Un jour que je tenais à la main la croix de mon rosaire, Notre-Seigneur me la prit : quand il me la rendit, elle était
formée de quatre grandes pierres, incomparablement plus précieuses que des diamants. En effet, il n’y a aucune proportion entre des pierres précieuses et ce qui est surnaturel : aussi, tous les
diamants paraîtraient faux et sans lustre auprès des pierres de cette croix. Les cinq plaies de Notre-Seigneur s’y trouvaient admirablement gravées. Ce divin Maître me dit que je la verrais ainsi
désormais. Sa promesse s’est fidèlement accomplie : à partir de ce jour, je n’ai plus discerné dans cette croix le bois dont elle était faite ; les pierres qui la composent frappent seules ma vue
; mais nul autre que moi ne jouit de cette faveur.
A peine, pour obéir, avais-je commencé à résister à ces visions, que le divin Maître multiplia ses grâces. Malgré tous mes efforts pour me distraire, mon oraison était si continuelle que le
sommeil même semblait ne pas en interrompre le cours, et mon amour allait toujours croissant. J’adressais des plaintes à Notre-Seigneur, lui disant que je ne pouvais plus supporter cet état
violent. J’avais beau vouloir ne point penser à lui, mes désirs et mes efforts étaient impuissants. J’essayais néanmoins d’obéir ; mais que pouvais-je ? Rien, ou presque rien. Malgré cela,
Notre-Seigneur ne m’affranchit jamais d’un tel commandement ; mais tout en me disant de m’y conformer, il m’instruisait, comme il le fait encore, de ce que j’avais à dire à ceux qui me
l’imposaient, et me rassurait par des raisons si décisives, qu’elles dissipaient toutes mes craintes.
Peu de temps après, il donna, selon sa promesse, des preuves éclatantes de la vérité de ces visions. Je sentis mon âme embrasée d’un très ardent amour de Dieu ; cet amour était évidemment
surnaturel, car je ne savais qui l’allumait ainsi en moi, et je n’y avais contribué en rien. Je me voyais mourir du désir de voir Dieu, et je ne savais où je devais chercher cette vie, si ce
n’est dans la mort. Les transports de cet amour, sans égaler ni la véhémence ni le prix de ceux dont j’ai parlé autre part, étaient tels néanmoins que je ne savais que devenir. Rien ne répondait
à mes vœux ; j’étais comme hors de moi, et il me semblait véritablement que l’on m’arrachait l’âme. O mon Seigneur ! de quel souverain artifice, de quelle délicate industrie vous usiez à l’égard
de votre misérable esclave ! Vous vous teniez caché de moi, et votre amour, me poursuivant sans relâche, me faisait goûter une mort si délicieuse que mon âme eût voulu n’en jamais
sortir.
Pour pouvoir comprendre quelle est l’impétuosité de ces transports, il faut les avoir éprouvés. Ils n’ont rien de commun avec ces émotions du cœur et ces mouvements de dévotion fort ordinaires,
qui veulent éclater au dehors, et semblent devoir suffoquer l’esprit. Cette sorte d’oraison est très basse. Il faut éviter ces élans immodérés, en tâchant doucement de les retenir en soi-même, et
s’efforcer d’apaiser l’âme ; de même, quand les enfants pleurent avec tant de violence qu’ils semblent devoir en perdre la respiration, on fait passer cette émotion excessive en leur donnant à
boire. La raison doit tenir la bride pour modérer ces mouvements impétueux, parce que la nature pourrait y avoir sa part ; il est à craindre qu’il ne s’y mêle de l’imperfection, et que ces
mouvements ne soient en grande partie l’ouvrage des sens. Ainsi, il faut calmer l’âme, comme le petit enfant, par une caresse d’amour, et la porter à aimer Dieu d’une manière suave, et non avec
une impétueuse violence. Cette âme doit s’appliquer à recueillir son amour au dedans d’elle-même, sans le laisser se répandre au dehors, comme un vase qui bout trop fort et déborde de tous côtés,
parce qu’on a jeté du bois au feu sans discrétion. Enfin, on doit diminuer la cause, c’est-à-dire éloigner de son esprit les pensées qui ont excité cette flamme subite, et tâcher de l’éteindre
par quelques larmes douces, et non péniblement arrachées, comme celles qui naissent de ces sentiments si vifs et qui nous font beaucoup de mal. J’en répandais de semblables dans les commencements
; elles me laissaient la tête si épuisée et l’esprit si fatigué, que quelquefois je restais plus d’un jour sans pouvoir revenir à l’oraison. C’est ce qui me fait dire qu’il faut dans les
commencements une grande discrétion, afin d’accoutumer l’esprit à n’agir qu’avec douceur et intérieurement ; on doit éviter avec grand soin tout ce qui n’est qu’extérieur.
Mais entre ces mouvements de dévotion et les transports dont je traite, il y a une complète différence. Ici, ce n’est pas nous qui mettons le bois au feu ; on dirait que le feu se trouvant
allumé, on nous y jette tout à coup afin que sa flamme nous consume. L’âme ne doit point à ses efforts cette blessure qu’elle ressent de l’absence de son Dieu ; elle lui est faite par une flèche
que de temps en temps on lui enfonce au plus vif des entrailles, et qui lui traverse le cœur, en sorte qu’elle ne sait plus ni ce qu’elle a, ni ce qu’elle veut. Elle connaît bien qu’elle ne veut
que Dieu, et que la flèche qui l’a blessée était trempée dans le suc d’une herbe qui la porte à s’abhorrer elle-même, pour l’amour de ce Dieu auquel elle ferait avec joie le sacrifice de sa
vie.
Nul langage ne saurait représenter ni exprimer la manière dont Dieu fait de telles blessures, ni cet excès de douleur qui transporte l’âme blessée ; mais cette peine est si délicieuse qu’il n’y a
point de plaisir dans la vie qui la dépasse. Je le répète, l’âme voudrait se sentir toujours mourante d’un tel mal.
Cette peine unie à cette gloire me jetait crans un profond étonnement, et je ne pouvais comprendre comment cela pouvait être. Quel spectacle qu’une âme ainsi blessée ! Elle comprend combien est
excellente la source de cette blessure, et elle voit clairement qu’un tel amour ne lui vient pas de ses efforts. C’est, lui semble-t-il, de l’amour excessif que le Seigneur lui porte, qu’est
tombée l’étincelle qui l’embrase tout entière. Oh ! combien de fois, livrée à ce suave tourment, me suis-je souvenue de ces paroles de David : "Comme le cerf soupire après une source
d’eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu" ! Elles étaient, ce me semble, l’expression fidèle de ce que je sentais.
Lorsque l’impétuosité de ces transports n’est pas si grande, il semble que la douleur de cette blessure diminue un peu par l’usage de quelques pénitences : du moins l’âme, qui ne sait que faire à
son mal, y cherche-t-elle par cette voie un allégement. Mais elle ne les sent pas, et faire couler le sang de ses membres lui est aussi indifférent que si son corps était privé de la vie. En vain
elle se fatigue à inventer de nouveaux moyens de souffrir quelque chose pour son Dieu : la première douleur est si grande qu’il n’y a point, selon moi, de tourment corporel qui puisse lui en
enlever le sentiment ; car le remède n’est point là, et il serait trop bas pour un mal si relevé. Une seule chose adoucit tant soit peu la souffrance de l’âme, c’est d’en demander à Dieu le
remède ; mais elle n’en voit point d’autre que la mort, parce qu’elle seule peut la faire entrer dans la pleine jouissance de son souverain bien. D’autres fois, la douleur se fait sentir à un tel
excès, qu’on n’est plus capable ni de cette prière, ni de quoi que ce soit. Le corps en perd tout mouvement ; on ne peut remuer ni les pieds, ni les mains. Si l’on est debout, les genoux
fléchissent, on tombe sur soi-même, et l’on peut à peine respirer. On laisse seulement échapper quelques soupirs, très faibles, parce que toute force extérieure manque, mais très vifs par
l’intensité de la douleur.
Tandis que j’étais dans cet état, voici une vision dont le Seigneur daigna me favoriser à diverses reprises. J’apercevais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est
extrêmement rare que je les voie ainsi. Quoique j’aie très souvent le bonheur de jouir de la présence des anges, je ne les vois que par une vision intellectuelle, semblable à celle dont j’ai
parlé précédemment. Dans celle-ci, le Seigneur voulut que l’ange se montrât sous cette forme : il n’était point grand, mais petit et très beau ; à son visage enflammé, on reconnaissait un de ces
esprits d’une très haute hiérarchie, qui semblent n’être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu’on nomme chérubins ; car ils ne me disent pas leurs noms. Mais je vois bien que dans
le ciel il y a une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à d’autres, que je ne saurais le dire. Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or, et
dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon cœur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il
paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait toute embrasée d’amour de Dieu.
La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l’heure : mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je
ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d’y participer un peu, et même
à un haut degré. Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes
paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j’étais comme hors de moi ; j’aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m’absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais
comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées.
Telle était la faveur que le divin Maître m’accordait de temps en temps, lorsqu’il lui plut de m’envoyer ces grands ravissements, contre lesquels, même en présence d’autres personnes, toutes mes
résistances étaient vaines ; ainsi j’eus le regret de les voir bientôt connus du public. Depuis que j’ai ces ravissements, je sens moins cette peine qu’une autre dont j’ai parlé précédemment, je
ne me souviens plus en quel chapitre. Cette dernière est différente sous plusieurs rapports et d’une plus haute excellence. Quant à celle dont je parle maintenant, elle dure peu : à peine
commence-t-elle à se faire sentir que Notre-Seigneur s’empare de mon âme et la met en extase ; elle entre si promptement dans la jouissance, qu’elle n’a pas le temps de souffrir beaucoup. Béni
soit à jamais Celui qui comble de ses grâces une âme qui répond si mal à de si grands bienfaits !
Sainte Thérèse d'Avila
Le livre de la vie (chapitre 29)

Cappella Cornaro, Santa Maria della Vittoria, Roma
Bernini (Le Bernin)
La sainte était âgée de quarante-quatre ans lorsqu’elle reçut, au monastère de l’Incarnation d’Avila, une faveur si extraordinaire. Dieu devait faire éclater un jour dans son Église la gloire de cette mystérieuse blessure. Au commencement du XVIIIe siècle, les carmes réformés d’Espagne et d’Italie ayant demandé au saint-siège l’institution d’une fête particulière pour honorer la blessure faite par l’ange au cœur de leur sainte fondatrice, le pape Benoit XIII accéda à leur demande, et accorda le 25 mai 1726, aux religieux et religieuses du Carmel réformé, un office propre pour la fête de la Transverbération du cœur de sainte Thérèse. Cet office ne contenait d’abord que l’oraison et les leçons ; mais ensuite le même souverain pontife permit de composer une messe et un office complets pour cette fête. Cet office est récité même par les carmes de la commune observance, et l’Espagne tout entière l’a adopté. Benoît XIV, dans son bref Dominici gregis, du 8 août 1744, a accordé à perpétuité une indulgence plénière à tous les fidèles qui visiteraient les églises du Carmel depuis les premières vêpres de la Transverbération jusqu’au coucher du soleil du jour de la fête, qui se célèbre le 26 du mois d’août. Le livre de la vie sur le site du Carmel >chapitre 29, note 8
textes au propre du Carmel :
1 Corinthiens 13, 1-13 : Hymne à la charité
Psaume 39, 2-10 : Mon cœur brûlait en moi à force d’y songer le feu flamba
Jean 14, 23-27 : Que votre cœur ne se trouble ni ne s’effraie