Un autre type du martyre, non moins expressif et non moins fréquent sur nos fresques, est Daniel dans la fosse aux lions.
Le courage tranquille avec lequel le prophète affronta ces bêtes féroces devait accompagner le chrétien, lorsqu'il aurait à descendre dans l'amphithéâtre pour y être à son tour dévoré par les lions ; et si quelquefois par exception, il plaisait à Dieu de donner la leçon aux païens, en contraignant ces animaux féroces à demeurer immobiles et respectueux aux pieds des athlètes de la foi, le chrétien ne devait pas compter sur le prodige, mais se tenir toujours prêt à sentir la dent de ces animaux affamés s'enfoncer dans sa chair et dévorer ses membres. Le nombre des martyrs de l'amphithéâtre dépasse de beaucoup, on le sait, celui des martyrs du bûcher. Les jeux publics étaient fréquents et ils avaient besoin d'être alimentés. Dans une peinture des cryptes Ardéatines, saint Pierre et saint Paul, fondateurs de l'église romaine, ayant près d'eux les saintes Ecritures, sont assis de chaque côté du martyr, pour soutenir sa foi, et lui rappeler la constance dont ils lui ont donné la leçon par leurs écrits et par leurs exemples.
Qu'ils fussent appelés ou non à sortir de cette vie d'une manière précipitée et violente, les chrétiens devaient toujours se tenir prêts, gardant dans leurs âmes l'alliance qu'ils avaient scellée avec Dieu par le baptême, et pratiquant jusqu'à la fin les œuvres qu'inspire une foi vivante. La parabole de l'Evangile leur était connue. (MATTH., XXV.) C'est au milieu de la nuit, au sein même de leur sommeil, que devait retentir le cri qui les appellerait devant le juge. A ce moment, leurs lampes devaient être non seulement allumées, mais garnies de cette huile, sans laquelle la lumière ne saurait briller. Le Christ donne à entendre que, parmi les hommes, les uns se trouvent prêts pour ce moment solennel, et les autres en retard. Il met en scène dix vierges, dont cinq sont pourvues de l'huile nécessaire qui manque aux cinq autres. Dans les riches galeries de la voie Nomentane, on voit les cinq vierges sages qui viennent d'entendre le cri. Elles se sont levées, leur provision d'huile est faite, et, le flambeau à la main, elles s'avancent vers la lumière éternelle qui va les recevoir pour toujours.
Le Sauveur avait établi sa loi sur le double fondement de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain ; les peintures cémétériales ne pouvaient donc manquer d'offrir leurs enseignements sur la pratique du second commandement, que le Christ déclare être exigible de nous aussi bien que celle du premier. (MATTH., XXII.) Le symbole de cette charité fraternelle était exprimé par les agapes, festins communs institués par les apôtres et continués après eux, pour unir ceux qui étaient frères par le baptême, dans une étroite familiarité. Les mêmes cryptes de la voie Nomentane nous donnent sur ce sujet une charmante fresque, où brille, avec la simplicité chrétienne, tout le charme de la peinture antique.
Mais l'union entre les frères ne suffirait pas à l'accomplissement du grand précepte de l'amour du prochain. Le chrétien doit subvenir par l'aumône aux besoins de ses frères. Cette charité, qui porte à s'imposer des privations pour soulager les autres hommes dans leurs nécessités, fut un des caractères du christianisme qui émurent davantage les païens, d'autant plus qu'ils voyaient les chrétiens non seulement se secourir entre eux, mais encore prendre à leur charge ceux qui n'avaient pas le bonheur de partager leurs croyances. Nous trouvons au cimetière de la voie Lavicane une charmante expression de la charité chrétienne. Trois chrétiens sont à une table : l'un enlève un mets, et s'empresse de le donner à un pauvre ; l'autre, voyant arriver un serviteur chargé d'un autre mets, lui fait signe de l'aller porter à quelque indigent ; en sorte que la table restera à peine servie. Une chrétienne préside à cette table et approuve par sa présence et par son geste les largesses que font ses deux convives.
Nous avons parcouru dans cette revue des peintures souterraines un nombre considérable de sujets exprimant, tantôt dans leur réalité, tantôt sous des symboles, les principaux points du dogme et de la morale du christianisme. Notre investigation, nous l'avons dit, ne devait avoir pour objet que les fresques dont le style nous reporte généralement à la période qui a précédé le troisième siècle. Sans les pertes à jamais regrettables éprouvées, il est à croire que notre synthèse eût été beaucoup plus complète. Nous pouvons cependant l'enrichir encore de quelques sujets que nous avons réservés pour la fin, parce qu'ils sont le complément de l'instruction catholique, et ouvrent la voie à la théologie mystique qui, recherchant l'union toujours plus intime avec Dieu, est le sommet de la perfection chrétienne. Cette tendance supérieure, qui ne s'écarte jamais de la stricte orthodoxie dogmatique, a son point de départ dans les écrits de saint Denys et de Clément d'Alexandrie, et elle continue de se manifester dans les livres des auteurs mystiques canonisés par l'Eglise.
Au cimetière de Domitille, le Christ est représenté assis au milieu de ses disciples. La peinture de l'arcosolium a été gâtée malheureusement par l'indiscrète dévotion d'un chrétien, qui, pour être plus près du martyr enseveli dans le tombeau servant d'autel, a fait creuser son loculus de manière à tronquer toutes les figures. La voûte de cet arcosolium est tapissée d'une vigne, sur laquelle le peintre a fait figurer avec beaucoup de grâce les génies de la vendange que reproduisait le pinceau antique. Le but de l'artiste sera demeuré secret à plus d'un spectateur ; mais un sentiment plus intime du christianisme en donne la clef. Sur les rameaux de la vigne sont multipliées les colombes, qui, ainsi que nous l'avons vu, figurent les âmes. La pensée chrétienne est donc tout entière ici, seulement elle est plus mystérieuse. Quelle est la vigne, quelle est la grappe que nous avons sous les yeux ? C'est le Christ lui-même, connu et goûté par l'âme, qu'un amour profond et encouragé attire à une union plus étroite. L'Epouse du Cantique des cantiques, chargée par l'Esprit-Saint d'exprimer cette union, le fait en ces paroles : "Mon bien-aimé est une grappe dans les vignes d'Engaddi". (Cap. I.) Ainsi la décoration de cet arcosolium n'est pas seulement un ornement capricieux entourant la scène du centre; elle a pour objet de rendre une des principales figures de l'épithalame sacré.
Après avoir parlé de ce gracieux rinceau sur lequel se déploient si richement l'aisance et la richesse du pinceau antique, mises au service du plus intime sentiment chrétien, nous citerons cet autre plafond symbolique emprunté au même cimetière, et sur lequel le spectateur non initié pourrait croire, au premier abord, que l'idée chrétienne ne fait pas le centre de la composition. Orphée jouant de la lyre n'est évidemment pas un emprunt fait aux figures bibliques. Pourtant, il est là entouré des symboles habituels que les peintures cémétériales puisent dans les saintes Ecritures. On est donc obligé de recourir à l'idée, si l'on veut s'expliquer comment le mythe antique a pu s'unir ainsi au symbole chrétien, et il faut avant tout distinguer la forme païenne ou idolâtrique d'avec le sens nouveau que voient en lui les disciples du Christ.
Il s'agit ici d'un être supérieur, centre du concert de tous les êtres, et les attirant tous autour de lui par la mélodie de ses accords. Pour le chrétien qui a appris à le connaître et à le goûter comme principe de l'harmonie universelle, qu'est le Fils de Dieu incarné, sinon le véritable Orphée ? On comprend alors l'admirable langage de Clément d'Alexandrie, contemporain de notre peinture, faisant allusion à l'Orphée des païens :
" Combien, dit-il, est différent le chantre merveilleux dont j'ai à vous parler ! Il est venu, et à l'instant il a brisé nos chaînes, il a détruit la cruelle servitude sous laquelle nous tenaient les démons ; il nous a fait passer sous un autre joug, le plus doux, le plus facile à porter, celui de la piété. Nous rampions sur la terre, il nous rappelle au ciel. Lui seul a su attendrir la barbarie, apprivoiser l'homme, de tous les animaux le plus féroce. Déjà, comme créateur, le Verbe, ce chantre des cieux, avait mis ce bel ordre dans l'univers, enseignant aux éléments discordants à former un concert admirable, de même que le musicien sait tempérer le mode dorien par celui de la Lydie. Tels ne sont pas les accords du chantre de Thrace, semblables à ceux dont Tubal fut l'inventeur ; mais tels furent ceux de David, qui, dans l'harmonie de ses chants, fut en accord avec le Dieu créateur. Le Verbe de Dieu, né de David, bien qu'il fût avant lui, a rejeté la lyre et la harpe, instruments inanimés, et, saisissant ce monde avec l'homme qui est le microcosme, il a su accorder notre corps et notre âme au moyen de l'Esprit-Saint, et en faire un instrument à plusieurs voix pour célébrer Dieu. Il a dit à cet instrument : 'Tu es ma harpe, ma flûte, mon temple' ; harpe par l'harmonie des sons, flûte par le souffle qui t'inspire, temple pour le Verbe qui résidera en toi.
" Mais le Verbe qui a fait de l'homme un si bel instrument, n'est-il pas lui-même une lyre plus sainte, plus complète, plus dégagée de toute discordance, celui dont Dieu se sert, la Sagesse qui est au-dessus du monde ? Quel est ce nouveau cantique qui a retenti ? La vue rendue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, les boiteux redressés, les égarés remis dans la ligne de la justice, Dieu a montré à ceux qui étaient insensés, la corruption détruite, la mort vaincue, les fils rebelles réconciliés avec le Père. Car la lyre de Dieu aime le genre humain ; le Verbe est rempli de compassion ; il exhorte, il avertit, il châtie, il conserve, il protège, et promet pour récompense le royaume des cieux, lui qui n'a d'autre avantage à retirer de nous que notre salut.
" Ce cantique dont je parle, n'allez pas le croire nouveau, dans le sens d'un vase que l'on façonne ou d'un édifice qu'on élève. Il était avant l'aurore, ce cantique. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. (JOHAN., I.) Mais il a voulu paraître sur la terre en ces derniers temps, et être appelé du nom sanctifié et auguste de Christ, et c'est en ce sens que je l'appelle Cantique nouveau. Dieu et homme tout ensemble, il a apparu récemment aux hommes, pour nous apporter la félicité complète. Formés par ses enseignements à bien vivre, nous passons à l'éternelle vie."
(Cohortatio ad Gentes.)
Le Christ est donc l'Orphée véritable, et les chrétiens craignaient d'autant moins d'invoquer en lui un personnage du paganisme, qu'il circulait des vers qu'on lui attribuait, et dans lesquels l'unité de Dieu était célébrée. Il n'était pas nécessaire que tous les chrétiens qui étaient appelés à contempler le centre de ce beau plafond, eussent conscience du Christ comme étant la lyre divine, le principe de l'harmonie de tous les êtres, qu'ils saisissent en propres termes la distinction du Cantique éternel au sein du Père et du Cantique nouveau au milieu des hommes ; une égale participation aux mystères divins les mettait suffisamment en rapport avec celui qui se donne aux grands et aux petits, aux parfaits et aux imparfaits.
Le mythe d'Orphée, type du Christ en tant qu'il est le principe et l'auteur de l'harmonie universelle, nous conduit à celui de Psyché, adopté par les chrétiens de Rome, à l'époque primitive. Sur les peintures des catacombes, il ne se rencontre qu'en un seul endroit, et c'est encore au cimetière de Domitille, dans la partie qui remonte évidemment au siècle des apôtres.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 58 à 66)