Cette charité de l'église de Rome que l'évêque de Corinthe célèbre avec tant d'effusion, continua de se manifester sous l'effort même des affreuses persécutions du troisième siècle.
Ainsi nous apprenons de saint Basile, dans une lettre à saint Damase, que le pape saint Denys, qui siégeait en 261, avait envoyé racheter des captifs jusqu'en Cappadoce ; et l'historien Eusèbe donne une lettre de saint Denys d'Alexandrie, où nous lisons que saint Etienne, qui fut pape en 255, trouvait moyen de faire parvenir ses largesses jusqu'en Syrie et en Arabie.
Plus d'un lecteur s'étonnera de voir, dès le pontificat de Soter qui s'étend de 161 à 171, l'église romaine arrivée à un état de prospérité qui lui permet de diriger des chargements de blé vers les provinces étrangères ; la construction des catacombes donne cependant une idée encore supérieure de la puissance des chrétiens durant les siècles de la lutte avec le paganisme. Il vaut mieux convenir que l'on n'avait jamais réfléchi sérieusement sur les faits les plus patents, empressé que l'on était de produire l'antithèse de la faiblesse matérielle du christianisme, en face du paganisme armé de tous les genres de force. Assurément l'immense majorité des fidèles, ainsi que nous en sommes toujours convenu, devait appartenir et appartenait en effet à la classe indigente, puisque l'Evangile s'adressait à tous les membres de la société humaine telle qu'elle existe ; mais on aurait dû se demander si, en même temps, la haute civilisation et les lumières n'étaient pas représentées aussi dans les rangs toujours plus serrés de l'Eglise chrétienne. C'est ce que notre récit a prouvé jusqu'ici par les faits ; et maintenant que nous touchons à l'important épisode dont tout ce qui précède est en quelque sorte la préparation, il nous semble à propos de réunir ici certains traits généraux, qui aideront le lecteur à mieux apprécier encore le milieu social dans lequel a vécu le personnage principal auquel les pages qui vont suivre sont consacrées. Ces traits, nous les emprunterons à Tertullien dont la naissance, comme celle de Cécile, date des premières années du règne de Marc-Aurèle.
Ce moraliste chrétien, qui fut à même plus que tout autre de connaître à fond la société de son temps, ayant partagé sa vie entre le séjour de Carthage et celui de Rome, donne une peinture fidèle des habitudes de la société chrétienne à l'époque des Antonins, les écrits que nous allons citer se rapportant aux dernières années du deuxième siècle et au commencement du troisième.
Commençons par la question du nombre et de la qualité des chrétiens dans l'Empire. Les premières années de Sévère, qui succéda au dernier des Antonins, avaient été marquées par une certaine bienveillance à leur égard. "Ce prince n'ignorait pas, dit Tertullien à Scapula, proconsul d'Afrique, qu'au nombre des sectateurs de notre religion, on comptait des clarissimes, tant parmi les femmes que parmi les hommes ; non seulement il ne les a pas maltraités, mais il leur a rendu un témoignage honorable et il a su contenir en face la fureur du peuple qui menaçait de se porter contre eux aux dernières violences" (Ad Scapulam, cap. IV.) Cette fureur du peuple, il est vrai, entraîna plus tard Sévère dans la persécution à l'égard du christianisme, et l'an 202 vit émaner de cet empereur un édit sanguinaire contre l'Eglise.
Tertullien nous donne une idées des clameurs païennes qui avaient amené cette mesure violente. "La capitale est assiégée, dit-on ; les chrétiens sont partout, jusque dans les campagnes, dans les villages, dans les îles. Tout sexe, tout âge, toute condition, même toute dignité, nous quittent pour passer dans leurs rangs, et prendre ce nom funeste". Ainsi, ce n'est pas seulement le nombre des sectateurs du Christ qui inquiète le paganisme ; c'est aussi la situation supérieure qu'occupent dans le monde ces déserteurs des dieux de l'Empire. Tertullien ne conteste ni l'un ni l'autre. Après avoir raconté les indignes traitements que les chrétiens ont eu à souffrir dans un grand nombre de lieux, il ajoute : "Pouvez-vous dire que nous ayons jamais cherché les représailles ? Pourtant, il ne nous faudrait qu'une nuit et quelques torches pour nous venger largement, s'il nous était permis de rendre le mal pour le mal. Qu'est-ce donc après tout que les Maures, les Marcomans, les Parthes eux-mêmes, nations isolées, si on les compare au monde entier ? Nous sommes d'hier, et déjà nous remplissons tout ce que vous avez d'espace. On nous trouve partout : dans les cités, dans les îles, dans les villages, dans les municipes, dans les conseils, dans les camps, dans les tribus, dans les décuries, au palais, dans le sénat, au forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Que l'on fasse le compte de vos armées ; le nombre des chrétiens d'une seule province est au-dessus."
C'est aux magistrats de l'Empire que Tertullien adresse le mémoire où se lisent de telles paroles ; c'est eux qu'il prend à témoin de cette présence des chrétiens en tous lieux. Ce peuple. qui a surgi depuis hier dans toutes les provinces de l'Empire, et qui supporte patiemment le joug dont on l'accable, ce n'est pas une tourbe aveugle et illettrée ; le palais des Césars, le sénat, les conseils, l'armée, se recrutent de ses membres. On est chrétien comme on est Romain.
Tertullien vient d'appeler l'armée en témoignage. Sous le règne de Marc-Aurèle lui-même, nous allons rencontrer une légion, la Fulminante, composée tout entière de chrétiens ; on ne dira pas, sans doute, que ses chefs et ses officiers étaient païens. L'Empire comptait donc sur ces hommes, malgré l'inflexibilité de leurs principes, puisqu'il s'en servait. Malgré le mauvais vouloir de César, les marques d'estime, les récompenses devaient bien arriver quelquefois jusqu'à eux. On n'a pas assez pesé jusqu'ici ce fait capital de l'histoire du christianisme au deuxième siècle : l'acceptation par l'Etat d'une classe de soldats dans l'armée, en dehors des autres légions, pour lesquelles les pratiques idolâtriques étaient de rigueur. Il est évident que la légion Fulminante devait marcher sous des étendards un peu différents de ceux que l'on portait en tête des autres légions. Une fresque d'un cimetière de la voie Salaria représente un personnage militaire entouré de tous les attributs que l'on peut réunir autour d'un officier principal des armées romaines. On s'est demandé si cette tombe était chrétienne. Nous répondrons : Pourquoi ne le serait-elle pas ? Les victoires, les aigles et les autres attributs belliqueux réunis autour du personnage n'ont rien que de civique, et n'impliquent en quoi que ce soit la négation du christianisme. Peut-être a-t-on dû supporter cette ornementation un peu profane, pour ne pas offusquer les membres païens d'une famille. Si l'on y regarde avec attention, on aperçoit, près de la couronne que tient à la main la Victoire volante placée à droite, cinq perles disposées dans l'intention évidente de figurer la croix. À notre avis, il n'en faudrait pas davantage, dans un tel lieu, pour déterminer une sépulture chrétienne.
Le grand nombre des chrétiens admis aux magistratures de l'Empire, au moins sous Commode, le dernier des Antonins, est constaté dans les opuscules de Tertullien, où le sévère Africain s'attache à donner des règles de conduite à ceux de ses frères qu'il préférerait voir plus détachés des honneurs du monde et moins exposés au péril. "Un chrétien, leur dit-il, peut accepter les honneurs, mais à titre d'honneurs seulement. Il ne peut sacrifier, il ne peut prêter son autorité aux sacrifices, il ne peut fournir les victimes, il ne peut se charger de distribuer à d'autres le soin des temples, il ne peut contribuer à leur assurer des revenus, il ne peut donner de spectacles à ses frais ni à ceux de l'Etat, il ne peut présider à leur célébration". Ce cas de conscience à l'usage du magistrat chrétien atteste du moins que ce magistrat existait, que les fidèles pouvaient être en mesure de se présenter et d'être acceptés pour les postes d'honneur.
Dans un autre de ses traités, Tertullien argumente contre les spectacles, et passe en revue les excuses que plusieurs chrétiens appartenant à la société polie mettaient en avant pour continuer, après le baptême, de fréquenter le cirque et l'amphithéâtre.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 339 à 343)