Tout aussitôt l'eau régénératrice est versée, Cornélius en sort purifié, et Rome est devenue chrétienne dans la personne d'un de ses plus illustres représentants. Il n'appartenait qu'à Pierre de consommer cette alliance.
Au jour de la Pentecôte, il avait harangué la foule des juifs réunis autour du cénacle, et, par sa parole, il en avait conquis trois mille, fondant ainsi sur Israël fidèle l'Eglise chrétienne. Mais la masse de ce peuple rejetant avec fureur le nom de celui qu'elle avait crucifié, l'heure approchait où la plénitude des nations, comme parle saint Paul, allait être appelée à l'héritage des promesses. Cette heure avait enfin sonné ; mais il fallait que Pierre, le pasteur universel, après avoir ouvert la porte de l'Eglise aux juifs, l'ouvrît aussi aux gentils, afin que l'unité de l'Eglise se manifestât dans toute sa grandeur.
Le bruit de l'événement de Césarée parvint bientôt aux oreilles des chrétiens juifs de Jérusalem, et, perdant de vue les oracles des prophètes qui avaient annoncé que les gentils seraient appelés à remplacer Israël, ils s'inquiétaient et se laissaient aller au trouble. Pierre dut se rendre à Jérusalem et donner l'explication de ce qui avait eu lieu au sujet de Cornélius et de sa maison. Sa parole apaisa les inquiétudes, et, loin de s'irriter de voir les gentils admis dans l'Eglise, la chrétienté de Jérusalem glorifia Dieu, qui remplissait ainsi la promesse qu'il avait faite de convoquer un jour à son alliance tous les peuples de la terre.
En lisant ce récit au livre des Actes, on demeure stupéfait de l'audace de ces renommés professeurs qui ont osé affirmer que saint Pierre fut constamment le représentant de l'élément judaïque dans l'Eglise, et qu'il ne vit pas avec bienveillance l'admission des gentils. Il est vrai que, sans égard aux premiers principes de la critique, se sentant gênés par le livre des Actes des Apôtres, ils ont décidé de le tenir désormais pour apocryphe, suivant ainsi l'exemple de leur prédécesseur, Luther, qui, voulant faire prévaloir son étrange et facile doctrine sur l'inutilité des bonnes œuvres pour le salut, et rencontrant une redoutable contradiction dans l'Epître de saint Jacques, s'avisa de la retrancher de la Bible. Nous ne pouvons assurément renoncer, par égard pour l'école de Tubingue, à un livre aussi ancien que le christianisme, et nous serons en mesure de démontrer la prédilection de saint Pierre pour les gentils par d'autres arguments encore que ceux qui nous sont fournis dans les récits de saint Luc.
La nouvelle du baptême de Cornélius et la décision rendue par le chef du collège apostolique se répandirent promptement hors de Jérusalem. Le bruit en parvint jusqu'à des chrétiens qui habitaient l'île de Chypre et la Cyrénaïque, où ils s'étaient réfugiés durant la persécution juive, dont le martyre de saint Etienne avait été le sanglant épisode. Ces disciples, s'étant rendus à Antioche, se mirent à prêcher la foi aux gentils ; et Dieu favorisant leur parole, ils arrivèrent en peu de temps à former un noyau de fidèles sortis du paganisme, dans cette ville où jusqu'alors on n'avait encore annoncé l'Evangile qu'à des juifs.
Ce succès d'un genre nouveau, qui venait faire suite au baptême de Césarée, ne tarda pas à être connu à Jérusalem. Afin de confirmer dans la foi les néophytes, on fit partir pour Antioche un juif, nommé Barnabé, personnage qui jouissait d'une haute estime. Celui-ci, étant arrivé, ne tarda pas à s'adjoindre un autre juif converti depuis peu d'années et désigné encore sous le nom de Saul, qu'il devait plus tard échanger en celui de Paul, et rendre si glorieux dans toute l'Eglise. La parole de ces deux hommes apostoliques dans Antioche suscita du sein de la gentilité de nouvelles recrues, et il fut aisé de prévoir que bientôt le centre de la religion du Christ n'allait plus être Jérusalem, mais Antioche ; l'Evangile passant ainsi aux gentils, et délaissant la ville ingrate "qui n'avait pas connu le temps de sa visite". (Luc, XIX.)
La voix de la tradition tout entière nous apprend que Pierre transporta sa résidence dans cette troisième ville de l'Empire romain, lorsque la foi du Christ y eut pris le sérieux accroissement dont nous venons de raconter le principe. Ce changement de lieu, le déplacement de la Chaire de primauté montrait l'Eglise avançant dans ses destinées, et quittant l'étroite enceinte de Sion pour se diriger vers l'humanité tout entière. La troisième et dernière station de cette Chaire devait être Rome, et la vocation de Cornélius en avait été le gage ; mais auparavant il convenait qu'elle s'arrêtât quelque temps dans la capitale du monde oriental, centre du mouvement hellénique. Désormais un courant mystérieux va s'établir entre la race grecque et la race latine, et de Rome à Antioche et à l'Asie Mineure, en passant par la Grèce, le bassin de la Méditerranée sera fréquemment sillonné par les deux apôtres principaux. L'émancipation du christianisme, à l'égard du judaïsme, est donc proclamée sans retour.
Nous apprenons du pape saint Innocent Ier, dans une lettre à Alexandre, évêque d'Antioche, écrite en 415, et de Vigile, évêque de Thapsus, qui florissait à la fin du même siècle, qu'une réunion des apôtres, qui résidaient encore à Jérusalem, eut lieu à Antioche ; et que l'on doit rapporter à cette assemblée ce que dit saint Luc dans les Actes, qu'à la suite de ces nombreuses conversions de gentils, les disciples du Christ furent désormais appelés "chrétiens". La nouvelle société se propageant ainsi au dehors, il devenait nécessaire qu'elle se produisit sous un nom qui lui fût propre, nom dérivé de celui de son fondateur, et que toute solidarité avec la Synagogue fût enlevée pour jamais.
Pierre avait donc fixé son séjour à Antioche ; mais de cette ville, sa pensée se dirigeait déjà sur la capitale du monde, où son Maître divin régnerait un jour. Nous verrons bientôt qu'il n'oubliait pas Alexandrie. En attendant que le signal d'en haut lui fût donné de lever sa Chaire et de la transporter en Occident, il devait obéir au précepte du Christ, qui avait recommandé à ses apôtres de parcourir la terre, afin d'y semer la parole de vie. Le livre des Actes, à l'époque où le christianisme était encore concentré à Jérusalem, nous montre déjà Pierre visitant avec l'activité d'un chef les lieux de la Palestine, où la prédication avait chance de réussir. Ayant fait choix d'Antioche pour le siège ordinaire de son autorité, il voulut néanmoins remplir sa mission d'apôtre, et choisit pour apanage les régions dont se composait la province d'Asie. Le Pont, la Cappadoce, la Galatie, la Bithynie, connurent son visage et entendirent sa voix. On est à même d'apprécier les succès qu'il obtint, et l'affection qu'il garda toujours pour ces Eglises qui devaient leur existence à ses labeurs, par les soins dont il les entoura.
L'élément de la gentilité formait le fond de ces communautés chrétiennes, comme nous aurons l'occasion de le montrer, et, en opérant ainsi sur la société païenne, l'apôtre s'essayait au ministère qu'il allait bientôt être appelé à exercer dans Rome. Il pénétrait toujours plus le mode d'instruction auquel seul étaient accessibles les hommes qui n'avaient pas eu la préparation du judaïsme, et Dieu dirigeait son vicaire à l'entier accomplissement de ses desseins sur le monde.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 20 à 24)