Cletus fut enseveli dans la crypte Vaticane, près du corps de saint Pierre. En lui finirent les trois évêques qui avaient partagé l'honneur d'avoir été les vicaires du prince des apôtres, et dont les noms sont restés inséparables.
Le successeur de Cletus fut Anaclet, que les catalogues rédigés hors de Rome confondent avec son prédécesseur. L'église romaine les a toujours distingués. Le catalogue de Libère qui, dans sa première partie, nous donne les traditions romaines précisées au troisième siècle, désigne par des consulats différents le commencement et la fin du pontificat de l'un et de l'autre. Les peintures de la basilique de Saint-Paul, accompagnées d'inscriptions et se rapportant à l'époque de saint Léon, les distinguent pareillement. La chronique de Félix IV et le Liber pontificalis consacrent à chacun une notice séparée. Enfin les martyrologes assignent le 26 avril à saint Cletus et le 13 juillet à saint Anaclet. L'église de Rome a donc constamment reconnu Cletus et Anaclet pour deux de ses évêques, et non pour un seul. Dans cette question, très secondaire d'ailleurs, les fastes locaux et officiels d'une église ont naturellement plus de valeur que le témoignage des étrangers, qui ont pu aisément prendre le change à raison de la similitude des noms.
Anaclet était né à Athènes, et son père se nommait Antiochus. On ignore quelles circonstances l'amenèrent à Rome ; mais il y fut distingué par saint Pierre qui l'ordonna prêtre. Ce fait, rapporté par le Liber pontificalis, nous montre dans Anaclet le dernier des papes qui ait été sanctifié par l'imposition des mains du prince des apôtres. Son pontificat, qui se termina au milieu de la tourmente d'une persécution, avait commencé sous des auspices plus tranquilles ; mais quelque chose faisait craindre que Domitien, déjà trop porté à reprendre les errements de Néron, n'en vînt un jour jusqu'à vouloir imiter sa fureur contre les chrétiens.
Ce fut dans les premiers jours de l'épiscopat d'Anaclet que la chrétienté de Rome vit disparaître la noble femme que le monde appelait Pomponia Graecina, et que les fidèles nommaient Lucine. Les quarante années de son deuil, que Tacite a comptées, finissent vers l'an 83, et Lucine, après tant de saintes œuvres, avait droit au repos et aux joies de l'éternité. Elle laissait le christianisme en héritage à plus d'un patricien de Rome, ainsi qu'à la famille nouvelle des Flavii, et son nom demeurait attaché pour toujours à son cimetière de la voie Appienne.
Nous avons mentionné dans notre récit les deux cryptes que cette illustre chrétienne avait déjà créées dans ses praedia : l'une sur la voie d'Ostie, pour y recueillir le corps de saint Paul, et l'autre sur la voie Aurélia, où elle ensevelit les martyrs Processus et Martinien. Lucine, dans ses dernières années, en ouvrit une nouvelle, après le premier mille sur la droite de la voie Appienne. Cette voie était, comme l'on sait, bordée de tombeaux à droite et à gauche jusqu'à Albe, et, grâce aux déblayements exécutés par la munificence de Pie IX, on en peut suivre encore aujourd'hui l'importante série. Derrière la ligne des tombeaux s'étendaient des terrains occupés par des villae appartenant d'ordinaire à la famille dont les monuments funéraires bordaient la voie. Lorsque les propriétaires du sol étaient chrétiens, il leur était facile d'entreprendre un autre mode de sépultures, en créant, sous le sol même, des hypogées destinés aux membres de la famille qui professaient la même foi.
Le rapprochement des inscriptions tumulaires provenant des tombeaux qui bordaient la voie avec celles que l'on découvre à l'intérieur des cryptes chrétiennes qui s'étendent sous le même terrain, peut amener à constater qu'une même famille a occupé l'area extérieure et l'area souterraine. C'est grâce à une confrontation de ce genre que M. de Rossi a pu produire un nouvel argument en faveur de l'identité de Pomponia Graecina avec la pieuse et célèbre Lucine. D'un côté, les marbres païens des Pomponii ont été reconnus comme ayant eu leur place sur la voie ; d'autre part, les inscriptions des Pomponii chrétiens, parmi lesquels un Pomponius Grascinus, ont apparu dans l'intérieur du cimetière de Caliste qui, dans l'origine, n'était qu'une annexe de celui de Lucine. La disposition architectonique et les peintures classiques de ce dernier offrent d'ailleurs le caractère du premier siècle, tel qu'on peut le déterminer d'après les monuments de Pompéi. Tous ces motifs réunis donnaient le droit d'attribuer ces terrains funéraires aux Pomponii, unis d'ailleurs aux Caecilii. En même temps, il était constant que ce premier cimetière de la voie Appienne avait été dès l'origine désigné par le nom de Lucine ; la conclusion à tirer était que la matrone qui, dans la société romaine, se nommait Pomponia Graecina, n'était pas autre que la chrétienne connue des fidèles sous le nom béni de Lucine. Ainsi s'est résolu de lui-même ce problème qui, ayant pour point de départ le texte si précieux de Tacite, arrivait à sa solution, à l'aide d'un monument contemporain que le temps, malgré ses ravages, a encore respecté jusqu'à nos jours.
L'alliance des Pomponii avec les Caecilii vient encore ajouter une nouvelle démonstration à la thèse. La crypte de Lucine contient, ainsi que nous le verrons, de nombreuses inscriptions chrétiennes des Caecilii. Cette réunion avec les Pomponii, sous les auspices du nom de Lucine, dans ces souterrains, confirme avec une nouvelle précision tout ce que nous avons dit jusqu'ici du christianisme dans ces deux familles. Nous ajouterons, d'après Cicéron ( Tusc., I, sect. VII), que les Metelli avaient leurs tombeaux sur la voie Àppienne, à la distance de Rome où s'ouvre la crypte de Lucine, et qu'on a découvert en ce siècle même, dans la vigne Amendola, sur le sol extérieur de ce cimetière, un colombaire des affranchis de la gens Caecilia.
Nous avons attendu jusqu'ici à parler de la nouvelle catacombe qui fut ouverte sur la voie Ardéatine, et est connue sous le nom de cimetière de Domitilla. Sa première origine paraît avoir été une propriété possédée par une des Flavia Domitilla sur le sol dans lequel elle est creusée. Tout porte à penser que ce dût être la propre fille de Vespasien, mère de Flavia Domitilla, qui fut chrétienne et femme du consul Flavius Clemens. Un cippe découvert sur les terrains appelés aujourd'hui de Tor Morancia, près de la voie Ardéatine, est venu attester l'existence en ce lieu du praedium d'une Flavia Domitilla. On y lit cette inscription :
SCR. CORNELIO
IVLIANO. FRAT
PHSSIMO. ET
CALVISIAE. EIVS
P. CALVISIVS
PHILOTAS. ET. SIBI
EX INDVLGENTIA
FLAVIAE DOMITILL
IN FR. P. XXXV
IN AGR. P. XXXX
Ainsi, Flavia Domitilla a bien voulu concéder sur son praedium à un Calvisius Philotas, pour y ensevelir les siens, une area de trente-cinq pieds de face et de quarante de profondeur. Un second marbre publié par Gruter nous révèle un autre don de terrain pour sépulture, fait par la fille de Flavia Domitilla en faveur de Glycera son affranchie. Sur l'inscription, cette Flavia Domitilla est qualifiée de petite-fille de Vespasien.
Un troisième marbre, recueilli au dix-huitième siècle dans une vigne attenante à Tor Marancia, attestait pareillement le don d'un terrain funéraire fait à un particulier par la même Flavia Domitilla, toujours qualifiée de petite-fille de Vespasien.
C'est donc un fait certain que, dès le règne de Vespasien, il existait sur la voie Ardéatine un terrain affecté à des sépultures, et ayant appartenu successivement aux deux illustres matrones, Flavia Domitilla, fille de Vespasien, et Flavia Domitilla, petite-fille de cet empereur. Or le cimetière chrétien qui porte le nom de Domitilla est situé sous ce même sol ; on est donc en droit de conclure qu'il doit son origine à l'une de ces deux princesses. Le christianisme de la première n'est pas démontré ; mais celui de la seconde est un fait historique incontestable. A quelle époque aura-t-on creusé l'hypogée de famille qui donna naissance au vaste cimetière de la voie Ardéatine ? L'année peut être douteuse, mais il est incontestable qu'un des deux Domitille avait ouvert de bonne heure en ce lieu une ou plusieurs salles funéraires, puisque c'est là que fut déposé le corps de la vierge Petronilla, disciple de saint Pierre, et qui mourut dans sa première jeunesse.
Nous serions encore aujourd'hui réduits à ces données, évidentes d'ailleurs, sur l'origine du grand cimetière de la voie Ardéatine, si des recherches, opérées aux frais de M. le comte Desbassayns de Richemont, ne nous avaient pas révélé tout à coup l'entrée imposante de l'hypogée des Flavii chrétiens. A la suite de fouilles intelligentes, on vit apparaître, en 1865, la façade solennelle d'un vestibule s'adossant à la colline, comme celui du tombeau des Nasons sur la voie Flaminia. Cette façade, construite correctement en briques, était ornée d'une corniche en terre cuite. Au-dessus de la porte, on reconnaissait encore la place de l'inscription. A droite et à gauche s'étendaient deux édifices attenants, quoique construits un peu plus tard. Celui de gauche est composé de petites chambres étroites revêtues d'un stuc rouge, sur lequel sont peints des oiseaux, à la manière de certaines fresques de Pompéi. On remarque là un puits, un réservoir d'eau, la vasque d'une fontaine et des bancs de pierre. L'édifice placé à droite offre une vaste salle, autour de laquelle règne un banc. Ce fut évidemment un triclinium, dans lequel les chrétiens se réunissaient pour leurs agapes.
Entrant maintenant par la porte qui ouvre sur le vestibule de l'hypogée, on descend quelques marches, auxquelles succède une pente douce, et l'on se trouve dans un vaste ambulacre, sur les parois duquel, à droite et à gauche, sont pratiquées des niches où furent établis de nombreux sarcophages dont les débris jonchent encore le sol. A partir du vestibule, la voûte est décorée dans toute sa longueur d'une fresque du goût le plus pur, représentant des branches de vigne au milieu desquelles se jouent des oiseaux et des génies. Ces rinceaux descendent le long des murailles, et sont interrompus par des paysages qui rappellent ceux de Pompéi. L'ambulacre, qui fut réservé au commencement pour un petit nombre de tombeaux, selon les intentions de Domitilla, se ramifie peu à peu, mais toujours dans de vastes proportions, pour recevoir un supplément de sépultures. Plus loin, il est mis en communication avec la vaste catacombe Ardéatine, dont le centre est le tombeau des saints Nérée et Achillée.
L'état de délabrement dans lequel a apparu le large corridor qui fut d'abord à lui seul tout le cimetière de Domitille, ne permet plus de recueillir aujourd'hui autrement que par fragments les peintures des sujets chrétiens dont il abondait autrefois. On reconnaît encore cependant les débris d'une fresque classique représentant Daniel dans la fosse aux lions. Dans un cubiculum, trois peintures répètent le mythe de Psyché. Ailleurs on voit l'image d'un homme occupé à la pêche ; plus loin, une brebis paissant au pied d'un arbre. Au fond de l'ambulacre, deux personnages sont assis près d'une table élégante sur laquelle sont servis trois pains et un poisson. Un troisième personnage se tient debout près d'eux. Le dessin des figures, le style de l'ameublement, reportent aux fresques antiques les plus parfaites.
Tel fut le début du magnifique cimetière connu non seulement sous le nom de Domitille, mais sous ceux de Pétronilla et encore de Nérée et Achillée. Ce dernier nom se rapporte davantage au magnifique labyrinthe qui prend son point de départ à l'ambulacre de Domitille et s'étend sous les terrains de Tor Marancia, ayant eu pour centre historique le tombeau des deux martyrs. La beauté et l'importance des peintures que l'on remarque dans ses cubicula en font l'un des plus précieux monuments du christianisme dans Rome souterraine.
Nous aurons recours souvent aux précieux et primitifs sujets dont il est rempli, et dont le goût classique reporte les connaisseurs aux premières années du deuxième siècle.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 220 à 228)