C'est là, c'est-à-dire dans l'ordre mystérieux de la grâce et de la toute-puissance divine, et non pas dans des vouloirs humains, qu'il faut chercher le principe de l'heureuse révolution, qui a renouvelé la face de nos églises de France.
Pour répondre à l'invitation du Souverain Pontife, Dom Guéranger conçut le plan d'une somme liturgique, dans laquelle il se proposait de condenser toute la science des rites sacrés. Durand de Mende et d'autres écrivains du moyen âge ont eu le même dessein ; mais leurs ouvrages ne sont plus que des ébauches imparfaites. Les travaux de l'érudition aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ont tiré de l'obscurité et quelquefois mis en œuvre pour des points particuliers les matériaux de la science liturgique ; les découvertes de l'archéologie chrétienne ajoutent sous nos yeux de nouvelles richesses à ces trésors lentement accumulés ; aucune main n'a su encore bâtir l'édifice.
Dom Guéranger avait l'ambition de le construire et il en était capable. Dans la préface du premier volume des Institutions, il trace son plan d'une main hardie et sûre. L'histoire étant le fondement et le cadre de tout enseignement ecclésiastique, il voulait d'abord exposer les vicissitudes de la Liturgie dans l'Église en indiquant, à mesure qu'il les rencontrerait sur son chemin, les sources auxquelles on pouvait en puiser la science. Après cette introduction historique et bibliographique, l'auteur se proposait de donner les notions nécessaires sur les livres de la Liturgie, sur le calendrier et les mystérieuses divisions de l'année ecclésiastique. L'étude complète du sacrifice chrétien, des sacrements et des sacramentaux devait former comme le corps de l'ouvrage ; des commentaires du bréviaire et du missel, une série de traités spéciaux sur les règles de la symbolique, sur la langue et le style, le droit et l'autorité de la Liturgie comme moyen d'enseignement dans l'Église, et enfin une théologie liturgique étaient destinés à couronner ce vaste ensemble, que l'auteur espérait renfermer dans cinq volumes, et qui, dans la réalité, aurait pu en réclamer quinze ou vingt.
Le premier parut en 1840. Après quelques notions préliminaires sur la Liturgie et l'importance de son étude, Dom Guéranger en retraçait l'histoire depuis les temps apostoliques jusqu'à la réforme commencée par saint Pie V et achevée par Urbain VIII, à laquelle la Liturgie romaine doit sa rédaction définitive. Par la simple exposition des faits, l'Abbé de Solesmes démontrait que si une certaine variété avait existé à l'origine dans les usages liturgiques des diverses églises, les Pontifes romains avaient travaillé au plus tard dès le Ve siècle à établir l'unité dans tout leur patriarcat d'Occident, et que depuis le XIe siècle, les livres et les rites de l'Église romaine étaient, sauf quelques variations de détail, les seuls usités dans la chrétienté latine, à l'exception de Milan et de son territoire. La France en particulier n'en connaissait pas d'autres depuis Charlemagne ; et bien loin de contester l'autorité souveraine des papes en matière de Liturgie, elle avait accueilli avec la plus filiale obéissance les bulles de saint Pie V pour la réforme liturgique et s'y était pleinement conformée, en conservant seulement quelques usages particuliers, dont le Siège apostolique reconnaissait lui-même la légitimité.
La conséquence de ces principes était immédiate et écrasante pour les liturgies gallicanes ; mais,comme l'auteur ne la tirait pas encore, beaucoup de lecteurs ne l'aperçurent pas et les applaudissements furent unanimes. Personne ne sentit et n'exprima mieux la portée et le mérite de l'ouvrage qu'une femme, dont nous pouvons citer ici les paroles, à cause des liens particuliers qui l'unirent à Dom Guéranger et surtout du respect que sa foi généreuse, son zèle pour les intérêts catholiques, son heureuse influence sur la haute société parisienne ont acquis à sa mémoire :
" Il suffirait de ce livre, écrivait la comtesse Swetchine à l'abbé de Solesmes, pour conduire à la vérité intégrale un esprit droit, et, quand vous ne traitez que de la Liturgie, c'est toute la vérité catholique qui apparaît. Quelle modération puissante et profonde dont l'Église seule vous donnait le modèle ! quelle courageuse liberté, quelle indépendance de vous-même ! car je n'y vois pas un trait que puisse revendiquer la nature. La vérité est toujours forte sous votre plume sans le secours d'aucune exagération ; les propositions les plus neuves et par là même les plus hardies, y sont démontrées avec tant de raison, de clarté et de précision, qu'on est amené tout naturellement au point où vous voulez conduire, comme par une rampe que l'on gravit sans s'en apercevoir ; c'est vraiment lumineux et jamais l'érudition ne s'est montrée moins sèche. Les détails les plus insignifiants en apparence sont imprégnés d'un accent de foi et de piété ; dès la troisième page, je priais avec vous". (Lettre à Dom Guéranger, du 9 septembre 1840).
Trente-sept ans sont écoulés depuis que Mme Swetchine écrivait ces lignes ; les passions que Dom Guéranger combattait sont éteintes, les préjugés vaincus ; les principes qu'il exposait avec tant de lucidité, acceptés de tous sans contestation, n'ont plus besoin d'être démontrés ; mais si les temps sont changés, la valeur du livre ne l'est pas, et nous croyons que le lecteur ne pourra parcourir ce premier volume, sans ressentir les impressions que la noble et pieuse amie de Dom Guéranger savait rendre avec tant de précision et de finesse.
Le second volume des Institutions liturgiques parut un an à peine après son aîné, et reçut un accueil tout différent. Les applaudissements redoublèrent, il est vrai, mais ils cessèrent d'être unanimes, et une opposition formidable et bruyante s'organisa contre le livre et son auteur. Dès les premières pages, Dom Guéranger était entré dans le vif de la question. Il montrait une coalition naissant au sein des parlements et du clergé pour combattre l'influence de Rome et asservir l'Église à l'État, sous prétexte des libertés gallicanes. La magistrature française commençait par porter la main sur la Liturgie, au nom d'un droit prétendu de la couronne, bientôt les évêques eux-mêmes, outrepassant les limites de leur autorité, se laissaient entraîner par les préjugés d'une critique orgueilleuse et ennemie des plus saintes traditions, altéraient les livres liturgiques de leurs églises, supprimaient des formules et des usages vénérables, pour y substituer des nouveautés sans autorité et sans caractère.
La secte janséniste apparaissait ensuite, et prenait sur le clergé de France une influence dont nous sentons encore les pernicieux effets. Pour tarir la source principale de la vie catholique, elle s'attaqua avec un art diabolique à la Liturgie romaine. Profitant des préjugés nationaux des gallicans, des prétentions hautaines des hypercritiques, elle réussit à jeter le discrédit et le ridicule sur les livres vénérables, qui étaient depuis tant de siècles les instruments de la prière pour toute la chrétienté latine. Quand l'antique édifice élevé par les papes et les saints eut été ébranlé, la secte odieuse fournit encore des ouvriers, tout prêts à refaire, au goût du temps et en un jour, toute la Liturgie. Avec l'accent de la foi et d'une juste indignation, Dom Guéranger montrait le crime de ces attentats et le tort irréparable qu'ils avaient fait à la religion en France. Il peignait, avec une vivacité de couleurs et une verve entraînante, le progrès rapide de cette coalition du gallicanisme, du jansénisme et d'une critique à demi rationaliste, qui gagnait peu à peu toutes les églises de France et entraînait même quelques-uns des prélats les plus catholiques du XVIIIe siècle.
Dans la franchise de son langage monastique, l'auteur ne dissimulait rien et ne craignait pas de signaler les faiblesses des hommes les plus illustres ; mais, alors même que l'amour de l'Église et des âmes lui dictait les pages les plus émues, il savait garder le respect dû à des prélats morts dans la communion du siège apostolique. Attentif à relever tout ce qui pouvait être à l'honneur de l'ancienne Église de France, il s'attachait à recueillir soigneusement les protestations que ces nouveautés liturgiques arrachèrent à des évêques et des prêtres, qui avaient conservé dans sa plénitude l'esprit de la tradition catholique.
En traçant enfin l'histoire liturgique de la France au XIXe siècle, il voilait sous des formes délicates le blâme qui ressortait de l'exposé nécessaire de certains faits contemporains et louait au contraire avec une effusion, qu'on trouvera aujourd'hui exagérée, les moindres actes dans lesquels il pouvait saisir un indice de retour aux saines traditions. Un argument irrésistible en faveur de la Liturgie romaine résultait de l'ensemble de ce récit. Quiconque n'était pas aveuglé par des préjugés d'éducation ou de secte, se disait en fermant le livre : "Il faut revenir à la Liturgie romaine ; c'est le plus puissant moyen de raviver la foi en France et de rendre indissolubles les liens trop affaiblis, hélas ! qui nous rattachent au Saint-Siège."
Dom Guéranger n'avait ni le dessein ni l'espérance de provoquer une semblable révolution en quelques années. L'accueil fait à son premier volume lui permettait de penser que le second porterait coup et arrêterait peut-être le progrès du mal qu'il dénonçait avec tant de vérité et d'énergie ; mais, à vrai dire, le vaillant écrivain ne s'arrêta pas à calculer l'effet de sa parole. Il allait où Dieu le portait ; il avait senti qu'il avait une vérité à faire entendre, et il l'annonçait avec simplicité. Credidi, pouvait-il dire, propter quod locutus sum (Ps. CXV, 1.). "Je crois, et à cause de cela, je parle ; c'est à Dieu de faire ce qu'il voudra de ma parole."
L'effet de cette publication fut immense, et les vétérans du clergé français se rappelleront longtemps les controverses passionnées qu'elle excita dans son sein.
DOM ALPHONSE GUÉPIN, M. B.
Abbaye de Solesmes, 1er novembre 1877.
Préface à la nouvelle édition de 1878 des INSTITUTIONS LITURGIQUES de DOM GUÉRANGER