Le jour marqué par le plus grand des prodiges s'avance rapidement vers son terme ; et bientôt la nuit va descendre avec ses ombres.
Quatre fois, dans le cours de cette journée, la plus solennelle qui se soit levée sur le monde depuis la création de la lumière, Jésus a daigné manifester sa résurrection. Il lui reste maintenant à se faire voir aux Apôtres rassemblés, et à les mettre en mesure de joindre leur expérience personnelle au témoignage qu'ils ont accepté de la bouche de Pierre. Mais telle est la condescendance de notre divin ressuscité envers ceux qui s'attachèrent à lui dans les jours de sa vie mortelle, que, laissant pour quelques moments encore ceux qu'il nomme ses frères et qui maintenant ne doutent plus de son triomphe, il songe d'abord à consoler deux coeurs qui sont affligés à son sujet, mais dont l'affliction n'a cependant d'autre cause que leur peu de foi.
Sur la route de Jérusalem à Emmaüs cheminent lentement et tristement deux voyageurs. A leur extérieur abattu, on juge aisément qu'une cruelle déception les a atteints ; qui sait même s'ils ne s'éloignent pas de la ville par un sentiment d'inquiétude ? Ils étaient disciples de Jésus, lorsqu'il vivait ; mais la mort honteuse et violente de ce maître en qui ils avaient cru leur a causé une désolation aussi amère que profonde. Humiliés d'avoir compromis leur honneur en suivant un homme qui n'était pas ce qu'ils avaient pensé, ils s'étaient tenus cachés durant les premières heures qui suivirent son supplice ; mais tout à coup on a parlé de sépulcre ouvert et forcé, de la disparition d'un corps enseveli. Les ennemis de Jésus sont puissants, et sans doute en ce moment ils informent contre les violateurs d'un tombeau dont la pierre était scellée du sceau de l'autorité publique. Il est à croire que l'enquête amènera devant leur tribunal ceux qui s'étaient attachés à la suite d'un Messie que la Synagogue a crucifié entre deux voleurs. Tel était sans doute le sujet du dialogue de nos deux voyageurs.
Mais voici qu'ils sont joints par un troisième, et ce troisième voyageur est Jésus lui-même.
La concentration de leurs pensées sur l'objet lugubre qui les occupe leur a enlevé la liberté de reconnaître ses traits ; ainsi, lorsque nous nous laissons aller à une douleur trop humaine, nous arrive-t-il de perdre de vue le divin compagnon qui vient se placer près de nous, pour cheminer avec nous et raffermir nos espérances. Jésus interroge ces deux hommes sur le sujet de leur tristesse ; ils le lui avouent avec simplicité ; et ce Roi de gloire, ce vainqueur de la mort en ce jour même, daigne balbutier avec eux, et leur expliquer, chemin faisant, toute la série des divins oracles qui annonçaient les humiliations, la mort et le triomphe final du Rédempteur d'Israël.
Les deux voyageurs sont émus ; ils sentent, comme ils l'avouèrent plus tard, leur cœur brûler d'un feu inconnu, à mesure que cette voix, qu'ils ne savent pas reconnaître encore, fait retentir à leurs oreilles ces touchantes vérités qu'ils avaient jusqu'alors méconnues. Jésus feint de vouloir les quitter ; ils le retiennent. "Oh ! restez avec nous, lui disent-ils ; le jour baisse, et vous accepterez notre hospitalité". Ils introduisent leur maître inconnu dans la maison d'Emmaüs ; ils le font asseoir à table avec eux ; et, chose merveilleuse ! ils n'ont pas deviné encore quel est ce céleste docteur qui vient de résoudre leurs doutes avec tant de sagesse et d'éloquence. Tels sommes-nous nous-mêmes, lorsque nous laissons les pensées humaines dominer en nous ; Jésus est près de nous, il nous parle, il nous instruit, il nous console ; et il nous faut souvent beaucoup de temps pour reconnaître que c'est Jésus.
Enfin le moment est venu où le maître de la lumière va se révéler à ces deux disciples si lents à croire.
Ils l'ont invité à présider à leur table ; c'est à lui de rompre le pain. Il le prend entre ses mains sacrées, comme il fit à la Cène ; et à l'instant où il en opère la fraction pour le leur partager, soudain leurs yeux s'ouvrent, et ils ont reconnu Jésus lui-même, Jésus ressuscité.
Ils vont tomber à ses pieds ; mais à peine s'est-il dévoilé à leurs regards qu'il disparaît, les laissant en proie à la stupeur, mais en même temps inondés d'une joie qui dépasse tout ce qu'ils ont jamais goûté de bonheur dans toute leur vie. C'est ici la cinquième apparition du Sauveur dans la journée de Pâques. Saint Luc nous en donne le récit ; et elle est le sujet de la lecture du saint Evangile à la Messe d'aujourd'hui.
Les deux disciples ne peuvent plus demeurer davantage à Emmaüs ; malgré l'heure avancée, ils ne songent désormais qu'à rentrer au plus tôt dans Jérusalem. Il leur tarde d'annoncer aux Apôtres, dont ils ont partagé ce matin l'abattement, que leur maître est vivant, qu'ils lui ont parlé, qu'ils l'ont vu. Ils franchissent rapidement l'espace qui sépare le village où ils comptaient passer la nuit, de la grande cité dont, il y a peu d'instants, ils fuyaient les périls. Bientôt ils sont au milieu des Apôtres, auxquels ils s'apprêtent à raconter leur bonheur ; mais ils ont été prévenus ; la foi de la Résurrection est vivante dans le collège apostolique. Avant qu'ils aient ouvert la bouche, on leur dit tout d'une voix : "Le Seigneur est vraiment ressuscité, et il a apparu à Pierre". Les deux disciples racontent alors aux Apôtres qu'eux aussi ont été favorisés de l'entretien et de la vue de leur maître commun.
DOM
GUÉRANGER
L'Année Liturgique
tableaux : Pieter Coecke van Aelst Christ et ses disciples sur le chemin d'Emmaüs ; Pedro Orrente Le souper à Emmaüs