Ce furent nos troubles politiques qui éteignirent les falots.
La ligue vint : toute prescription tomba en désuétude, et, pour faire acte d’indépendance, chacun s’empressa de désobéir aux lois. Ce que fut Paris à cette époque, ce que l’obscurité des rues pendant la nuit ajoutait à l’impunité qu’on laissait volontiers à toute violence, le journal de L’Estoile nous l’a raconté. Les chandelles paraissent mortes pour toujours ; on est plus d’un siècle sans en entendre parler.
Sous le règne de Henri IV, sous la régence, sous Louis XIII, pendant la fronde, nul soin public à cet égard : on marche à l’aveuglette, Paris ne s’est pas encore rallumé. La nuit, les gens riches sortent escortés de laquais portant des torches, les bourgeois s’en vont la lanterne à la main, les gens pauvres se glissent à tâtons le long des murailles. Les guerres, les discordes civiles, ont jeté sur le pavé des troupes de malandrins qui s’embusquent au coin des ruelles sordides où l’on pataugeait alors, et font main basse sur les passants attardés. Nous ne voyons guère ce temps qu’à travers des récits romanesques et les aventures peu édifiantes où excellaient les coureuses de la fronde. Ce fut une époque misérable entre toutes ; Paris était un cloaque sans lumière et sans eau, il n’y avait que de la fange. «Nous sommes arrivés à la lie de tous les siècles» dit Guy Patin.
Ce fut un abbé napolitain nommé Laudati Caraffa qui, s’apercevant que les Parisiens n’avaient pour se guider la nuit que
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
imagina un moyen de s’enrichir tout en aidant les citadins à sortir le soir sans trop de malencontre. Il obtint le privilège exclusif d’établir à ses frais des porte-flambeaux et des porte-lanternes qui, moyennant une rétribution fixée et payée à l’avance, accompagneraient les gens dans leurs courses nocturnes. Les lettres royales sont du mois de mars 1662. Le début en est curieux ; c’est une peinture de nos anciennes mœurs qui a de l’intérêt pour l’histoire :
« Les vols, meurtres et accidents qui arrivent journellement en nostre bonne ville de Paris faute de clarté suffisante dans les rues, et d’ailleurs la plupart des bourgeois et des gens d’affaires n’ayant pas les moyens d’entretenir des valets pour se faire éclairer la nuit, pour vaquer à leurs affaires et négoce, souffrant une très grande incommodité et principalement l’hiver, que, les jours estant courts, il n’y a pas de temps plus commode à y vaquer que la nuit, et n’osant pour lors à se hasarder d’aller et venir par les rues faute de clarté, et sur ce nostre cher et bien-aimé abbé Laudati Caraffe, etc.»
Le 26 août suivant, le parlement enregistra les lettres de Louis XIV, et imposa au concessionnaire certaines conditions qui ressemblaient à ce que nous appellerions aujourd’hui un «cahier des charges».
Les lettres avaient été communiquées au prévôt des marchands et aux échevins, qui, après enquête de commodo et incommodo, n’avaient point fait objection à la volonté royale. Le parlement enregistra l’acte de privilège, qui devait durer vingt ans, il déclara que les flambeaux-bougies ne pourraient être fournis que par les épiciers de Paris, qu’ils seraient du poids de 1 livre 1/2, de bonne cire jaune, timbrés des armes de la ville et divisés en dix parties égales ; chacune de ces portions, même si elle n’a été qu’entamée, sera payée 5 sous. Les porte-lanternes auront des lanternes à l’huile à «six gros lumignons», ils seront distribués par poste distant de huit cents pas les uns des autres ; on les paiera à raison de 5 sous le quart d’heure quand on sera en carrosse ou en chaise, de 3 sous lorsqu’on sera à pied ; ils auront une lanterne peinte au-dessus de leur poste en guise d’enseigne, et à la ceinture un sablier d’un quart d’heure aux armes de la ville. Lorsqu’on les prendra, ils allumeront leurs mèches, recevront la taxe, retourneront leur sablier, et se mettront en marche.
C’était encore là de l’empirisme ; ces lumières ambulantes ne donnaient guère de sécurité à la ville, et les porteurs assommèrent plus d’une fois les personnes qu’ils accompagnaient. On les employait néanmoins faute de mieux, et on les employa fort longtemps, car nous les retrouverons au commencement du XIXe siècle.
Maxime Du Camp, L’Éclairage à Paris, Revue des Deux Mondes, 1873