Dans le temps même que l'on veut nous faire de la Société moderne un dieu nouveau comment ne pas reconnaître en cette idole nouvelle des tares pires que les tares des dieux anciens ; comment enseigner l'enfance et la jeunesse quand tout le monde ment, quand toutes les grandes personnes mentent, quand tous les États-Majors, de tous les partis, mentent, quand tout le monde politique parlementaire ment, quand les maîtres, qui enseigneraient à ne point mentir, mentent, quand l'aplatissement des consciences aplatit les consciences universitaires mêmes, quand le favoritisme, quand le népotisme, quand l'arrivisme envahit le personnel universitaire même, quand les fils, les neveux, les gendres et les arrière-cousins des grands-maîtres franchissent les degrés de la hiérarchie à une vitesse uniformément accélérée, quand enfin tous les jeunes professeurs éprouvent simultanément le même coup de foudre automatique pour toutes les filles de tous les inspecteurs généraux.
Comment enseigner l'enfance et la jeunesse quant tout ce qui n'est plus enfant et ce qui n'est plus jeune ment ; quelques années plus tôt, dans le temps de mon apprentissage et des expériences inévitables, j'eusse écrit, comme tout le monde, que le monde moderne se cherche ; aujourd'hui dans le désarroi des consciences, nous sommes malheureusement en mesure d'écrire que le monde moderne s'est trouvé, et qu'il s'est trouvé mauvais ; les conséquences des mensonges politiques parlementaires ne retombent pas toujours sur les auteurs qui sont comptables et responsables de ces mensonges ; elles retombent toujours sur la même humanité ; comment enseigner quand toute la société est pourrie de mensonge.
Charles PÉGUY, Pour la rentrée, 1904
Œuvres complètes, Gallimard, 1944