Dormition de la Vierge
par un maître français inconnu à l'abbaye de Solesmes - 1540
LE XV AOUT L'ASSOMPTION DE LA TRÈS SAINTE VIERGE
par Dom Guéranger
" Aujourd'hui la vierge Marie est montée aux cieux ; réjouissez-vous, car elle règne avec le
Christ à jamais."
Ainsi l'Eglise conclura les chants de cette journée glorieuse ; suave antienne, où se résument l'objet de la fête et l'esprit dans lequel elle doit être célébrée.
Il n'est point de solennité qui respire à la fois comme celle-ci le triomphe et la paix, qui réponde mieux à l'enthousiasme des peuples et à la sérénité des âmes consommées dans l'amour. Certes
le triomphe ne fut pas moindre au jour où le Seigneur, sortant du tombeau par sa propre vertu, terrassait l'enfer ; mais dans nos âmes, si subitement tirées de l'abîme des douleurs au
surlendemain du Golgotha, la soudaineté de la victoire mêlait comme une sorte de stupeur à l'allégresse de ce plus grand des jours. En présence des Anges prosternés, des disciples hésitants, des
saintes femmes saisies de tremblement et de crainte, on eût dit que l'isolement divin du vainqueur de la mort s'imposait à ses plus intimes et les tenait comme Madeleine à
distance.
Dans la mort de Marie, nulle impression qui ne soit toute de paix ; nulle cause de cette mort que l'amour. Simple
créature, elle ne s'arrache point par elle-même aux liens de l'antique ennemie ; mais, de cette tombe où il ne reste que des fleurs, voyons-la s'élever inondée de délices, appuyée sur son
bien-aimé.
Aux acclamations des filles de Sion qui ne cesseront plus de la dire bienheureuse, elle monte entourée des esprits célestes formant des chœurs, louant à l'envi le Fils de Dieu.
Plus rien qui, comme au pays des ombres, vienne tempérer l'ineffable éclat de la plus belle des filles d'Eve ; et c'est sans conteste que par delà les inflexibles Trônes, les Chérubins
éblouissants, les Séraphins tout de flammes, elle passe enivrant de parfums la cité bienheureuse. Elle ne s'arrête qu'aux confins même de la Divinité, près du siège d'honneur où le Roi des
siècles, son Fils, règne dans la justice et la toute-puissance : c'est là qu'elle aussi est proclamée Reine ; c'est de là qu'elle exercera jusqu'aux siècles sans fin l'universel empire de la
clémence et de la bonté.
Cependant, ici-bas, le Liban, Amana, Sanir et Hermon, toutes les montagnes du Cantique sacré, semblent se disputer l'honneur de l'avoir vue s'élever de leurs sommets vers les cieux ; et
véritablement la terre entière n'est plus que le piédestal de sa gloire, comme la lune est son marchepied, le soleil son vêtement, comme les astres des cieux forment sa couronne
brillante. "Fille de Sion, vous êtes toute belle et suave", s'écrie l'Eglise, et son
ravissement mêle aux chants du triomphe des accents d'une exquise fraîcheur : "Je l'ai vue belle comme la colombe qui s'élève au-dessus des ruisseaux ; ses vêtements exhalaient
d'inestimables senteurs, et comme le printemps l'entouraient les roses en fleurs et les lis des vallées."
Même douce limpidité dans les faits de l'histoire biblique où les interprètes des saints Livres ont vu la figure du triomphe de Marie. Tant que dure ce monde, une loi imposante garde l'entrée du
palais éternel : nul n'est admis à contempler, sans déposer son manteau de chair, le Roi des cieux. Il est pourtant quelqu'un de notre race humiliée, que n'atteint pas le décret terrible : la
vraie Esther s'avance par delà toutes barrières en sa beauté dépassant toute croyance. Pleine de grâces, elle justifie l'amour dont l'a aimée le véritable Assuérus ; mais dans le trajet qui
la conduit au redoutable trône du Roi des rois, elle n'entend point rester solitaire : soutenant ses pas, soulevant les plis de son royal vêtement, deux suivantes l'accompagnent, qui sont
l'angélique et l'humaine natures, également fières de la saluer pour maîtresse et pour dame, toutes deux aussi participantes de sa gloire.
Si de l'époque de la captivité, où Esther sauva son peuple, nous remontons au temps des grandeurs d'Israël, l'entrée de Notre-Dame en la cité de la paix sans fin nous est représentée par celle de
la reine de Saba dans la terrestre Jérusalem. Tandis qu'elle contemple ravie la magnificence du très haut prince qui gouverne en Sion : la pompe de son propre cortège, les incalculables richesses du trésor qui la suit, ses pierres précieuses, ses aromates, plongent dans
l'admiration la Ville sainte. Jamais, dit l'Ecriture, on ne vit tant et de si excellents, parfums que ceux que la reine de Saba offrit au roi Salomon.
La réception faite par le fils de David à Bethsabée sa mère, au troisième livre des Rois, vient achever non moins heureusement d'exprimer le mystère où la piété filiale du vrai Salomon a si
grande part en ce jour. Bethsabée venant vers le roi, celui-ci se leva pour aller à sa rencontre, et il lui rendit honneur, et il s'assit sur son trône ; et un trône fut disposé pour la mère du
roi, laquelle s'assit à sa droite. O Notre-Dame, combien en effet vous dépassez tous les serviteurs, ministres ou amis de Dieu ! "Le jour où Gabriel vint à ma bassesse, vous fait dire saint
Ephrem, de servante je fus reine ; et moi, l'esclave de ta divinité, soudain je devins mère de ton humanité, mon Seigneur et mon fils ! O fils du Roi, qui m'as faite moi aussi sa fille, ô tout
céleste qui introduis aux cieux cette fille de la terre, de quel nom te nommer ?"
Lui-même le Seigneur Christ a répondu ; le Dieu fait homme nous révèle le seul nom qui, en effet, l'exprime pleinement dans sa double nature : il s'appelle le Fils. Fils de l'homme comme il est
Fils de Dieu, il n'a qu'une mère ici-bas, comme il n'a qu'un Père au ciel. Dans l'auguste Trinité il procède du Père en lui restant consubstantiel, ne se distinguant de lui que parce
qu'il est Fils, produisant avec lui l'Esprit-Saint comme un seul principe ; dans la mission
extérieure qu'il remplit à la gloire de la Trinité sainte, communiquant pour ainsi dire à son humanité les moeurs de sa divinité autant que le comporte la diversité des natures, il ne se sépare
en rien de sa mère, et veut l'avoir participante jusque dans l'effusionde l'Esprit-Saint sur toute âme. Ineffable union, fondement des grandeurs dont le triomphe de ce jour est le couronnement
pour Marie. Les jours de l'Octave nous permettront de revenir sur quelques-unes des conséquences d'un tel principe ; qu'il nous suffise aujourd'hui de l'avoir posé.
" Comme donc le Christ est Seigneur, dit l'ami de saint Bernard, Arnauld de Bonneval, Marie aussi est Dame et souveraine. Quiconque fléchit le genou devant le fils, se prosterne devant la
mère. A son seul nom les démons tremblent, les hommes tressaillent, les anges glorifient Dieu. Une est la chair de Marie et du Christ, un leur esprit, un leur amour. Du jour où il lui fut dit, Le
Seigneur est avec vous, irrévocable en fut la grâce, inséparable l'unité ; et pour parler de la gloire du fils et de la mère, ce n'est pas tant une gloire commune que la même gloire qu'il faut
dire." — "O toi la beauté et l'honneur de ta mère, reprend le grand diacre d'Edesse, ainsi l'as-tu parée en toutes manières, celle qui avec d'autres est ta sœur et ton épouse, mais qui seule
t'a conçu."
« Venez donc, ô toute belle, dit Rupert à son tour, vous serez couronnée, au ciel reine des Saints, ici-bas reine de tout royaume. Partout où l'on dira du bien-aimé qu’il a été couronné de gloire et d'honneur, établi prince sur toutes les œuvres du Père, partout aussi
on publiera de vous, ô bien-aimée, que vous êtes sa mère, et partant reine de tout domaine où s'étend sa puissance ; et, à cause de cela, les empereurs et les rois vous couronneront de leurs
couronnes et vous consacreront leurs palais."
Entre les fêtes des Saints, c'est ici la solennité des solennités. "Que le génie de l'homme s'emploie à
relever sa magnificence ; que le discours reflète sa majesté. Daigne la souveraine du monde agréer le bon vouloir de nos lèvres, aider notre insuffisance, illuminer de ses propres feux la
sublimité de ce jour."
Ce n'est point d'aujourd'hui seulement que le triomphe de Marie ramène l'enthousiasme au cœur du chrétien. Aux
temps qui précédèrent le nôtre, l'Eglise montrait, par des prescriptions conservées au Corps du Droit, la prééminence qu'occupait dans sa pensée le glorieux anniversaire. C'est ainsi que, sous
Boniface VIII, elle lui réservait, comme aux seules fêtes de Noël, de Pâques et de Pentecôte, le privilège d'être célébré, dans les pays mêmes soumis à l'interdit, au son des cloches et avec la
splendeur accoutumée.
Dans ses instructions aux Bulgares nouvellement convertis, saint Nicolas Ier, qui occupa le Siège apostolique de 858 à 867, rapprochait de même déjà les quatre solennités sous une seule
recommandation, quant aux jeûnes de Carême, de Quatre-Temps ou de Vigiles qui s'y rattachent : jeûnes, disait-il, que dès longtemps la sainte Eglise Romaine a reçus et observe.
Il convient de rapporter au siècle précédent la composition du célèbre discours qui fournit jusqu'à saint Pie V les Leçons des Matines de la fête, et dont l'inspiration, le texte lui-même, se
retrouve encore en plus d'un endroit de l'Office actuel. L'auteur, digne des grands âges par le style et la science, mais se couvrant d'un faux personnage, débutait ainsi : "Vous voulez, ô
Paula et Eustochium, que laissant de côté la forme de traités qui m'est habituelle, je m'essaie, genre nouveau pour moi, à célébrer selon le mode oratoire l'Assomption de la bienheureuse Marie
toujours vierge." Et le saint Jérôme supposé disait éloquemment la grandeur de cette fête "incomparable comme celle qui s'y éleva glorieuse et fortunée au sanctuaire du ciel : solennité,
admiration des armées angéliques, bonheur des citoyens de la vraie patrie, qui ne se contentent pas de lui donner comme nous un jour, mais la célèbrent sans fin dans l'éternelle continuité de
leur vénération, de leur amour et de leur triomphante allégresse."
Pourquoi faut-il qu'une répulsion légitime pour les excès de quelques apocryphes ait amené
l'auteur de ce bel exposé des grandeurs de Marie à hésiter sur la croyance au privilège glorieux de son Assomption corporelle ? Prudence trop discrète, qu'allaient exagérer bientôt les
martyrologes d'Usuard et d'Adon de Vienne.
Ce n'était pas pourtant sur les rives de la Seine ou celles du Rhône qu'il eût convenu de méconnaître une
tradition s'affirmant toujours plus chaque jour, et dont, avant toutes autres, nos Eglises des Gaules avaient eu la gloire dé consacrer en Occident la formule explicite. Qui, mieux que ne le
faisait l'antique Liturgie gallicane, a su depuis chanter cette Assomption plénière, conséquence de la divine et virginale maternité, et comme elle apportant joie au monde ? "Ni douleur dans
l'enfantement, ni labeur en la mort, ni dissolution au tombeau, nulle tombe ne pouvant retenir celle que la terre n'a point souillée" : ainsi nos pères exprimaient le mystère, et ils s'excitaient
à gagner la patrie où nous précède corporellement la Vierge bienheureuse.
Au grand chagrin de plus d'une âme sainte, l'autorité du faux saint Jérôme, survenant à l'heure où se consommait
l'abandon de la Liturgie gallicane par les premiers Carlovingiens, déconcerta quelque peu la piété de nos contrées. Mais on n'arrête pas le mouvement qu'il plaît au
Saint-Esprit d'imprimer à la foi des peuples. Au XIIIe siècle, les deux princes de la théologie,
saint Thomas et saint Bonaventure, s'accordaient pour Souscrire au sentiment redevenu général de leur temps, touchant la croyance à la résurrection anticipée de Notre-Dame.
Bientôt cette croyance s'imposait, par le fait de son universalité, comme la doctrine même de l'Eglise ; dès l'année 1497, la Sorbonne déniait la liberté de se produire aux propositions qui
s'élevaient à l'encontre, et les frappait de ses plus dures censures.
En 1870, le concile du Vatican, trop tôt suspendu, ne put donner suite au vœu instamment exprimé alors d'une définition qui eût achevé la glorieuse couronne de lumière, oeuvre des
siècles, hommage de l'Eglise militante à la Reine des cieux. Mais la proclamation de la Conception immaculée, qui reste acquise à notre temps, encourage nos espérances pour l'avenir.
L'Assomption corporelle de la divine Mère se présente désormais comme le corollaire dogmatique, immédiat, d'un dogme révélé : Marie, n'ayant rien connu du péché
d'origine, n'a contracté nulle dette avec la mort son châtiment ; c'est librement que, pour se conformer à son Fils, elle a voulu mourir ; et, de même que le saint de Dieu, la sainte
de son Christ n'a pu connaître la corruption du tombeau.
Si d'anciens calendriers donnent à la fête de ce jour le titre de Sommeil ou Repos, dormitio, pausatio, de la Bienheureuse Vierge, on ne saurait en conclure qu'au temps où ils furent rédigés, cette fête n'avait pas d'autre objet que la très sainte mort de Marie ; les
Grecs, de qui cette expression nous est parvenue, ont toujours compris dans la solennité le glorieux triomphe qui suivit cette mort. Il en est de même des Syriens, des Chaldéens, des Coptes, des
Arméniens. Chez ces derniers, conformément à l'usage qu'ils ont de rattacher leurs fêtes à un jour
précis de la semaine, et non au quantième du mois, l'Assomption est fixée au Dimanche qui se rencontre entre le 12 et le 18 août. Précédée d'une semaine de jeûnes, elle donne son nom à la série
des autres Dimanches qui la suivent, jusqu'à l'Exaltation de la sainte Croix en septembre.
A Rome, l'Assomption ou Dormitio de la sainte Mère de Dieu apparaît comme célébrée depuis un temps qu'on ne saurait définir ; on ne voit pas qu'elle y ait eu jamais d'autre jour propre que le
quinzième du mois d'août. Au rapport de Nicéphore Calliste, c'est la même date que lui assignait pour Constantinople, à la fin du VIee siècle, l'empereur Maurice ; or, comme entre plusieurs
autres solennités dont l'historien rappelle au même lieu l'origine, celle de la Dormitio est la seule dont il dise qu'elle ait été, non pas établie, mais fixée par Maurice à tel jour, de savants
auteurs en ont tiré la conclusion de la préexistence de la fête elle-même à l'édit impérial : celui-ci n'aurait eu pour but que de mettre un terme à certaine diversité d'usage quant au jour où
elle était célébrée.
C'était le temps où, bien loin de Byzance, nos pères, les Francs Mérovingiens, célébraient au 18 janvier la glorification de Notre-Dame avec cette plénitude de doctrine que nous avons rapportée.
Quelle que puisse être l'explication du choix de ce jour, il est à noter qu'aujourd'hui encore les Coptes des bords du Nil annoncent dans leur synaxaire, au 21 du mois de Tobi, qui répond à notre
28 janvier, le Repos de la Vierge Marie, Mère de Dieu, et l’Assomption de son corps au ciel; ils reprennent du reste cette annonce au 16 de Mesori, 21 août, et c'est également au premier de ce
mois de Mesori qu'ils commencent leur carême de la Mère de Dieu, comprenant quinze jours comme celui des Grecs.
Il est des auteurs qui ont fait remonter la fête de l'Assomption de Notre-Dame aux Apôtres
eux-mêmes. Le silence des monuments primitifs de la Liturgie favorise peu leur sentiment. L'hésitation sur la date qu'il convenait d'attribuer à cette fête, la liberté laissée longtemps à son
sujet, paraissent manifester plutôt dans sa première institution l'initiative spontanée des Eglises diverses, à l'occasion de quelque fait attirant l'attention sur le mystère ou l'ayant mis
en plus grand jour. De cette sorte a pu être, vers l'an 451, la relation partout répandue dans laquelle Juvénal de Jérusalem exposait à l'impératrice sainte Pulchérie et à
son époux Marcien l'histoire du tombeau, vide de son précieux dépôt, que les Apôtres préparèrent pour Notre-Dame au pied du mont des Oliviers.
Les paroles suivantes de saint André de Crète, au VIIe siècle, font bien voir la
marche un peu indécise à l'origine qui résulta de telles circonstances pour la nouvelle
solennité ; né à Damas, moine à Jérusalem, puis diacre de Constantinople, avant de ceindre enfin la couronne des pontifes dans l'île célèbre d'où lui resta son nom, il n'est personne qui soit
mieux en mesure que notre Saint de parler en connaissance de cause pour l'Orient :
" La solennité présente, dit-il, est pleine de mystère, ayant pour objet de célébrer le jour où
s'endormit la Mère de Dieu ; elle s'élève plus haut, cette solennité, que le discours ne peut atteindre ; il n'a pas été tout d'abord, ce mystère, célébré par plusieurs, mais tous maintenant
l'aiment et l'honorent. A son sujet, le silence précéda longtemps le discours, l'amour maintenant divulgue l'arcane. On doit manifester le don de Dieu, non l'enfouir ; on doit le présenter, non
comme récemment découvert, mais comme ayant recouvré sa splendeur. Quelques-uns de ceux qui furent avant nous ne le connurent qu'imparfaitement : ce n'est pas une raison de se taire toujours ; il
ne s'est pas totalement obscurci : proclamons-le, et faisons fête. Qu'aujourd'hui s'unissent les habitants des cieux et ceux de la terre, qu'une soit la joie de l'ange et de l'homme, que toute
langue tressaille et chante Je vous salue à la Mère de Dieu."
Nous aussi, faisons honneur au don de Dieu ; soyons reconnaissants à l'Eglise de ce que la glorieuse Assomption
n'a pas subi chez nous le sort de tant d'autres fêtes, au commencement de ce siècle, et nous trouve toujours unis à nos frères de la terre comme à ceux du ciel pour chanter Marie.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Dormition et Assomption de la Vierge par Orcagna (Florence, 1359)