Ce fut à regret que je m’arrachai au spectacle de cette mer qui réveille tant de souvenirs ; mais il fallut céder au
sommeil.
Le Père Juan de la Conception, curé de Jaffa et président de l’hospice, arriva le lendemain matin, 2 octobre. Je voulais parcourir
la ville et rendre visite à l’aga, qui m’avait envoyé complimenter ; le président me détourna de ce dessein :
" Vous ne connaissez pas ces gens-ci, me dit-il ; ce que vous prenez pour une politesse est un espionnage. On n’est venu vous saluer
que pour savoir qui vous êtes, si vous êtes riche, si on peut vous dépouiller. Voulez-vous voir l’aga, il faudra d’abord lui porter des présents : il ne manquera pas de vous donner malgré vous
une escorte pour Jérusalem ; l’aga de Rama augmentera cette escorte ; les Arabes, persuadés qu’un riche Franc va en pèlerinage au Saint-Sépulcre, augmenteront les droits de Caffaro ou vous
attaqueront. A la porte de Jérusalem, vous trouverez le camp du pacha de Damas, qui est venu lever les contributions, avant de conduire la caravane à La Mecque : votre appareil donnera de
l’ombrage à ce pacha et vous exposera à des avanies. Arrivé à Jérusalem, on vous demandera trois ou quatre mille piastres pour l’escorte. Le peuple, instruit de votre arrivée, vous assiégera de
telle manière, qu’eussiez-vous des millions, vous ne satisferiez pas son avidité. Les rues seront obstruées sur votre passage, et vous ne pourrez entrer aux saints lieux sans courir les risques
d’être déchiré. Croyez-moi, demain nous nous déguiserons en pèlerins et nous irons ensemble à Rama ; là je recevrai la réponse de mes exprès ; si elle est favorable, vous partirez dans la nuit,
vous arriverez sain et sauf, à peu de frais, à Jérusalem."
Le père appuya son raisonnement de mille exemples, et en particulier de celui d’un évêque polonais, à qui un trop grand air de
richesse pensa coûter la vie, il y a deux ans. Je ne rapporte ceci que pour montrer à quel degré la corruption, l’amour de l’or, l’anarchie et la barbarie sont poussés dans ce pays.
Je m’abandonnai donc à l’expérience de mes hôtes, et je me renfermai dans l’hospice, où je passai une agréable journée dans des
entretiens paisibles. J’y reçus la visite de M. Contessini, qui aspirait au vice-consulat de Jaffa, et de MM. Damiens père et fils, Français d’origine, jadis établis auprès de Djezzar, à
Saint-Jean-d’Acre. Ils me racontèrent des choses curieuses sur les derniers événements de la Syrie ; ils me parlèrent de la renommée que l’empereur et nos armes ont laissée au désert. Les hommes
sont encore plus sensibles à la réputation de leur pays hors de leur pays que sous le toit paternel, et l’on a vu les émigrés français réclamer leur part des victoires qui semblaient les
condamner à un exil éternel.
Je passai cinq jours à Jaffa à mon retour de Jérusalem, et je l’examinai dans le plus grand détail ; je ne devrais donc en parler
qu’à cette époque ; mais, pour suivre l’ordre de ma marche, je placerai ici mes observations, d’ailleurs, après la description des saints lieux, il est probable que les lecteurs ne prendraient
pas un grand intérêt à celle de Jaffa.
Jaffa s’appelait autrefois Joppé, ce qui signifie belle ou agréable, pulchritudo aut decor, dit Adrichomius. D’Anville
dérive le nom actuel de Jaffa d’une forme primitive de Joppé, qui est Japho. Je remarquai qu’il y avait dans le pays des Hébreux une autre cité du nom de Jaffa, qui fut prise par les Romains : ce
nom a peut-être été transporté ensuite à Joppé. S’il faut en croire les interprètes et Pline lui-même, l’origine de cette ville remonterait à une haute antiquité, puisque Joppé aurait été bâtie
avant le déluge. On dit que ce fut à Joppé que Noé entra dans l’arche. Après la retraite des eaux, le patriarche donna en partage à Sem, son fils aîné, toutes les terres dépendantes de la ville
fondée par son troisième fils Japhet. Enfin Joppé, selon les traditions du pays, garde la sépulture du second père du genre humain.
Selon Pococke, Shaw et peut-être d’Anville, Joppé tomba en partage à Ephraïm, et forma la partie occidentale de cette tribu, avec
Ramlé et Lydda. Mais d’autres auteurs, entre autres Adrichomius, Roger, etc., placent Joppé sous la tribu de Dan. Les Grecs étendirent leurs fables jusqu’à ces rivages. Ils disaient que Joppé
tirait son nom d’une fille d’Eole. Ils plaçaient dans le voisinage de cette ville l’aventure de Persée et d’Andromède. Scaurus, selon Pline, apporta de Joppé à Rome les os du monstre marin
suscité par Neptune. Pausanias prétend qu’on voyait près de Joppé une fontaine où Persée lava le sang dont le monstre l’avait couvert : d’où il arriva que l’eau de cette fontaine demeura teinte
d’une couleur rouge. Enfin, saint Jérôme raconte que de son temps on montrait encore à Joppé le rocher et l’anneau auxquels Andromède fut attachée.
Ce fut à Joppé qu’abordèrent les flottes d’Hyram, chargées de cèdres pour le temple, et que s’embarqua le prophète Jonas lorsqu’il
fuyait devant la face du Seigneur. Joppé tomba cinq fois entre les mains des Egyptiens, des Assyriens et des différents peuples qui firent la guerre aux Juifs avant l’arrivée des Romains en Asie.
Elle devint une des onze toparchies où l’idole Ascarlen était adorée. Judas Machabée brûla cette ville, dont les habitants avaient massacré deux cents Juifs. Saint Pierre y ressuscita Tabithe et
y reçut chez Simon le corroyeur les hommes venus de Césarée. Au commencement des troubles de la Judée, Joppé fut détruite par Cestius. Des pirates en ayant relevé les murs, Vespasien la saccagea
de nouveau et mit garnison dans la citadelle.
On a vu que Joppé existait encore environ deux siècles après, du temps de saint Jérôme, qui la nomme Japho. Elle passa avec toute la
Syrie sous le joug des Sarrasins. On la retrouve dans les historiens des Croisades. L’anonyme qui commence la collection Gesta Dei per Francos raconte que, l’armée des croisés étant sous
les murs de Jérusalem, Godefroy de Bouillon envoya Raymond Pilet, Achard de Mommellou et Guillaume de Sabran pour garder les vaisseaux génois et pisans arrivés au port de Jaffa : qui
fideliter custodirent homines et naves in portu Japhiae. Benjamin de Tudèle en parle à peu près à cette époque sous le nom de Gapha : Quinque abhinc leucis est Gapha, olim Japho, aliis
Joppe dicta, ad mare sita, ubi unus tandem Judaeus, isque lanae inficiendae artifex est. Saladin reprit Jaffa sur les croisés, et Richard Cœur de Lion l’enleva à Saladin. Les Sarrasins y
rentrèrent, et massacrèrent les chrétiens. Mais lors du premier voyage de saint Louis en Orient elle n’était plus au pouvoir des infidèles, car elle était tenue par Gautier de Brienne, qui
prenait le titre de comte de Japhe, selon l’orthographe du sire de Joinville :
Et quand le comte de Japhe vit que le roy venoit, il assorta et mist son chastel de Japhe en tel point, qu’il ressembloit bien
une bonne ville deffensable ; car à chascun creneau de son chastel il y avoit bien cinq cents hommes, à tout chascun une targe et ung penoncel à ses armes. Laquelle chose estoit fort belle à
veoir, car ses armes estoient de fin or, à une croix de gueules paltée faicte moult richement. Nous nous logeasmes aux champs tout à l’entour d’icelui chastel de Japhe qui estoit séant rez de la,
mer et en une isle. Et fist commancer le roy à faire fermer et édifier une bourge tout à l’entour du chastel, dès l’une des mers jusques à l’autre, en ce qu’il y avait de terre.
Ce fut à Jaffa que la reine femme de saint Louis accoucha d’une fille nommée Blanche, et saint Louis reçut dans la même ville la
nouvelle de la mort de sa mère. Il se jeta à genoux, et s’écria : "Je vous rends grâces, mon Dieu ! de ce que vous m’avez prêté madame ma chère mère, tant qu’il a plu à votre volonté ; et de ce
que maintenant, selon votre bon plaisir, vous l’avez retirée à vous. Il est vrai que je l’aimais sur toutes les créatures du monde, et elle le méritait ; mais puisque vous me l’avez ôtée, votre
nom soit béni éternellement."
Jaffa sous la domination des chrétiens avait un évêque suffragant du siège de Césarée. Quand les chevaliers eurent été contraints
d’abandonner entièrement la Terre Sainte, Jaffa retomba avec toute la Palestine sous le joug des soudans d’Égypte, et ensuite sous la domination des Turcs.
Depuis cette époque jusqu’à nos jours on retrouve Joppé ou Jaffa dans tous les voyages à Jérusalem ; mais la ville, telle qu’on la
voit aujourd’hui, n’a guère plus d’un siècle d’existence, puisque Monconys, qui visita la Palestine en 1647, ne trouva à Jaffa qu’un château et trois cavernes creusées dans le roc. Thévenot
ajoute que les moines de Terre Sainte avaient élevé devant les cavernes des baraques de bois et que les Turcs contraignirent les Pères de les démolir. Cela explique un passage de la relation d’un
religieux vénitien. Ce religieux raconte qu’à leur arrivée à Jaffa on renfermait les pèlerins dans une caverne. Breve, Opdam, Deshayes, Nicole le Huen, Barthélemy de Salignac ; Duloir, Zuallart,
le Père Roger et Pierre de la Vallée sont unanimes sur le peu d’étendue et la misère de Jaffa.
On peut voir dans M. de Volney ce qui concerne la moderne Jaffa, l’histoire des sièges qu’elle a soufferts pendant les guerres de
Dâher et d’Aly-Bey, ainsi que les autres détails sur la bonté de ses fruits, l’agrément de ses jardins, etc. J’ajouterai quelques remarques.
Indépendamment des deux fontaines de Jaffa, citées par les voyageurs, on trouve des eaux douces le long de la mer, en remontant vers
Gaza ; il suffit de creuser avec la main dans le sable pour faire sourdre au bord même de la vague une eau fraîche : j’ai fait moi-même, avec M. Contessini, cette curieuse expérience, depuis
l’angle méridional de la ville jusqu’à la demeure d’un santon, que l’on voit à quelque distance sur la côte.
Jaffa, déjà si maltraitée dans les guerres de Dâher, a beaucoup souffert par les derniers événements. Les Français, commandés par
l’empereur, la prirent d’assaut en 1799. Lorsque nos soldats furent retournés en Égypte, les Anglais, unis aux troupes du grand-vizir, bâtirent un bastion à l’angle sud-est de la ville.
Abou-Marra, favori du grand-vizir, fut nommé commandant de la ville. Djezzar, pacha d’Acre, ennemi du grand-vizir, vint mettre le siège devant Jaffa après le départ de l’armée ottomane.
Abou-Marra se défendit vaillamment pendant neuf mois, et trouva moyen de s’échapper par mer. Les ruines qu’on voit à l’orient de la ville sont les fruits de ce siège. Après la mort de Djezzar,
Abou-Marra fut nommé pacha de Gedda, sur la mer Rouge. Le nouveau pacha prit sa route à travers la Palestine ; par une de ces révoltes si communes en Turquie, il s’arrêta dans Jaffa, et refusa de
se rendre à son pachalic. Le pacha d’Acre, Suleiman-pacha, second successeur de Djezzar, reçut ordre d’attaquer le rebelle, et Jaffa fut assiégée de nouveau. Après une assez faible résistance,
Abou-Marra se réfugia auprès de Mahamet-Pacha-Adem, alors élevé au pachalic de Damas.
J’espère qu’on voudra bien pardonner l’aridité de ces détails, à cause de l’importance que Jaffa avait autrefois et de celle qu’elle
a acquise dans ces derniers temps.
J’attendais avec impatience le moment de mon départ pour Jérusalem.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Troisième partie : Voyage de Rhodes, de Jaffa, de Bethléem et de la mer
Morte
Jaffa (Joppa) from the north beach between 1898 and 1914
" Jaffa s’appelait autrefois Joppé, ce qui signifie belle ou agréable, pulchritudo aut decor, dit Adrichomius. D’Anville dérive
le nom actuel de Jaffa d’une forme primitive de Joppé, qui est Japho."
Landing place, Jaffa 1898-1914
" S’il faut en croire les interprètes et Pline lui-même, l’origine de cette ville remonterait à une haute antiquité, puisque Joppé aurait
été bâtie avant le déluge. On dit que ce fut à Joppé que Noé entra dans l’arche."