Comme l’astre adouci de l’antique Elysée
Sur les murs dentelés du sacré Colysée
L’astre des nuits, perçant des nuages épars
Laisse dormir en paix ses longs et doux regards
Le rayon qui blanchit ses vastes flancs de pierre
En glissant à travers les pans fIottants du lierre
Dessine dans l’enceinte un lumineux sentier
On dirait le tombeau d’un peuple tout entier
Où la mémoire, errante après des jours sans nombre
Dans la nuit du passé viendrait chercher une ombre
Ici, de voûte en voûte élevé dans les cieux
Le monument debout défie encor les yeux
Le regard égaré dans ce dédale oblique
De degrés en degrés, de portique en portique
Parcourt en serpentant ce lugubre désert
Fuit, monte, redescend, se retrouve et se perd
Là, comme un front penché sous le poids des années
La ruine, abaissant ses voûtes inclinées
Tout à coup se déchire en immenses lambeaux
Pend comme un noir rocher sur l’abîme des eaux
Ou des vastes hauteurs de son faîte superbe
Descendant par degrés jusqu’au niveau de l’herbe
Comme un coteau qui meurt sous les fleurs du vallon
Vient mourir à nos pieds sur des lits de gazon
Sur les flancs décharnés de ces sombres collines
Des forêts dans les airs ont jeté leurs racines
Là, le lierre jaloux de l’immortalité
Triomphe en possédant ce que l’homme a quitté
Et pareil à l’oubli, sur ces murs qu’il enlace
Monte de siècle en siècle aux sommets qu’il efface
Le buis, l’if immobile, et l’arbre des tombeaux
Dressent en frissonnant leurs funèbres rameaux
Et l’humble giroflée, aux lambris suspendue
Attachant ses pieds d’or dans la pierre fendue
Et balançant dans l’air ses longs rameaux flétris
Comme un doux souvenir fleurit sur des débris
Aux sommets escarpés du fronton solitaire
L’aigle à la frise étroite a suspendu son aire
Au bruit sourd de mes pas, qui troublent son repos
Il jette un cri d’effroi, grossi par mille échos
S’élance dans le ciel, en redescend, s’arrête
Et d’un vol menaçant plane autour de ma tête
Du creux des monuments, de l’ombre des arceaux
Sortent en gémissant de sinistres oiseaux
Ouvrant en vain dans l’ombre une ardente prunelle
L’aveugle amant des nuits bat les murs de son aile
La colombe, inquiète à mes pas indiscrets
Descend, vole et s’abat de cyprès en cyprès
Et sur les bords brisés de quelque urne isolée
Se pose en soupirant comme une âme exilée.
Les vents, en s’engouffrant sous ces vastes débris
En tirent des soupirs, des hurlements, des cris
On dirait qu’on entend le torrent des années
Rouler sous ces arceaux ses vagues déchaînées
Renversant, emportant, minant de jours en jours
Tout ce que les mortels ont bâti sur son cours
Les nuages flottants dans un ciel clair et sombre
En passant sur l’enceinte y font courir leur ombre
Et tantôt, nous cachant le rayon qui nous luit
Couvrent le monument d’une profonde nuit
Tantôt, se déchirant sous un souffle rapide
Laissent sur le gazon tomber un jour livide
Qui, semblable à l’éclair, montre à l’oeil ébloui
Ce fantôme debout du siècle évanoui
Dessine en serpentant ses formes mutilées
Les cintres verdoyants des arches écroulées
Les larges fondements sous nos pas entrouverts
Et l’éternelle croix qui, surmontant le faîte
Incline comme un mât battu par la tempête.
Rome ! te voilà donc ! Ô mère des Césars !
J’aime à fouler aux pieds tes monuments épars
J’aime à sentir le temps, plus fort que ta mémoire
Effacer pas à pas les traces de ta gloire !
L’homme serait-il donc de ses œuvres jaloux ?
Nos monuments sont-ils plus immortels que nous ?
Egaux devant le temps, non, ta ruine immense
Nous console du moins de notre décadence
J’aime, j’aime à venir rêver sur ce tombeau
A l’heure où de la nuit le lugubre flambeau
Comme l’oeil du passé, flottant sur des ruines
D’un pâle demi-deuil revêt tes sept collines
Et, d’un ciel toujours jeune éclaircissant l’azur
Fait briller les torrents sur les flancs de Tibur
Ma harpe, qu’en passant l’oiseau des nuits effleure
Sur tes propres débris te rappelle et te pleure.
LAMARTINE, Une nuit dans Rome (1821, Rome)
Ruines romaines dans un paysage, Paul de Cock, XVIIIe s.
Le Colisée vu des jardins Farnèse, Camille Corot, 1826, Musée du Louvre
Méditations poétiques, Nouvelles méditations poétiques
" Plus je montais, plus je voyais Dieu. " (Nouvelles méditations poétiques)
Le dessinateur du vase Borghèse, Hubert Robert, 1775, Musée des Beaux-Arts, Valence