Ce fut donc le 29 juin de l'année 67 que Pierre fut tiré de son cachot pour être conduit à la mort.
Selon la loi romaine, il subit d'abord la flagellation, qui était le prélude du supplice des condamnés à la peine capitale. Les citoyens romains étaient battus de verges ; les autres étaient fouettés avec des lanières. Une escorte de soldats conduisait l'apôtre au lieu de son martyre, en dehors des murs de la ville, comme le voulait aussi la loi romaine. Nous avons plusieurs récits de la mort de saint Pierre, remontant à une très haute antiquité. Le plus célèbre est celui qui a été connu de très bonne heure sous le nom de Linus, et qui figure parmi les apocryphes du Nouveau Testament. Nous n'empruntons rien au discours qu'il contient, quelles qu'en soient l'éloquence et la dignité ; les détails de ce genre seraient impossibles à certifier ; mais la partie topographique du récit, sur laquelle l'imagination du rédacteur n'avait aucun frais à faire, et qui pouvait être vérifiée tous les jours, à l'époque si reculée où ces pages furent écrites, cette partie est du plus haut intérêt pour l'archéologue.
Pierre, marchant au supplice, était suivi d'un grand nombre de fidèles que l'affection enchaînait à ses pas, et qui bravaient ainsi tous les périls. Ce concours des chrétiens autour des martyrs avait lieu sans cesse, ainsi que nous l'apprenons des Actes les plus authentiques ; mais la scène de Pierre traîné au supplice avait fait sur les fidèles de Rome une impression si vive, que, dès le quatrième siècle, époque où les sarcophages chrétiens accueillirent avec une pleine liberté les sujets sacrés, on y représenta souvent le prince des apôtres entraîné à la mort par ses bourreaux.
Le cortège traversa le Tibre sur le pont Triomphal, et il se dirigea par le quartier de la Naumachie, le long des jardins de Néron, vers le cirque de Caligula. L'emplacement désigné pour le supplice de Pierre était entre le cirque et les collines de la chaîne Vaticane, près du térébinthe dont nous avons parlé. La croix de l'apôtre s'élevait en face de la spina, dans l'intervalle compris entre les deux bornes qui étaient placées à chaque extrémité. L'obélisque égyptien qui marquait le milieu de la spina devait donc correspondre au gibet destiné à Pierre. La basilique Vaticane couvre aujourd'hui l'emplacement, et par la connaissance que nous avons encore du lieu où s'élevait l'obélisque avant sa translation par Sixte-Quint au milieu de la place de Saint-Pierre, on est en droit de conclure que la croix fut plantée à peu près au lieu où l'on vénère, dans la basilique, la statue de bronze de l'apôtre.
Cette prise de possession d'un lieu où s'unissaient aux souvenirs des anciens triomphes les traditions mystérieuses du vaticinium, avait une souveraine grandeur. Les anciens se sont préoccupés aussi du voisinage du Tibre. Prudence tient à montrer les deux apôtres immolés sur les bords de ce fleuve fameux, bien que le théâtre du martyre de saint Paul, sur la rive gauche, en ait été un peu plus éloigné. "Le gazon des rives du Tibre, dit-il, fut honoré d'un double trophée. Témoin de la croix, il le fut aussi du glaive, et, comme une source féconde, le sang apostolique l'arrosa par deux fois". (Hymn. XII.) Cette proximité des eaux près de la croix du prince des apôtres avait ému les fidèles jusque dans l'Orient. Saint Ephrem (Biblioth. orient., t. I) et saint Jean Chrysostome (Homil. in XII Apost.) en rendent témoignage.
Pierre s'avança vers l'instrument du supplice. Ce fut alors qu'il pria les bourreaux de l'y établir la tête en bas, et non à la manière ordinaire, afin, dit-il, que l'on ne vît pas le serviteur dans la même attitude qui avait convenu au Maître. La demande fut accordée, et la tradition chrétienne tout entière rend témoignage de ce fait, qui atteste, à la suite de tant d'autres, la profonde modestie d'un si grand apôtre. Pierre, les bras étendus sur le bois du sacrifice, pria pour la ville et pour le monde, tandis que son sang s'épanchait sur le sol romain dont il acheva la conquête. A ce moment, Rome était devenue pour jamais la nouvelle Jérusalem.
Après que l'apôtre eut parcouru en entier le cycle de ses souffrances, il expira ; mais il devait revivre dans chacun de ses successeurs jusqu'à la fin des siècles. Cependant un autre martyre se consommait sur la rive gauche du Tibre. Paul, entraîné le long de la voie d'Ostie, était suivi aussi par un groupe de fidèles qui s'étaient joints à l'escorte du condamné. Au sortir de la porte Tergemina, les regards de l'apôtre rencontrent une jeune dame romaine dont il connaissait la foi profonde. C'était Plautilla, fille du préfet Flavius Sabinus et de Plautia, digne en tout de Lucine, son aïeule. Elle versait des larmes et se recommandait aux prières de Paul dans de touchants adieux. Paul lui dit : "Va, Plautilla, fille du salut éternel. Prête-moi seulement le voile qui couvre ta tête, et retire-toi un peu à l'écart, à cause de la foule. Tu m'attendras là jusqu'à ce que je revienne vers toi, et que je t'aie restitué ce voile que je demande à ta charité. Il servira à me bander les yeux ; après quoi je te le rendrai, comme une récompense de ta pieuse tendresse et comme un gage de mon amour pour le Christ, au moment où je monterai vers lui". Plautilla aussitôt détache son voile et le présente à l'apôtre. Les chefs de la cohorte voulaient empêcher la noble femme de donner à un condamné une telle marque de considération. "Pourquoi, disaient-ils, croire ainsi un magicien, un imposteur ? Pourquoi lui sacrifier ce voile précieux ?" Paul reprit avec une douce autorité : "Ma fille, dit-il, attends en ce lieu mon retour, et tout à l'heure, vivant avec Jésus-Christ, je t'apporterai sur ce même voile les signes de mon martyre."
Après avoir suivi environ deux milles la voie d'Ostie, les soldats conduisirent Paul par un sentier qui se dirigeait vers l'Orient, et bientôt on arriva sur le lieu désigné pour le martyre du docteur des gentils. Paul se mit à genoux et adressa à Dieu sa dernière prière ; puis, s'étant bandé les yeux avec le voile de Plautilla, il attendit le coup de la mort. Un soldat brandit son glaive, et la tête de l'apôtre, détachée du tronc, fit trois bonds sur la terre. Trois fontaines jaillirent aussitôt aux endroits qu'elle avait touchés. Telle est la tradition gardée sur le lieu du martyre, où l'on voit trois fontaines sur chacune desquelles s'élève un autel. Il serait aisé d'expliquer ce partage des eaux par un désir de complaire à la pieuse croyance des pèlerins, lorsque ces autels furent construits vers la fin du seizième siècle ; mais des fouilles récentes dans ce sanctuaire ont amené M. de Rossi à constater une disposition des lieux, qui oblige de reculer d'au moins mille ans l'existence de ces trois fontaines et la vénération dont elles ont été l'objet dès la plus haute antiquité. Tout à l'heure nous serons à portée de faire voir que, déjà de son temps, saint Jean Chrysostome n'ignorait pas leur existence.
Après le martyre consommé, la cohorte se retirait, lorsque, près de la porte Tergemina, ses chefs aperçurent Plautilla. Ils l'abordèrent avec raillerie, lui demandant pourquoi sa tête n'était pas déjà couverte du voile qu'elle avait confié à Paul. Plautilla leur répondit : "Hommes vains et misérables, il est en ma possession, ce voile teint du sang du martyr, et je le garde comme mon trésor". En même temps elle tirait de son sein ce précieux gage de l'affection de l'apôtre, et le montrait à ces vils païens. L'émouvante grandeur et la touchante simplicité de ce récit emprunté à un document qui, malgré ses imperfections, n'en remonte pas moins aux premiers siècles du christianisme, n'échapperont pas aux esprits impartiaux. Quant à la rencontre de Paul et de Plautilla sur la voie d'Ostie, au moment où l'apôtre était entraîné au supplice, elle ne saurait surprendre les lecteurs qui se souviennent que la foi chrétienne était entrée dans la gens Flavia par l'influence directe de Pierre.
L'incident demeura gravé dans la mémoire des fidèles à ce point que, sur un sarcophage chrétien de l'abbaye Saint-Victor de Marseille, conservé au musée de cette ville, Plautilla figure auprès de saint Paul que l'on mène à la mort. L'interprétation de ce sarcophage appartient à M. de Rossi, qui le fait remonter à la fin du quatrième siècle, ou tout au plus au commencement du cinquième. A droite, selon l'usage d'un grand nombre de sarcophages chrétiens de Rome, on remarque l'arrestation de Pierre, à côté de la scène mutilée de son reniement. Jusqu'à présent l'allusion au martyre de saint Paul, qui est placé à la gauche sur le sarcophage de Marseille, n'a été constatée sur aucun autre. Les sarcophages chrétiens de la Gaule, dont l'idée est prise de ceux de Rome, mériteraient une étude particulière, à raison des rapprochements et des variantes qu'ils présentent avec les premiers.
Pierre et Paul avaient rendu leur témoignage, ils avaient inauguré dans leur sang la nouvelle Jérusalem. Il s'agissait maintenant de donner la sépulture à leurs dépouilles sacrées.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 158 à 163)