Aux lieux où protégée par le Lion de Castille est assise l'heureuse Callaroga, naquit l'amant passionné de
la foi chrétienne, le saint athlète, doux aux siens et dur aux ennemis. A peine créée, son âme fut remplie d'une vertu si vive que, dans sa mère encore, il
prophétisa. Quand sur les fonts sacrés furent conclues entre lui et la foi les fiançailles, la répondante qui pour lui donna consentement vit en songe le fruit merveilleux qui devait sortir
de lui et de sa race. Dominique il fut appelé, étant tout au Seigneur ; ô bien nommé aussi son père Félix, ô bien nommée Jeanne sa mère, si ces noms signifient ce qu'on
dit ! Plein de doctrine et aussi d'énergie, sous l'impulsion apostolique, il fut le torrent qui s'échappe d'une veine profonde ; plus impétueux là où plus forte était la résistance, il s'élançait
déracinant les hérésies ; puis il se partagea en plusieurs ruisseaux qui arrosent le jardin catholique et ravivent ses plantes.
Eloge vraiment digne des cieux, placé par Dante, au paradis, sur les lèvres du plus illustre fils du pauvre d'Assise. Dans le voyage du grand poète à travers l'empyrée, il convenait que Bonaventure exaltât le patriarche des Prêcheurs,comme, au chant précédent, Thomas
d'Aquin, fils de Dominique, avait célébré le père de la famille à l'humble cordon. François et Dominique donnés pour guides au monde "afin que s'approchât du Bien-Aimé,
plus confiante et plus fidèle, l'Epouse de celui qui, jetant un grand cri vers son Père, s'unit à elle dans son sang béni ! parler de l'un, c'est célébrer les deux, tant leurs œuvres allèrent à
même fin ; l'un fut tout séraphique en son ardeur, l'autre parut un rayonnement de la lumière des chérubins."
Sagesse du Père, vous fûtes à tous deux leur amour ; pauvreté de François, vrai trésor de l'âme, foi de Dominique, incomparable splendeur de l'exil : deux aspects d'ici-bas
traduisant, pour le temps de l'épreuve et de l'ombre, votre adorable unité. En effet, dit avec non
moins de profondeur et une autorité plus grande l'immortel Pontife Grégoire IX, "la source de la Sagesse, le Verbe du Père, notre Seigneur Jésus-Christ, dont la nature est bonté,
dont l'œuvre est miséricorde, n'abandonne point dans la traversée des siècles la vigne qu'il a tirée de l'Egypte ; il subvient par des signes nouveaux à l'instabilité des âmes, il adapte
ses merveilles aux défaillances de l'incrédulité.
Lors donc que le jour penchait déjà vers le soir et que, l'abondance du mal glaçant la charité, le rayon de la justice inclinait au couchant, le Père de famille voulut rassembler les ouvriers
propres aux travaux de la onzième heure ; pour dégager sa vigne des ronces qui l'avaient envahie et en chasser la multitude funeste des petits renards qui travaillaient à la détruire, il suscita les bataillons des Frères Prêcheurs et Mineurs avec leurs chefs armés pour le
combat." Or, dans cette expédition du Dieu des armées, Dominique fut "le coursier de sa gloire,
poussant intrépide, dans le feu de la foi, le hennissement de la divine prédication." Octobre dira la très large part qu'eut au combat le compagnon que lui donna le ciel, apparaissant comme
l'étendard vivant du Christ en croix, au milieu d'une société où la triple concupiscence prêtait la main à toute erreur pour battre en brèche sur tous les points le christianisme
même.
Comme François, Dominique, rencontrant partout cette complicité de la cupidité avec l'hérésie qui sera désormais la principale force des faux prédicants, prescrivit
aux siens la plus absolue désappropriation des biens de ce monde et se fit lui aussi mendiant pour le Christ. Le temps n'était plus où les peuples, acclamant toutes les conséquences de la divine
Incarnation, constituaient à l'Homme-Dieu le plus immense domaine territorial qui fut jamais, en même temps qu'ils plaçaient son vicaire à la tête des rois. Après avoir tenté vainement d'humilier
l'Epouse en soumettant le sacerdoce à l'empire, les descendants indignes des fiers chrétiens d'autrefois reprochaient à l'Eglise la possession de ces biens dont elle n'était que la
dépositaire au nom du Seigneur ; pour la Colombe du saint Cantique, l'heure avait sonné de commencer par l'abandon du sol son mouvement de retraite vers les cieux.
Mais si les deux princes de la lutte mémorable qui enraya un temps le progrès de l'ennemi se
rencontrèrent dans l'accueil fait par eux à la sainte pauvreté, celle-ci pourtant resta plus spécialement la souveraine aimée du patriarche d'Assise, Dominique, qui comme lui n'avait en vue que
l'honneur de Dieu et le salut des âmes, reçut à cette fin en partage plus direct la science ; partage excellent, plus fertile que celui de la fille de Caleb : moins de cinquante ans après que
Dominique en eut transmis l'héritage à sa descendance, l'irrigation sagement combinée des eaux inférieures et supérieures de la raison et de la foi y amenait à plein développement l'arbre de la
science théologique, aux racines puissantes, aux rameaux plus élevés que tout nuage montant de la terre, où les oiseaux de toutes les tribus qui sont sous le ciel aiment à venir se poser sans
crainte et fixer le soleil.
Ce fut bien "sur la lumière", dit Dieu à sainte Catherine de Sienne, éque le père des Prêcheurs établit son principe, en en faisant son objet propre et son arme de combat ; il prit pour
lui l'office du Verbe mon Fils, semant ma parole, dissipant les ténèbres, éclairant la terre ; Marie, par qui je le présentai au monde, en fit l'extirpateur des hérésies".
Ainsi, nous l'avons vu, disait de son côté un demi-siècle plus tôt le poète florentin ; l'Ordre appelé à devenir le principal appui du Pontife suprême dans la poursuite des doctrines subversives
devait, s'il se peut, justifier l'expression mieux encore que son patriarche : le premier des tribunaux de la sainte Eglise, la sainte Inquisition romaine universelle, le Saint-Office, investi
en toute vérité de l'office du Verbe au glaive à deux tranchants pour convertir ou châtier, n'eut
pas d'instrument plus fidèle et plus sûr.
Pas plus que la vierge de Sienne, l'illustre auteur de la Divine Comédie n'eût soupçonné qu'un temps dût venir, où le premier titre de la famille dominicaine à l'amour reconnaissant
des peuples serait discuté en certaine école apologétique, et là écarté comme une insulte ou dissimulé comme une gêne. Le siècle présent met sa gloire dans un libéralisme qui a fait ses preuves
en multipliant les ruines et, philosophiquement, ne repose que sur l'étrange confusion de la licence avec la liberté ; il ne fallait rien moins que cet affaissement intellectuel de nos tristes
temps, pour ne plus comprendre que, dans une société où la foi est la base des institutions comme elle est le principe du salut de tous, nul crime n'égale celui d'ébranler le fondement sur
lequel repose ainsi avec l'intérêt social le bien le plus précieux des particuliers. Ni l'idéal de la justice, ni davantage celui de la liberté, ne consiste à laisser à la merci du
mal ou du mauvais le faible qui ne peut se garder lui-même : la chevalerie fit de cette vérité son axiome, et ce fut sa gloire ; les frères de Pierre Martyr dévouèrent
leur vie à protéger contre les surprises du fort armé et la contagion qui se glisse dans la nuit la sécurité des enfants de Dieu : ce fut l'honneur "de la troupe sainte que
Dominique conduit par un chemin où l'on profite, si l'on ne s'égare pas".
Et quels plus vrais chevaliers que ces athlètes de la foi, prenant leur engagement sacré sous forme d'hommage lige, et choisissant pour Dame celle qui, puissante comme une armée, extermine seule les hérésies dans le monde entier ? Au bouclier de la vérité, au glaive de la parole, celle qui garde en Sion les armures des forts joignait pour ses dévoués féaux le Rosaire, signe plus spécial de sa propre milice ; elle leur assignait l'habit de son choix comme étant leur vrai chef de guerre, et les oignait de ses mains pour la lutte dans la personne du Bienheureux Réginald. Elle-même encore veillait au recrutement de la sainte phalange, prélevant pour elle dans la jeunesse d'élite des universités les âmes les plus pures, les plus généreux dévouements, les plus nobles intelligences ; Paris, la capitale de la théologie, Bologne, celle de la jurisprudence et du droit, voyaient maîtres, écoliers, disciples de toute science, poursuivis et atteints par la douce souveraine au milieu d'incidents plus du ciel que de la terre.
Que de grâce dans ces origines où la sérénité virginale de Dominique semblait entourer tous ses fils ! C'était bien dans cet Ordre de la lumière qu'apparaissait la vérité de la parole évangélique
: Heureux les purs de cœur, car ils verront Dieu. Des yeux éclairés d'en haut apercevaient sous la figure de champs de lis les fondations des Prêcheurs ; aussi Marie, par qui nous est venue la
splendeur de la lumière éternelle, se faisait leur céleste maîtresse et, de toute science, les conduisait à la Sagesse, amie des cœurs non souillés. En la compagnie de Cécile et de Catherine, elle descendait pour bénir leur repos de la nuit, mais ne partageait
avec aucune de ses nobles suivantes le soin de les couvrir de son royal manteau près du trône du Seigneur.
Comment dès lors s'étonner de la limpidité suave qui après Dominique, et durant les généralats des Jourdain de Saxe, Raymond de Pegnafort, Jean
le Teutonique, Humbert de Romans, continue de régner dans ces Vies des Frères et ces Vies des Sœurs dont des plumes heureuses ont transmis jusqu'à nous les récits d'une exquise
fraîcheur ? Discrète leçon, en même temps que secours puissant pour les Frères : dans la famille dominicaine vouée à l'apostolat par essence, les Sœurs furent de dix ans les aînées, comme
pour marquer que, dans l'Eglise de Dieu, l'action ne peut être féconde, si elle n'est précédée et ne demeure accompagnée de la contemplation qui lui vaut bénédiction et toute
grâce.
Notre-Dame de Prouille, au pied des Pyrénées, ne fut pas seulement par ce droit de primogéniture le principe de tout l'Ordre ; c'est à son ombre protectrice que les premiers compagnons de
Dominique arrêtèrent avec lui le choix de leur Règle et se partagèrent le monde, allant de là fonder Saint-Romain de Toulouse, puis Saint-Jacques de Paris, Saint-Nicolas
de Bologne, Saint-Sixte et Sainte-Sabine dans la Ville éternelle. Vers la même époque, l'établissement de la Milice de Jésus-Christ plaçait sous la direction des Prêcheurs
les séculiers qui, en face de l'hérésie militante, s'engageaient à défendre par tous les moyens en leur pouvoir les biens de l'Eglise et sa liberté; quand les sectaires eurent posé les
armes, laissant la paix au monde pour un temps, l'association ne disparut pas : elle porta le
combat sur le terrain de la lutte spirituelle, et changea son nom en celui de Tiers-Ordre des Frères et Sœurs de la Pénitence de saint Dominique.
DOM GUÉRANGER
L'année liturgique
Saint
Dominique en prière, par Le Greco