Mais si nous nous trompons nous-mêmes, nous ne trompons pas Dieu qui nous entend, et qui sait bien discerner la malignité de nos intentions, de la simplicité de nos expressions.
En vain donc un homme du siècle demande-t-il à Dieu de quoi subsister dans sa condition, et de quoi maintenir son état : comme son état, ou plutôt, comme l'idée qu'il se forme de son état ne roule que sur les principes, ou d'une ambition démesurée, ou d'une avarice insatiable, Dieu, dont la pénétration est infinie, connaît ses desseins, et prend plaisir à les faire échouer.
En vain un père demande-t-il à Dieu l'établissement de ses enfants : comme il n'a sur ses enfants que des vues toutes profanes, que des vues mondaines, et qui ne sont ni réglées selon la conscience, ni soumises à la vocation divine, Dieu, sans s'arrêter aux apparences d'une humble prière, en découvre la fin ; et par un juste jugement, bien loin d'élever cette famille, la ruine de fond en comble, et la laisse malheureusement tomber.
En vain une femme demande-t-elle à Dieu la santé du corps : comme sa santé, dans l'usage qu'elle en veut faire, ne doit servir qu'à son oisiveté, à sa mollesse, et peut-être à son libertinage et à son dérèglement, Dieu, qui le voit, au lieu de retirer son bras, lui porte encore de plus rudes coups, et lui fait perdre, dans une langueur habituelle tout ce qui peut entretenir ses complaisances et flatter sa vanité.
En vain un plaideur de mauvaise foi demande-t-il à Dieu le gain d'un procès où toute sa fortune est engagée : comme ce procès n'est au fond qu'une injustice couverte, mais soutenue par la chicane, Dieu, qui ne peut l'ignorer, prend contre lui la cause de la veuve et de l'orphelin, et le fait honteusement déchoir de toutes ses prétentions.
Cependant on n'oublie rien pour intéresser le ciel et pour le toucher ; on y emploie jusqu'au sacrifice et aux prières de l’Église : mais parce que cette affaire qu'on poursuit avec tant de chaleur n'est qu'une cabale, qu'une intrigue qui ne peut réussir qu'aux dépens du prochain, Dieu, tuteur de l'innocent et du pauvre rejette alors jusques au plus adorable sacrifice, jusques aux plus saintes prières de son Église. Ce détail me conduirait trop loin, si j'entreprenais de lui donner toute son étendue ; mais si vous voulez, mes chers auditeurs, aller plus avant, et vous l'appliquer à vous-mêmes, vous aurez bientôt reconnu que cent fois votre cœur vous a séduit de la sorte, et fait abuser de la prière pour porter devant Dieu même les intérêts de vos passions.
Revenons ; et pour donner à ce point important toute la force qu'il doit avoir, souffrez que je me prévale encore de la morale des païens. J'ai dit qu'elle suffisait pour nous convaincre ; mais j'en ai dit trop peu, et j'ajoute qu'elle est même ici, dans un sens, plus propre à nous confondre que la morale des Pères. Qu'il me soit donc permis de faire parler dans cette chaire un auteur profane, et de vous adresser, ou pour votre instruction, ou pour votre confusion, les mêmes reproches qu'il faisait à son siècle en des termes si énergiques et si forts. Car, répondez-moi, disait-il en déplorant les abus de l'ancienne Rome, et s'élevant contre les faux dévots du paganisme, qui fatiguaient les dieux de leurs injustes prières, dites-moi ce que vous pensez de Jupiter, et quelle estime vous en faites ? si vous avez pour le plus grand des dieux le même respect que pour le plus sage de vos magistrats ? Cette question vous surprend, poursuivait-il, mais ce n'est pas sans raison que je la fais : car l’iriez-vous trouver ce magistrat dont vous respectez la vertu, pour lui faire dans son palais l'infâme prière que vous venez faire à Jupiter dans le plus auguste de ses temples ? Vous supposez donc Jupiter moins intègre et plus aisé à corrompre, quand vous le croyez disposé à vous écouter, et prêt même ta vous exaucer ? Ainsi s'expliquait un païen ; ainsi, par de sanglantes ironies, reprochait-il à des païens les scandales de leur religion, et peut-être les corrigeait-il. Or, c'est bien ici, Chrétiens, que l'infidélité nous fait des leçons et qu'elle nous condamne. Appliquons ceci à nos mœurs.
En effet, comment regardons-nous notre Dieu, je dis ce Dieu de sainteté ? est-il donc le fauteur de nos vices ? est-il le complice de nos crimes ? et le veut-il, le peut-il être ? Toutefois c'est sur ce principe que nous agissons et que nous traitons avec lui. Car, quand je prie, ne perdez pas cette remarque de saint Chrysostome, quand je prie, mon intention est que Dieu, par un effet de sa miséricorde et par une condescendance toute paternelle, se conforme à moi ; que sa volonté, qui est efficace et toute-puissante, se joigne à la mienne, qui n'est que faiblesse ; et qu'il accomplisse enfin ce que je veux, mais ce que sans lui je veux inutilement. Si donc, aveuglé par l'esprit du monde, bien loin de prier en chrétien, je prie dans la vue de satisfaire mon ambition, mon orgueil, mon ressentiment, ma vengeance, que fais-je ? je demande à Dieu qu'il s'accorde là-dessus avec moi ; c'est-à-dire qu'il soit vain comme moi, passionné comme moi, violent comme moi ; et que pour moi, qui suis sa créature, il veuille ce qu'il ne peut vouloir sans cesser d'être mon Dieu. Or, le prier de la sorte, est-ce le prier en Dieu, et n'est-ce pas plutôt le déshonorer ? n'est-ce pas autant qu'il dépend de moi, le faire servir à mes iniquités, comme il s'en plaint lui-même par son prophète : Verumtamen servire me fecisti peccatis tuis, et laborem mihi prœbuisti in iniquitatibus tuis ? Observez cette expression : Et laborem mihi prœbuisti ; comme s'il disait au pécheur : Votre prière m'a été un sujet de peine, car j'aurais voulu, d'une part, me rendre propice à vos vœux, et de l'autre, je n'y pouvais répondre favorablement : mon cœur était donc dans une espèce de violence, et comme partagé entre ma sainteté et ma bonté ; ma bonté, qui s'intéressait pour vous, et ma sainteté, qui s'opposait à vous ; ma bonté, qui me portait à vous écouter, et ma sainteté, qui m'obligeait à vous rejeter : Et laborem mihi prœbuisti in iniquitatibus tuis. Et certes, Chrétiens, si Dieu, oubliant ce qu'il est, avait alors égard à nos prières, ne serait-ce pas un scandale pour nous, et ne commencerions-nous pas nous-mêmes à douter de sa providence ?
Je sais, et saint Jean nous l'apprend, que nous avons un puissant avocat auprès du Père, qui est le Fils ; et que c'est par les mérites de ce Fils adorable que nous prions. Mais ce que d'abord et en général j'ai dit de Dieu, pour rappliquer en particulier à l'Homme-Dieu, voulons-nous en faire le patron de cette aveugle concupiscence qui nous domine ? et si ce n'est pas la le sentiment que nous en avons, pourquoi comptons-nous sur ses mérites, dans des prières que la seule concupiscence nous a inspirées ?
Non. mes Frères, non ; ce n'est point pour un tel usage que Dieu, dans la personne de Jésus-Christ, nous a donné un médiateur. Il est l'avocat des pécheurs ; mais il ne le fut jamais et il ne le peut être des péchés ; et vouloir me servir ainsi de son crédit, ce n'est rien moins, dans la doctrine de saint Augustin, que de vouloir l'anéantir lui-même. Comment cela ? parce qu'au lieu que la foi nous le représente comme l'auteur des grâces et des vertus, c'est en faire malgré lui le médiateur de notre vanité, le médiateur de notre avarice, le médiateur de notre concupiscence et de notre sensualité. Car si vous en jugiez autrement, reprend saint Augustin, auriez-vous l'assurance d'interposer le nom du Rédempteur, pour demander ce qui détruit l'ouvrage de la rédemption ; et, rempli de vos projets ambitieux, oseriez-vous prendre pour intercesseur auprès de Dieu, celui même qui se réduit dans la plus profonde humiliation pour vous enseigner l'humilité ?
Heureux encore que Dieu, pour votre salut, devienne inflexible à votre prière. C'est dans cette rigueur apparente que vous devez reconnaître sa miséricorde ; et où en seriez-vous si c'était un Dieu plus indulgent et selon votre gré ? Ce qui a perdu les Pompée et les César, ajoutait ce fameux satirique dont je n'ai pas fait difficulté d'emprunter ici les pensées, et qui semble n'avoir parlé que pour nous-mêmes ; ce qui a renversé et ce qui renverse tous les jours des familles entières, ne sont-ce pas des souhaits trop vastes et sans bornes, des souhaits criminels, accomplis par des divinités d'autant plus mortellement et plus malignement ennemies, qu'elles étaient plus condescendantes et plus faciles : Magna numinibus vota exaudita malignis ?
Et moi je dis, pour consacrer ces paroles : Quelle a été la source de la réprobation de tant de chrétiens ? n'est-ce pas d'avoir obtenu du ciel ce que le ciel ne leur accordait, et ce qu'il ne pouvait leur accorder que dans l'excès de sa colère ? Et d'où vient encore la perte de tant de mondains qui se damnent au milieu de l'opulence et dans la mollesse, si ce n'est pas de ces prétendues faveurs de Dieu, qui les exauce selon les désirs insensés de leurs cœurs, plutôt que selon les desseins de son aimable providence ? Vous demandez à Dieu ce qui flatte votre passion ; et si Dieu vous le donne, lui qui prévoit ce qui vous pervertira, ce qui vous corrompra, ce qui vous entraînera dans l'abîme, peut-il exercer sur vous un jugement plus rigoureux et une vengeance plus terrible ? N'en demeurons pas là.
BOURDALOUE, SUR LA PRIÈRE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue/