Nous ne devons pas manquer de signaler aussi ce phénomène si remarquable, qui surprend dès l'abord l'observateur des anciennes religions, savoir, la ressemblance frappante des formes religieuses employées par la plupart des peuples Gentils avec les rites liturgiques du peuple israélite. Ce fait est incontestable, et, ainsi qu'on l'a remarqué il y a longtemps, il a contribué puissamment à préparer les voies à l'établissement du culte chrétien, soit qu'on l'explique, avec la plupart des anciens Pères, par une suite de communications de ces peuples avec les Juifs, soit qu'on le considère comme un débris des traditions patriarcales dont le culte mosaïque n'était qu'un vaste développement.
Quoi qu'il en soit, la plénitude des temps étant venue, le Verbe se fit Chair et habita parmi nous : il se donna à voir, à entendre, à toucher aux hommes, et, descendu du ciel pour créer des adorateurs en esprit et en vérité, il vint, non détruire, mais accomplir et perfectionner les traditions liturgiques. Après sa naissance, il fut circoncis, offert au temple, racheté. Dès l'âge de douze ans, il accomplit la visite du temple, et, plus tard, on l’y vit fréquemment venir offrir sa prière. Il remplit la carrière du jeûne de quarante jours ; il sanctifia le sabbat ; il consacra par son exemple la prière nocturne. A la dernière cène, où il célébra le grand Acte liturgique, et pourvut à son accomplissement futur jusqu'à la fin des siècles, il préluda par le lavement des pieds que les Pères ont appelé un mystère, et termina par un hymne solennel, avant de sortir pour aller au mont des Oliviers. Peu d'heures après, sa vie mortelle, qui n'était elle-même qu'un grand acte liturgique, se termina dans l'effusion du sang sur l'autel de la croix ; le voile de l'ancien temple se déchirant, ouvrit comme un passage à de nouveaux mystères, proclama un nouveau tabernacle, une arche d'alliance éternelle, et désormais la Liturgie commença sa période complète en tant que culte de la terre.
Car le sacrifice ne cesse pas en ce jour, bien qu'il soit consommé. Du lever du soleil à son couchant, il devient perpétuel, quotidien, universel ; et non seulement le sacrifice, centre de la Liturgie, reste, mais une nouvelle naissance par l'eau est offerte au genre humain ; la visite de l'Esprit de sanctification est annoncée, ses dons sont communiqués aux Apôtres pour toute l'Église par l'insufflation et l'imposition des mains. Enfin, lorsque le Médiateur ressuscité a employé quarante jours à instruire ses disciples de tout ce qui regarde le royaume de Dieu, c'est-à-dire l'Église, lorsqu'il leur a dit solennellement, invoquant la puissance qui lui a été donnée au ciel et en terre : Allez, baptisez toutes les nations ; enseignes-leur à garder toutes les choses que je vous ai enjointes, il les quitte en montant au ciel, laissant ouvertes sur toutes les nations du monde sept sources principales de salut dans les sacrements, dont chacun contient une grâce agissante, mais invisible, en même temps qu'il la signifie à l'extérieur par les symboles les plus précis et les plus énergiques.
Jésus-Christ laissa donc sur la terre ses apôtres investis de son pouvoir, envoyés comme il avait été envoyé lui-même ; aussi s'annoncent-ils, non pas simplement comme propagateurs de la parole évangélique, mais comme ministres et dispensateurs des mystères. Le pouvoir liturgique était fondé et déclaré perpétuel pour veiller à la garde du dépôt des sacrements et des autres observances rituelles que le Pontife suprême avait établies, pour régler les rites qui devaient les rendre plus vénérables encore au peuple chrétien, pour étendre et appliquer, suivant les besoins de l'homme et de la société, cette grâce de sanctification qu'était venu apporter au monde Celui qui, comme le chante l'Église, ôtant la malédiction, a donné la bénédiction.
Les Apôtres durent donc établir et promulguer un ensemble de rites, ensemble supérieur sur tous les points à la Liturgie mosaïque. Tel était le génie de la nouvelle religion, comme de toute religion ; car, ainsi que le dit saint Augustin : "jamais on ne parviendra à réunir les hommes sous aucune forme ou appellation religieuse, vraie ou fausse, si on ne les lie par une association de sacrements visibles". C'est pourquoi le saint Concile de Trente, traitant dans sa XXIIe session des cérémonies augustes du saint sacrifice de la Messe, déclare, avec toute l'autorité de la science et de l'enseignement religieux, qu'il faut rapporter à l'institution apostolique les bénédictions mystiques, les cierges allumés, les encensements, les habits sacrés, et généralement tous les détails propres à relever la majesté de cette grande action, et à porter l'âme des fidèles à la contemplation des choses sublimes cachées dans ce profond mystère, au moyen de ces signes visibles de religion et de piété.
Or ce saint Concile n'était point amené à produire cette assertion par quelque conjecture incertaine, déduite de prémisses vagues, il parlait comme parlaient les premiers siècles. Il invoquait la tradition primitive, c'est-à-dire apostolique, comme l'avait si éloquemment invoquée Tertullien, dès le troisième siècle, pour rendre raison de tant de rites qui ne paraissaient point fondés sur la lettre des saints Évangiles, tels que le renoncement au démon avant le baptême, la triple immersion, la confession du baptisé dont elle était précédée ; la nourriture de lait et de miel qu'on lui donnait, l'obligation de s'abstenir du bain durant la semaine qui suivait le baptême ; la communion eucharistique fixée au matin, avant toute autre nourriture ; les oblations pour les défunts ; la défense de jeûner ou de prier à genoux, le dimanche et durant le temps pascal ; le soin tout particulier des espèces consacrées ; l'usage continuel du signe de la croix, etc. Saint Basile signale aussi la même tradition comme source des mêmes observances, auxquelles il ajoute, en manière d'exemple, les suivantes, ainsi de prier vers l'orient, de consacrer l'Eucharistie au milieu d'une formule d'invocation qui ne se trouve rapportée ni dans saint Paul, ni dans l'Évangile ; de bénir l'eau baptismale et l'huile de l'onction, etc. Et non seulement saint Basile et Tertullien, mais toute l'antiquité, sans exception, confesse expressément cette grande règle de saint Augustin devenue banale à force d'être répétée : Quod universa tenet ecclesia, nec conciliis institution, sed semper retentum est, non nisi auctoritate apostolica traditum rectissime creditur.
C'est pourquoi les protestants éclairés, en dépit des conséquences que les catholiques en peuvent tirer contre eux, ne font aucune difficulté de rapporter à l'institution apostolique les rites qui accompagnent la célébration des sacrés mystères, toutes les fois que ces rites présentent un caractère d'universalité. Grotius confesse franchement qu'il ne voit pas le plus léger sujet d'en douter ; Grabe a va plus loin et déclare qu'il ne comprend pas comment un homme de sens se pourrait persuader un instant qu'il en pût être autrement. "Non, dit-il, que je prétende adjuger toutes les Liturgies dites Apostoliques à ceux dont elles portent les noms ; il suffit bien que les Apôtres aient été les auteurs, sinon les rédacteurs des anciennes Liturgies". En quoi ils se trouvent pleinement d'accord l'un et l'autre avec le grand cardinal Bona qui résume admirablement toute cette question dans les paroles suivantes : "Il est dans toutes les Liturgies certaines choses sur lesquelles toutes les Églises conviennent, et qui sont telles que sans elles l'essence du sacrifice n'existerait pas, comme sont la préparation du pain et du vin, l'oblation, la consécration, la consommation, enfin la distribution du sacrement à ceux qui veulent communier. Ensuite, il y a d'autres parties importantes qui, bien qu'elles n'appartiennent pas à l'intégrité du sacrifice, se retrouvent cependant dans toutes les Liturgies, comme le chant des psaumes, la lecture de l'Écriture sainte, l'assistance des ministres, l'encensement, l'exclusion des catéchumènes et des profanes, la fraction de l'hostie, le souhait de paix, les prières multipliées, l'action de grâces et autres choses de cette nature."
Mais si les Apôtres doivent être incontestablement considérés comme les créateurs de toutes les formes liturgiques universelles, on n'est pas moins en droit de leur attribuer un grand nombre de celles qui, pour n'avoir qu'une extension bornée, ne se perdent pas moins, quant à leur origine, dans la nuit des temps. En effet, ils ont dû plus d'une fois assortir les institutions de ce genre, dans leur partie mobile, aux mœurs des pays, au génie des peuples, pour faciliter par cette condescendance la diffusion de l'Évangile : et c'est là l'unique manière d'expliquer les dissemblances profondes qui règnent entre certaines Liturgies d'Orient, qui sont l'œuvre plus ou moins directe d'un ou plusieurs apôtres, et les Liturgies d'Occident, dont l'une, celle de Rome, doit reconnaître saint Pierre pour son principal auteur. Ainsi encore pourra-t-on expliquer comment les Églises d'Asie, au second siècle, soutenaient, comme une tradition apostolique, leur manière de célébrer la Pâque, contraire à celle de l'Église romaine qui invoquait, avec raison, la tradition très certaine et très canonique du Prince des apôtres.
On est même en droit de conjecturer que le même Apôtre a pu, dans le cours de sa carrière de prédication, se trouver dans le cas d'employer des rites différents, à raison de la diversité des lieux qu'il évangélisait tour à tour. C'est la remarque du savant Père Lesleus dans l'excellente préface de son édition du Missel Mozarabe ; ce qu'il faut néanmoins toujours entendre, sauf la réserve des points sur lesquels on trouve accord universel dans toutes les Liturgies. Ces diversités n'ont donc rien qui doive surprendre : elles entraient dans les nécessités de l’époque apostolique, puisque, aujourd'hui même, l'unité fût-elle rétablie entre l'Orient et l'Occident, on n'oserait se flatter de les voir disparaître.
Concluons donc que ce n'est point une raison pour refuser d'admettre l'origine apostolique des Liturgies générales et particulières, de ce que celles qui portent les noms de saint Pierre, de saint Jacques, de saint Marc, etc., ne s'accordent ni entre elles, ni avec celles de l'Occident, dans les choses d'une importance secondaire, telles que l'ordre et la teneur des formules de supplication. On ne saurait non plus leur disputer cette même origine, sous prétexte que, dans l'état où elles sont aujourd'hui, elles présentent plusieurs choses qui paraissent visiblement avoir été ajoutées dans des temps postérieurs.
Les Apôtres tracèrent les premières lignes, imprimèrent la direction ; mais l'œuvre liturgique dut se perfectionner sous l'influence de l'Esprit de vérité qui était donné à l'Église pour résider en elle jusqu'à la fin des temps.
Telle est la manière saine d'envisager les controverses agitées plusieurs fois par des hommes doctes, à propos de ces Liturgies ; assez généralement on a excédé de part et d'autre, en soutenant des principes trop absolus.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE III : ÉTAT DE LA LITURGIE AU TEMPS DES APÔTRES
Plaquette d'un Coffret Mozarabe, Xe s. Navarre, Musée du Moyen Âge, Paris