Je veux vous montrer que le fond de la justice de Dieu est en effet dans nous-mêmes ; que si Dieu est sévère et
rigoureux dans ses jugements, comme l'Eglise nous le dit, c'est de nous-mêmes que procède cette sévérité ; que c'est nous-mêmes qui le faisons tel pour nous, en un mot, que quand il nous
jugera il ne nous jugera que par nous-mêmes : Deus de suo optimus, de nostro justus.
BOURDALOUE
Tunc videbunt Filium Hominis venientem in nube, cum potestate magna et majestate.
Alors ils verront le Fils de l'Homme venir sur une nuée, avec une grande puissance et une grande majesté. (Saint Luc, chap. XXI,
27.)
C'est une réflexion bien judicieuse de saint Grégoire de Nazianze, que jamais le terme de majesté n'est attribué à Jésus-Christ dans
l'Evangile que lorsqu'il s'agit du jugement universel, où la foi nous enseigne qu'il doit présider ; et il est bien remarquable, dit saint Jérôme, que cet Homme-Dieu, qui par tant de titres était
roi, n'a pris néanmoins cette qualité qu'en deux occasions. Premièrement, devant Pilale, c'est-à-dire dans le temps de sa passion, parce que c'était là que le jugement du monde commençait, ainsi
qu'il l'avait déclaré à ses disciples : Nunc judicium est mundi (Joan., XII, 31). Secondement, dans la description qu'il nous a faite du jugement même au chapitre vingt-cinquième de
saint Matthieu, où il ne se désigne point autrement que sous le nom de roi, parce que c'est alors qu'il exercera pleinement la juridiction que son Père lui a donnée sur tous les hommes : Tunc
dicet rex his qui a dextris erunt (Matth., XXV, 34.).
Aussi est-ce proprement aux monarques et aux souverains qu'il appartient de juger ; et jamais la majesté d'un roi n'est plus auguste
que quand il tient son lit de justice, et qu'il paraît sur le tribunal. Encore plus vénérable quand c'est un roi qui ajoute à l'éclat de la couronne les lumières d'une sagesse toute royale, un
roi qui sait faire le discernement de ses sujets, et peser le mérite dans une juste balance, qui n'a pour le crime que des châtiments, tandis que toutes ses récompenses sont pour la vertu ; qui
non seulement fait état de venger les injustices et les violences, mais qui s'applique à réformer la justice même; qui en corrige les abus, qui en rétablit le bon ordre ; qui, sans éloigner
personne de son trône, prête l'oreille aux humbles supplications des petits, écoute les plaintes des particuliers, et par là tient les juges et les magistrats dans le devoir ; enfin qui, se
voyant au-dessus de tous, n'a rien plus à cœur que d'être équitable envers tous. Car qu'y a-t-il qui nous représente mieux sur la terre le jugement de Dieu, et qui en soit une image plus sensible
et une preuve plus authentique ?
Mais, si c'est le propre des rois de juger les peuples, il n'est pas moins vrai que c'est le propre de Dieu de juger les rois ; et
comme le grand privilège de la souveraineté est de ne pouvoir être jugé que de Dieu seul, on peut dire que la grande marque de l'autorité suprême de Dieu est d'être lui seul le juge de tous les
souverains. Il nous l'a lui-même marqué en cent endroits de l'Ecriture ; et si son jugement doit être terrible pour toutes les conditions des hommes, il semble néanmoins qu'il affecte de le faire
paraître plus redoutable pour les grands et pour les rois de la terre : Terribilis apud reges terrœ (Psalm., LXXV, 13.).
C'est de ce jugement où les rois seront appelés aussi bien que les peuples, que j'ai à parler aujourd'hui. Autrefois saint Paul,
prêchant cette matière en présence des infidèles même et des païens, la traitait avec tant de force et tant d'énergie qu'ils en étaient émus, saisis, effrayés : Disputante autem illo de
justitia et caslitate, et de judicio futuro, tremefactus Félix (Act., XXIV, 25.). Je n'ai ni le zèle, ni l'éloquence de saint Paul ; mais aussi j'ai l'avantage de parler devant un roi
chrétien et très-chrétien, devant un roi docile aux vérités de la religion, et disposé non-seulement à les écouter, mais à en profiter. Ainsi j'ai droit d'espérer de mon ministère, tout indigne
que j'en suis, un succès beaucoup plus heureux. J'ai besoin pour cela des lumières du Saint-Esprit, et je les demande par l'intercession de Marie. Ave, Maria.
De toutes les expressions dont les Pères de l'Eglise se sont servis pour nous donner quelque idée de la justice de Dieu, je n'en
trouve point qui me paraisse plus belle, plus solide, et remplie d'un plus grand sens que celle de Tertullien, que vous avez souvent entendue, et qui ne peut être assez méditée, savoir : que Dieu
est miséricordieux de son propre fonds, et qu'il est juste du nôtre : Deus de suo optimus, de nostro justus (Tertull., de Resurrect., c. 14.). C'est à cette parole que je veux
m'attacher dans ce discours ; et, quoique le sujet que j'ai à traiter soit d'une étendue presque infinie, je me borne à cette pensée, parce qu'elle suffira pour vous faire entrer dans le mystère
adorable, mais redoutable, du jugement de Dieu. Je veux vous montrer que le fond de la justice de Dieu est en effet dans nous-mêmes ; que si Dieu est sévère et rigoureux dans ses jugements, comme
l'Eglise nous le dit, c'est de nous-mêmes que procède cette sévérité ; que c'est nous-mêmes qui le faisons tel pour nous, en un mot, que quand il nous jugera il ne nous jugera que par
nous-mêmes : Deus de suo optimus, de nostro justus.
Pour établir ma proposition, et pour y observer quelque ordre, je remarque qu'il y a dans nous deux choses qui ont un rapport
nécessaire au jugement de Dieu : l'une est notre loi, et l'autre est notre raison. En qualité de chrétiens, nous avons la foi ; et en qualité d'hommes, nous avons la raison. La foi est une
lumière surnaturelle que nous avons reçue de Dieu depuis notre naissance, et la raison est une lumière naturelle que nous avons apportée avec nous en naissant. Or, c'est par ces deux grandes
règles, qui doivent nous diriger dans toute la conduite de notre vie, c'est par ces deux lumières, par ces deux connaissances, que Dieu nous jugera : comme chrétiens, il nous jugera par notre foi
; et comme hommes, il nous jugera par notre raison. Si donc, dans le jugement qu'il fera de nous, il use de sévérité, c'est uniquement sur ces deux principes qu'elle sera fondée. Comprenez, s'il
vous plaît, mon dessein, et le partage de ce discours. Sévérité du jugement de Dieu fondée sur la foi du chrétien, ce sera la première partie ; sévérité du jugement de Dieu fondée sur la raison
de l'homme criminel et libertin, ce sera la seconde partie. Deux points de religion et de morale que toute l'éloquence des prédicateurs de l'Evangile ne peut épuiser. N'en mesurez pas
l'importance par ce que je vous en dirai ; mais de ce que je vous en dirai, vous pourrez toujours apprendre ce que vous en devez craindre. Voilà tout le sujet de votre attention.
Tertullien, admirant autrefois le zèle que les païens faisaient paraître pour leur fausse religion, et le comparant avec la froideur
et l'indifférence des chrétiens dans le service et le culte du vrai Dieu, a fait une remarque bien solide, et dont nous n'éprouverons que trop la vérité au jugement dernier. Voyez, disait ce
grand homme, le caractère du démon. Il n'y a point de marque de divinité qu'il n'affecte. On lui rend dans le monde les mêmes honneurs que l'on rend à Dieu ; on lui fait des sacrifices comme
à Dieu ; il a ses martyrs aussi bien que Dieu ; ses lois sont reçues et observées plus exactement que celles de Dieu : et il s'est mis en possession de tout cela pour nous confondre un jour
devant Dieu, quand il nous opposera la conduite de ces malheureux, qui, aveuglés des erreurs du monde, s'assujettissent à lui, et lui obéissent comme au Dieu du siècle : Agnoscamus ingenia
diaboli, idcirco quœdam de divinis affectantis, ut nos de suorum fide confundat et judicet (Tertull., de Coron., in fine.). C'est ainsi, mes chers auditeurs, et cette pensée a
quelque chose de bien surprenant, c'est ainsi que la foi des païens doit entrer dans le jugement que Dieu fera des chrétiens, et que les vrais fidèles se verront alors condamnés par l'infidélité
même.
Mais si cela est de la sorte, et si la foi des païens, toute superstitieuse qu'elle est, doit être pour nous si redoutable au
tribunal de la justice de Dieu, jugez ce que nous devons craindre de notre propre foi : car c'est par notre propre foi que commencera le jugement de Dieu. Celle des païens et des idolâtres ne
sera tout au plus qu'un surcroît de conviction que Dieu y ajoutera ; mais la nôtre, c'est-à-dire celle que nous professons, en sera l'essentiel et le capital. Et ce qui vous étonnera peut-être,
mais que je vous prie de bien concevoir, comme le point important que j'ai à vous expliquer, c'est que Dieu nous jugera par notre religion, soit que nous l'ayons conservée, soit que dans le cœur
nous l'ayons renoncée et abandonnée ; soit que nous ayons cru constamment et sincèrement les vérités qu'elle nous proposait, soit que nous ayons cessé de les croire. Il semble qu'il y ait en ceci
de la contradiction ; car si nous ne croyons plus les vérités que la foi nous propose, comment peut-on dire que c'est notre foi ? et si ce n'est plus notre foi, comment Dieu nous jugera-t-il par
elle ? Ce sera à moi de répondre à cette difficulté ; et je l'éclaircirai en telle sorte, que, bien loin qu'elle affaiblisse la proposition que j'ai avancée, elle en sera une des plus solides
preuves.
Prenons donc d'abord le parti le plus favorable, et à votre piété, et à mon ministère. Nous faisons tous profession d'être chrétiens
; et puisque nous portons cette qualité, mon devoir même m'oblige à supposer que nous avons dans le cœur la foi, dont nous donnons extérieurement des témoignages, et que nous confessons au
dehors. Or, supposant que nous l'avons, je dis que Dieu se servira d'elle pour nous juger. Aurons-nous droit de refuser cette condition ? Mais comment Dieu y procédera-t-il ? c'est, mes chers
auditeurs, ce qui demande une réflexion particulière. Dieu nous jugera par notre foi, parce que c'est notre foi qui nous accusera devant lui ; parce que c'est notre foi qui servira de témoin
contre nous ; parce que c'est notre foi, si jamais nous avons le malheur d'être réprouvés, qui dictera elle-même l'arrêt de notre réprobation. Peut-on contribuer en des manières plus différentes
et plus directes à un jugement ?
Oui, c'est notre foi qui nous accusera devant Dieu. Jésus-Christ l'a dit, et sa parole y est expresse : Nolite putare quia ego
accusaturus sum vos apud Patrem; est qui accusat vos Moyses (Joan., V, 45.); ne pensez pas, disait-il aux Juifs, que ce soit moi qui doive vous accuser devant mon Père : vous avez un
accusateur, qui est Moïse. Or, par Moïse, comme remarque saint Augustin, il n'entendait pas la personne de Moïse, mais il entendait la loi de Moïse, les Ecritures qu'ils avaient par tradition
reçues de Moïse, en un mot, la religion qu'ils suivaient, et qui leur avait été enseignée par Moïse. Comme s'il leur eût dit : C'est cette loi, c'est cette religion, ce sont ces Ecritures qui
s'élèveront contre vous au jugement de Dieu. Mais ce qu'il leur disait, Chrétiens, doit être encore tout autrement vrai par rapport à nous. Car, outre ces livres de Moïse, qui nous sont communs
avec les Juifs, nous avons un Evangile qui nous est propre ; et cet Evangile, si nous y prenons garde, n'est rien autre chose qu'une continuelle accusation de notre vie, en je ne sais combien de
chefs dont Moïse ni les prophètes n'ont point parlé. Nous devons donc nous attendre à soutenir devant Dieu des accusations bien plus pressantes et bien plus fortes que les Juifs : pourquoi ?
parce que notre religion, en ajoutant à celle des Juifs toutes les vérités évangéliques, se trouve bien plus ample, bien plus développée, bien plus sainte et plus parfaite que celle des Juifs, et
qu'elle aura par conséquent bien plus de reproches à nous faire.
C'est ce que saint Paul a voulu nous exprimer dans cet admirable passage de l'Epître aux Romains, où, parlant du jugement dernier, et
voulant nous en donner une idée, il dit qu'il s'y fera comme un conflit entre les pensées des hommes, et que les pensées des hommes s'y accuseront mutuellement et s'y défendront, tandis que Dieu,
scrutateur des cœurs, en révélera tous les secrets : Inter se invicem cogitationibus accusantibus, aut etiam defendentibus, in die, cum judicabit Deus occulta hominum (Rom., II, 16. ).
Or, ces pensées qui s'entr'accuseront, qui s'entrechoqueront, selon le terme et dans le sentiment même de l'Apôtre, ce sont celles qui partageront alors un réprouvé entre sa conscience et sa foi
; car sa foi lui dira : Tu as cru ceci ; et sa conscience lui dira: Tu as fait cela. Ces deux pensées : Tu as cru ceci, et : Tu as fait cela, se trouvant opposées l'une à l'autre, formeront
contre lui la plus juridique de toutes les accusations. La foi se déclarera contré la conscience criminelle, et la conscience criminelle tâchera à se défendre contre la foi, jusqu'à ce
qu'enfin la foi, triomphant des vains efforts de la conscience, la convaincra, la consternera, l'accablera : Inter se cogitationibus accusantibus, aut etiam defendentibus ; c'est la
paraphrase que fait saint Chrysostome de ces paroles de l'Apôtre.
De là, Chrétiens, j'ai dit que le premier témoin qui parlera contre nous dans notre jugement, c'est notre foi, et je l'ai dit après
saint Augustin, qui, pour donner plus de jour à sa pensée, met là-dessus une différence bien remarquable entre les pécheurs et les Justes. Car la foi, dit cet incomparable docteur, rendra aux
Justes témoignagne pour témoignage, et aux pécheurs témoignage contre témoignage. Appliquez-vous, s'il vous plaît : il dit que la foi rendra aux Justes témoignage pour témoignage, parce qu'il est
certain que les Justes recevront devant Dieu un témoignage honorable de leur foi, et ce sera la récompense de celui qu'ils auront eux-mêmes rendu à la foi devant les hommes. Comme ils auront
glorifié leur foi devant les hommes par leur bonne vie et par leurs vertus, leur foi à son tour les glorifiera devant Dieu, par la justification de leurs personnes et de leurs œuvres. Au
contraire, poursuit saint Augustin, cette même foi rendra aux pécheurs témoignage contre témoignage, parce qu'au lieu que les pécheurs auront démenti leur foi par une vie déréglée et corrompue,
leur foi, se faisant malgré eux reconnaître à eux, les confondra d'une manière sensible : et cela comment ? Tertullien l'explique dans l'excellent traité qu'il a composé du témoignage de
l'âme, où il représente une âme réprouvée aux prises, si j'ose me servir de cette expression, avec Dieu et avec elle-même ; car au même temps que Dieu, d'une part, pressera le réprouvé, sa foi,
comme un témoin incorruptible, lui dira de l'autre : Il est vrai, lu croyais un Dieu, mais tu ne t'es pas mis en peine de le chercher et de lui plaire ; tu avais renoncé au monde en qualité de
chrétien, et tu n'as pas laissé d'en être esclave; tu détestais les idoles de la gentilité, qui n'étaient que des idoles de bois et de pierre, mais tu t'es fait dans le christianisme des idoles
de chair : Deum prœdicabas, et non requirebas ; dœmonia abominabaris, et illa colebas (Tertull., de Testim. anim.). Voilà, dit ce Père, le témoignage que la foi portera contre
les pécheurs.
Mais s'en tiendra-t-elle là ? non ; car, après avoir porté contre eux ce témoignage, elle prononcera elle-même l'arrêt de leur
réprobation; et en quels termes ? Observez ceci : dans les mêmes termes qu'il est déjà conçu en tant d'endroits de l'Evangile. En effet, qu'y a-t-il dans l'Evangile de plus souvent répété que ces
malédictions et ces anathèmes fulminés par Jésus-Christ contre les mauvais chrétiens ? Et qu'est-ce que ces anathèmes, sinon autant d'arrêts de la réprobation future des pécheurs, dressés par
avance, et qu'il ne reste plus qu'à leur signifier ? Quand nous lisons dans saint Matthieu : Vœ mundo a scandalis (Matth., XVIII, 7.) ; Vœ vobis hypocritœ (Ibid., XXIII, 13-29.)
; Vœ vobis, divitibus (Luc, VI, 24,) ; Vœ vobis qui consolationem habetis vestram (Ibid.) ; malheur à vous, sensuels et voluptueux, qui ne respirez sur la terre que le plaisir ;
malheur à vous, riches superbes, et insensibles aux misères des pauvres ; malheur à vous, hypocrites, c'est-à-dire politiques du siècle, qui n'avez qu'une vaine montre et une fausse apparence de
probité ; malheur à vous, qui, par vos scandales et vos pernicieux exemples, faites périr les âmes de vos frères ! quand Jésus-Christ nous parle de la sorte, ne recevons-nous pas tout cela comme
autant d'oracles de notre religion ? Or, je l'ai dit et je le redis, ces oracles de notre religion se changeront en autant d'arrêts et d'arrêts définitifs, dans le jugement de Dieu. Le Fils de
Dieu n'aura qu'à les ramasser tous, et qu'à en faire l'application. Cette seule parole : Vœ vobis divitibus, malheur à vous, riches ! aura pour damner un avare le même effet que cette
autre : Discedite maledictis (Matth., XXV, 41.), retirez-vous, maudits ! C'est donc ainsi que toute la procédure du jugement des chrétiens se réduira à leur religion.
Et voilà, mes chers auditeurs, l'éclaircissement, et même le sens littéral de cette proposition de saint Jean si étonnante, et qui
semble d'abord si paradoxale, quand il dit que celui qui croit ne sera pas jugé : Qui credit eum non judicabitur (Joan., III, 18.). Car il ne prétend pas que celui qui croit ait une
exemption et un privilège pour ne point comparaître au dernier jour devant le tribunal de Jésus-Christ ; ce n'est point de cette manière qu'il l'entend ; mais il dit que celui qui croit, en
conséquence de ce qu'il aura cru, ne sera point jugé ; parce que dès là qu'il aura cru, il se jugera lui-même, sans qu'il soit nécessaire qu'un autre le juge. Car, ou il aura vécu conformément à
sa créance et à sa religion, et alors sa religion seule le justifiera ; ou sa vie n'aura eu nul rapport à sa foi, et alors sa foi seule le condamnera. Tellement que Jésus-Christ, s'il m'est
permis de parler de la sorte, n'aura plus à le juger, parce qu'il le trouvera déjà tout jugé, et que toute la juridiction qu'il exercera, comme souverain juge, sera de confirmer, par une
ratification authentique , le jugement secret que notre foi aura fait de nous, et de le rendre, de particulier qu'il était, commun et public. Voilà, mes chers auditeurs, la première pensée qui
s'est présentée à moi sur le sujet que je traite.
Pensée touchante, mais surtout pensée terrible ! c'est ma religion qui me jugera. Ah ! Chrétiens, la grande parole ! comprenons-en
toute l'étendue et toute la force. C'est ma religion qui me jugera, cette religion si sainte, si pure, si irrépréhensible, cette religion si ennemie de mon amour-propre, si contraire à mes
inclinations, si opposée à l'esprit du monde dont je suis rempli ; cette religion aussi exacte et aussi sévère dans ses maximes que Dieu l'est dans ses jugements, ou plutôt dont les maximes ne
sont rien autre chose que le jugement de Dieu même ; c'est par elle que Dieu décidera de mon sort éternel ; c'est sur elle que roulera tout l'examen de ma vie : et il ne sera point en mon pouvoir
de la récuser ; et je n'aurai point droit de demander que mes actions soient pesées dans une autre balance que la sienne ; et je ne serai point reçu à me justifier sur d'autres principes que les
siens. Quelque excuse que j'allègue à Dieu, il me rappellera toujours à cette foi, et il m'obligera à répondre sur autant d'articles qu'elle m'aura enseigné de vérités. Il n'y en aura pas
une qui ne soit pour moi la matière d'une discussion rigoureuse. Et parce que la croix de Jésus-Christ aura été l'abrégé de toutes les vérités de la foi, cette croix, ce signe auguste et
vénérable du Fils de l'Homme, paraîtra tout éclatant de lumière, pour être la règle de mon jugement et de celui du monde entier, comme il commença à l'être quand il fut élevé sur le Calvaire :
Et tunc parebit signum Filii Hominis (Matth., XXIV, 30.), Cette croix me sera présentée ; et tout ce qui n'en portera pas dans moi le caractère et le sceau sera réprouvé de Dieu. Ah !
mon Dieu, est-il donc vrai que vous emploierez pour ma perte jusqu'à l'instrument de mon salut, et que ce qu'il y a en moi de plus saint, je veux dire ma religion, prendra parti contre moi-même
?
Oui, Chrétiens, c'est ce que nous devons craindre, et de quoi nous ne pouvons avec trop de soin nous préserver ; c'est ce qui doit
nous faire frémir dans l'attente de ce jugement redoutable. Pendant cette vie nous n'y pensons pas, ou nous n'en sommes qu'à demi touchés. Comme nous ne considérons les vérités de la foi que
superficiellement, à peine en appréhendons-nous les conséquences ; ces maximes évangéliques que l'on nous prêche, cette voie étroite du salut, cette nécessité de la pénitence, cette obligation
indispensable de mortifier sa chair et de la crucifier avec ses vices, tout cela sont termes spécieux que nous écoutons avec respect, que nous débitons quelquefois magnifiquement aux autres, et
que nous n'entendons plus dès qu'il est question de les réduire à la pratique. Mais quand Jésus-Christ, avec tout l'éclat de sa majesté et tout le poids de sa puissance, viendra nous imprimer une
idée vive de ses grandes vérités, et qu'en les appliquant à notre vie, il nous fera voir dans toute notre conduite une monstrueuse contradiction de mœurs et de créance ; quand il comparera tous
ces principes de détachement de soi-même, de renoncement à soi-même, avec nos injustices, avec nos vengeances, avec nos sensualités, avec nos délicatesses et ces recherches continuelles de
nous-mêmes, ah ! c'est alors que nous apprendrons combien il est affreux de tomber entre les mains de ce Dieu vivant, de ce Dieu, non plus seulement l'auteur ni le consommateur, mais le
défenseur, mais le vengeur de notre foi.
Maintenant cette foi est comme languissante, ou presque morte dans nos cœurs ; et quand le Fils de l'Homme paraîtra à la fin des
siècles, il doute, ce semble, s'il en trouvera encore quelques restes sur la terre. Oui, Chrétiens, il en trouvera ; oui, il en trouvera du moins autant qu'il lui en faudra pour nous juger et
pour nous condamner. Car cette foi, qui était presque morte et comme ensevelie dans nous, ressuscitera avec nous ; et un des miracles que doit opérer Jésus-Christ, lui qui est notre résurrection
et notre vie, sera de faire revivre intérieurement la foi dans nos âmes, au même temps qu'il fera revivre nos corps. Or cette foi (écoutez un beau sentiment de saint Augustin), cette foi ainsi
ranimée, ainsi ressuscitée par la présence de Jésus-Christ, lui demandera justice ; et contre qui ? non pas contre les tyrans. qui l'auront persécutée, elle se fera honneur de leurs persécutions
; non pas contre les païens qui l'auront méconnue, leur infidélité les rendra en quelque sorte moins criminels ; mais contre nous ; et de quoi ? de tous les outrages que nous lui aurons
faits : justice de l'avoir laissé languir dans l'inutilité et l'oisiveté d'une vie mondaine, sans la mettre en œuvre et sans jamais la faire agir pour Dieu ; justice de l'avoir retenue captive
dans l'état du péché où notre endurcissement nous aura fait passer sans trouble des années entières ; justice de l'avoir déshonorée par des actions indignes du nom que nous portions et du
caractère dont nous étions revêtus ; justice de l'avoir décriée et scandalisée devant les hérétiques, ses mortels ennemis, qui n'auront pas manqué de s'en prévaloir contre elle et contre nous ;
enfin justice de ce qu'étant capable par elle-même de nous faire des saints, elle n'aura pas été, par notre faute, assez puissante pour nous empêcher d'être des impies et des réprouvés. C'est de
quoi elle demandera justice à Dieu, et c'est à nos dépens que cette justice lui sera accordée.
Mais après tout, si cette religion se trouvait entièrement détruite en nous, et s'il arrivait que, par le dérèglement de nos mœurs,
nous fussions tombés dans une irréligion secrète, état où le péché enfin conduit ; si cela était, Dieu nous jugera-t-il encore par la foi ? Ne perdez pas ceci, je vous prie : voici le nœud de la
difficulté que je me suis moi-même proposée. Oui, mes chers auditeurs, Dieu nous jugera encore par notre foi ; et bien loin que cette irréligion secrète adoucisse en aucune sorte notre jugement,
c'est ce qui en redoublera la rigueur.
Car il faut, Chrétiens (et cette pensée n'est pas de moi, mais de saint Jérôme), il faut bien établir dans nos esprits une vérité, à
quoi peut-être nous n'avons jamais fait toute la réflexion nécessaire : que dans le jugement de Dieu il y aura une différence infinie entre un païen qui n'aura pas connu la loi chrétienne, et un
chrétien qui, l'ayant connue, y aura intérieurement renoncé ; et que Dieu, suivant les ordres mêmes de sa justice, traitera l'un bien autrement que l'autre. On sait assez qu'un païen à qui la loi
de Jésus-Christ n'aura point été annoncée ne sera pas jugé par cette loi, et que Dieu, tout absolu qu'il est, gardera avec lui cette équité naturelle de ne le pas condamner par une loi qu'il ne
lui aura pas fait connaître : et c'est ce que saint Paul enseigne en termes formels : Quicumque sine lege peccaverunt, sine lege peribunt (Rom., II, 12.). Mais je prétends qu'il n'en est
pas de même d'un chrétien qui a professé la loi de Jésus-Christ, et qui, après l'avoir embrassée, en a dans la suite secoué le joug. Je prétends qu'ayant péché après avoir reçu cette loi, il
doit périr par cette loi, et que sa désertion est justement le premier chef que Dieu produira contre lui. Car il ne lui était pas permis, dit saint Chrysostome, de s'émanciper de l'obéissance due
à cette loi, après s'être engagé à elle par le baptême. Il ne pouvait plus sans apostasie, après avoir ratifié cet engagement par divers exercices du christianisme, y renoncer de ce renoncement
même intérieur dont je parle. Qu'arrivera-t-il donc ? Remarquez la fin malheureuse de l'impiété : cette loi de Jésus-Christ, abandonnée et renoncée, poursuivra l'impie au jugement de Dieu, comme
un déserteur. Et de même qu'un déserteur de la milice séculière, est traité, s'il a le malheur d'être repris, selon les lois les plus rigoureuses de la milice qu'il a quittée (ce qui n'est point
censé injuste, parce que tout homme, dit-on, doit subir la sévérité des lois auxquelles il s'est lui-même obligé) ; ainsi, mais à bien plus forte raison, un libertin, présenté devant Dieu comme
un déserteur de sa religion, doit être jugé suivant les maximes de cette religion même, sans qu'il puisse prétexter que ce n'était plus sa religion, et qu'il ne la connaissait plus ; puisque,
bien loin de le justifier, c'est ce qui fera son crime de ne l'avoir plus reconnue. Pensée que saint Cyprien exprimait si noblement quand il disait, en parlant du baptême : Baptismus ornat
Christi militem, convincit desertorem (Cyprian.). Car j'appelle toujours déserteur de la milice de Jésus-Christ celui qui n'a plus le christianisme dans le cœur, quoiqu'il en
conserve encore les dehors.
Je sais néanmoins, et il est bon d'aller au-devant de tout, je sais ce que l'infidélité pourrait opposer ; je sais que, jusque dans
la profession de notre foi, Dieu nous a faits libres ; je sais que la religion est une vertu qui demande le consentement de notre volonté, et que pour être chrétien il faut vouloir l'être. Mais
Dieu par là n'entend pas que nous ayons droit de l'être ou de ne le pas être, selon nos caprices, et qu'après nous être une fois soumis à son Evangile, il nous soit libre d'en laisser et d'en
prendre ce qu'il nous plaira. Ce sera donc à nous, si nous avons été assez perdus, assez obstinés pour étouffer dans notre cœur une foi si sainte, de lui en rendre raison, et de lui dire
pourquoi. Or, quelle raison lui en rendrons-nous ? dirons-nous que cette religion ne nous a pas paru assez bien fondée ? Il sera bien étrange que ce qui a suffi pour convaincre un monde entier ne
nous ait pas convaincus nous-mêmes, et qu'une religion à laquelle les plus grands hommes de la terre se sont rendus, contre laquelle un saint Augustin, avec toute la force de son génie et
toute la curiosité de son esprit, n'a pu se défendre ; qui, par l'évidence de ses miracles, a triomphé de toutes les erreurs du paganisme, et qui, dans ses preuves, dans ses principes, dans ses
règles, clans sa morale, dans ses mystères, dans son établissement, portait toutes les marques de la Divinité ; qu'une telle religion n'ait pas eu de quoi nous satisfaire. C'est, dis-je, ce qui
sera bien étonnant. Mais sans que Dieu entre avec nous dans une pareille recherche, il n'aura qu'à nous demander si c'est en effet par raison que nous nous serons départis de notre première
soumission à la foi ; si, pour nous engager dans un pas aussi dangereux et aussi hardi que celui-là, nous avons bien consulté, bien examiné, bien cherché à nous instruire, et, supposé que nous
l'ayons cherché, que nous ayons examiné, consulté, si nous l'avons fait avec humilité, si nous l'avons fait avec docilité, si nous l'avons fait sans préjugé, si nous l'avons fait par un désir
sincère de découvrir la vérité ; surtout si nous l'avons fait avec cette pureté de vie qui devait servir de disposition aux lumières de la grâce ; car, dans une affaire de cette conséquence, il
ne fallait rien omettre, ni rien négliger.
Or, dans tous ces chefs, Dieu trouvera de quoi nous confondre et de quoi nous condamner : car il nous fera voir, mais évidemment, que
tout ce désordre de notre infidélité n'aura point eu d'autre principe qu'une ignorance criminelle où nous aurons vécu, sans nous être jamais appliqués à une étude sérieuse de notre religion. Et
certes, rien pour l'ordinaire de plus ignorant en matière de religion que ce qu'on appelle les libertins du siècle. Il nous fera voir que, dans l'examen que nous aurons fait des vérités de la
foi, nous aurons presque toujours apporté un esprit d'orgueil, un esprit présomptueux et opiniâtre, un esprit plein de lui-même, plein de sa propre suffisance, et abondant en son sens. Il nous
fera voir et il nous reprochera que, tandis que nous étions si rebelles à sa parole, nous avons été sur mille articles les plus dociles à la parole des hommes. Il nous fera voir que nous n'aurons
communément raisonné, philosophé sur notre créance, qu'avec malignité, et dans le dessein d'y trouver du faible pour la contredire : prévention seule capable d'éloigner Dieu de nous, quand
d'ailleurs il aurait voulu se communiquer à nous. Voilà sur quoi il nous confondra.
Mais ce qui mettra le comble à notre confusion, c'est lorsque, remontant à la source, et nous y faisant remonter avec lui, il nous
forcera à reconnaître les deux vraies causes de notre infidélité, savoir : le libertinage de notre esprit et le libertinage de notre cœur ; libertinage de notre esprit, qui se sera fait juge de
tout, pour ne s'assujettir à rien ; qui se sera détaché de la foi, non pas pour suivre un meilleur parti, mais pour ne savoir plus lui-même ni ce qu'il suivait, ni ce qu'il ne suivait pas ;
pour abandonner toutes choses au hasard, pour se réduire à une malheureuse indifférence en matière de religion, disons mieux, pour n'avoir plus absolument de religion ; libertinage de notre cœur,
qui, se trouvant gêné par la foi, nous aura peu à peu sollicités, et enfin déterminés à sortir de cette contrainte, et à nous affranchir de la servitude : ce que Dieu n'aura pas de peine à
justifier, et ce qu'il justifiera par une comparaison sensible et convaincante, en nous montrant que, tandis que nos mœurs ont été réglées, notre foi a été saine, et que notre foi n'a commencé à
se démentir, que quand nos mœurs ont commencé à se corrompre.
Or, encore une fois, que répondrons-nous à tout cela ? En appellerons-nous de notre foi à notre raison, et espérerons-nous que cette
raison qui, dans les principes de la théologie, est un des fondements essentiels et nécessaires de notre foi, nous serve de défense contre la foi même ? Non, non, mes Frères, dit saint
Chry-sostome, ne nous promettons rien de ce côté-là : si notre foi nous condamne, ce sera du consentement et de l'aveu de notre raison. Car cette raison nous disait elle-même que nous ne devions
pas trop déférer à nos vues naturelles, et à ses connaissances ; que, dans les choses de Dieu, il fallait avoir recours à des lumières supérieures et moins trompeuses, et que quelque éclairée
qu'elle pût être, la foi et l'autorité de Dieu devaient l'emporter sur elle. C'est ce que la raison nous dictait : de sorte que quand nous lui avons permis de critiquer et de censurer les points
de notre foi, nous lui avons donné, non seulement plus qu'elle ne demandait, mais ce qu'elle ne demandait pas. Elle nous condamnera donc jusque dans la perte de notre foi. Cependant n'y
trouverons-nous point d'ailleurs quelque appui ? Ah ! Chrétiens, le faible appui que celui de notre raison contre le jugement de Dieu ! Quand un sujet veut entrer en raisonnement avec son prince,
et disputer de ses droits avec son souverain, il faut qu'il se sente bien fort ; et pour peu que sa cause soit douteuse, on ne peut pas l'excuser d'une extrême folie d'en vouloir sortir par
raison. Que sera-ce d'une créature qui veut contester avec son créateur ? Eh ! qui suis-je, Seigneur, pour me mesurer avec vous ? Ne sais-je pas que, pour une raison que je pourrai peut-être
alléguer en ma faveur, vous m'en opposerez cent autres auxquelles je n'aurai rien à répliquer ? Ainsi parlait le saint homme Job. Quel doit donc être le sentiment d'un pécheur ? C'est là
néanmoins la ressource de l'homme criminel et libertin : il veut traiter avec Dieu par voie de raison, et par conséquent il veut être jugé par la raison ; et c'est l'autre tribunal où je le vais
présenter dans la seconde partie.
BOURDALOUE, Sermon pour le Premier Dimanche de
l'Avent
Le Jugement
Dernier, Jacob de Backer, Cathédrale Notre-Dame d'Anvers