens, je dis de vrais chrétiens, nous faut-il un autre juge que ce Dieu-Sauveur, et un autre tribunal que la crèche où il est né, pour vider tous les différends qui naissent entre nous et nos frères ? Un chrétien, rempli des idées que lui inspire un mystère si touchant, voudrait-il appeler de ce tribunal, et aurait-il peine à remettre aujourd'hui tous ses intérêts entre les mains d'un Dieu qui ne vient au monde que pour y apporter la paix ? Voilà, mon cher auditeur, ce que je vous demande en son nom. Si votre frère n'a pas mérité ce sacrifice, souvent très léger, que vous lui ferez de votre intérêt, Jésus-Christ le mérite pour lui. Si votre frère est mal fondé dans ses prétentions, et s'il n'est pas juste que vous lui cédiez, au moins est-il juste que vous cédiez à Jésus-Christ. Ce que vous refusez à l'un, donnez-le à l'autre ; ce que vous ne voulez pas accordera votre frère, donnez-le à la charité et à Jésus-Christ : par là vous achèterez la paix, vous l'achèterez à peu de frais, et par là même vous la conserverez.
Mais peut-être s'agit-il de tout autre chose entre vous et le prochain ; peut-être, indépendamment de tout intérêt, ce qui vous divise n'est-ce de votre part qu'une fierté qui l'a choqué, qu'un emportement qui l'a irrité, qu'une parole aigre dont il s'est senti piqué, que des manières dures dont il s'est tenu offensé, qu'un air de hauteur avec lequel vous l'avez traité ? Si cela est, il ne dépend, pour le satisfaire, que de vous adoucir à son égard, que de lui donner certaines marques de votre estime, que de lui rendre certains devoirs, que de le prévenir par quelques démarches qui le ramèneront infailliblement et l'attacheront à vous. Je ne le puis, dites-vous ; j'y sens une opposition invincible, et je n'en viendrai jamais là.
Rentrez, encore une fois, rentrez, mon cher auditeur, dans l’étable de Bethléem : vous y verrez le Dieu de la paix incarné et humanisé, ou plutôt, vous y verrez dans sa personne la bénignité même incarnée, la grandeur même de Dieu humanisée. Je le répète, vous y verrez un Dieu qui, pour vous attirer à lui, n'a point dédaigné de vous rechercher ; qui, par une condescendance toute divine de son amour, s'est fait même comme une gloire de vous prévenir. S'il eût attendu que vous, pécheur, vous son ennemi et son ennemi déclaré, vous eussiez fait les premiers pas pour retourner à lui, où en étiez-vous, et quelle ressource vous restait pour le salut ? Cependant, malgré l'exemple de votre Dieu, vous vous faites et vous osez vous faire je ne sais quel point d'honneur de n'aller jamais au-devant de votre frère pour le rapprocher de vous et pour l'engager lui-même à revenir. Malgré la loi de la charité, et d'ailleurs même après avoir été l'agresseur, vous conservez contre lui de scandaleux et d'éternels ressentiments : n'est-ce pas renverser tous les principes du christianisme, et vous exposer à de terribles malédictions du ciel ?
Vous y verrez un Dieu qui, pour vous gagner, vous comble des bénédictions de sa douceur ; un Dieu qui, pour se rendre plus aimable, quitte tout l'appareil de la majesté, et qui s'humanise, non seulement jusqu'à paraître, mais jusqu'à devenir en effet homme comme vous ; un Dieu qui, sous la forme d'un enfant, vient s'attendrir sur vous de compassion, et pleurer, non pas ses misères, mais les vôtres. Car c'est ainsi, dit saint Pierre Chrysologue, qu'il a voulu naître, parce qu'il a voulu être aimé : Sic nasci voluit, qui voluit amari (Petr. Chrysol.). Parole touchante et digue de toutes nos réflexions ! c'est ainsi qu'il a voulu naître, parce qu'il a voulu être aimé. Il aurait pu naître, et il ne tenait qu'à lui de naître dans la pompe et dans l'éclat de la magnificence royale ; mais, en naissant de la sorte, il n'aurait été que respecté, que révéré, que redouté, et il voulait être aimé. Or, pour être aimé, il devait s'abaisser jusqu'à nous ; pour être aimé, il devait être semblable à nous ; pour être aimé, il devait souffrir comme nous. Et c'est pourquoi il a voulu naître dans l'état de faiblesse et d'abaissement où ce mystère nous le représente : Sic nasci voluit, qui voluit amari. Après cela, Chrétiens, affectez des airs dédaigneux et hautains envers les autres, traitez-les en esclaves, avec empire, avec dureté, et non pas en frères, avec patience, avec bonté ; rendez-vous inflexibles à leurs prières et insensibles à leurs besoins. N'est-ce pas démentir voire religion ? N'est-ce pas même violer les droits de l'humanité ? Je serais infini, si j'entreprenais de développer ce point de morale dans toute son étendue.
Quoi qu'il en soit, mes chers auditeurs, voilà la sainte et divine paix que nous devons capitalement désirer, et qui ne nous coûtera jamais trop, a quelque prix qu'elle vous puisse être vendue. La paix avec nos frères, et, sans exception, la paix avec tous les hommes : cum omnibus hominibus pacem habentes. Mais quel est notre aveuglement et le sujet de notre confusion ? le voici : dans les temps où Dieu nous afflige par le fléau de la guerre, nous lui demandons la paix ; et, dans le cours de la vie, nous ne travaillons a rien moins qu'à nous procurer la véritable paix. C'est-à-dire, nous demandons à Dieu une paix qui ne dépend pas de nous, une paix qui n'est pas de notre ressort, une paix pour la conclusion de laquelle nous ne pouvons rien ; et nous ne pensons pas à nous procurer celle qui est entre nos mains, celle dont nous sommes nous-mêmes les arbitres, celle dont Dieu nous a chargés, et dont il veut que nous lui soyons responsables. Nous faisons des vœux afin que les puissances de la terre s'accordent entre elles, pour donner au monde une paix que mille difficultés presque insurmontables semblent quelquefois rendre comme impossible ; et nous ne voulons pas finir de pitoyables différends dont nous sommes les maîtres, qu'il nous serait aisé de terminer, que notre seule obstination fomente ; et ces puissances de la terre si difficiles à réunir, sont souvent plutôt d'accord que nous ne le sommes les uns avec les autres. Cette paix entre les couronnes, malgré tous les obstacles qui s'y opposent, est plutôt conclue qu'un procès qui fait la ruine et la désolation de toute une famille n'est accommodé. Ah ! Seigneur, je ne serais pas un fidèle ministre de votre parole, si dans un jour aussi solennel que celui-ci, où les anges, vos ambassadeurs, nous ont annoncé et promis la paix, je ne vous demandais, au nom de tous mes auditeurs, cette paix si désirée, qui doit pacifier tout le monde chrétien ; cette paix dont dépend le bonheur de tant de nations ; cette paix pour laquelle votre Eglise s'intéresse tant et avec tant de raison ; cette paix que vous seul pouvez donner, et qui désormais ne peut être que l'ouvrage de votre providence miraculeuse et de votre absolue puissance. Je n'aurais pas, comme ministre de votre parole, le zèle que je dois avoir, si, à l'exemple de vos prophètes, je ne vous disais aujourd'hui : Da pacem, Domine, sustinentibus te, ut prophetœ tui fideles inveniantur : Donnez la paix, Seigneur, à votre peuple, afin que ce ne soit pas en vain que nous l'ayons engagé à apaiser votre colère pour l'obtenir. Donnez-lui la paix, puisqu'entre les prospérités, quoique humaines et temporelles, qu'il lui est permis d'espérer, la paix est celle qui vient plus immédiatement de vous et qui peut le plus contribuer à votre gloire.
Mais je serais, ô mon Dieu, encore plus prévaricateur de mon ministère, si préférablement à cette paix, toute nécessaire et toute importante qu'elle est, je ne vous demandais, pour moi et pour ceux qui m'écoutent, celle qui doit nous réconcilier avec vous, celle qui doit nous réconcilier avec nous-mêmes, celle qui doit nous réconcilier avec nos frères ; celle qui doit nous réconcilier avec vous, par une généreuse et sainte pénitence ; celle qui doit nous réconcilier avec nous-mêmes, par un vrai détachement et une sincère humilité ; celle qui doit nous réconcilier avec nos frères, par une tendre et cordiale charité.
BOURDALOUE, SERMON SUR LA NATIVITÉ DE JÉSUS-CHRIST