En cinquième lieu, que dans toutes les églises, la Liturgie a toujours été considérée comme une chose capitale, à laquelle
le clergé et le peuple prenaient le plus ardent intérêt ; en sorte qu'on n'y pouvait toucher sans exciter des troubles considérables.
Les Liturgies des Églises de l'Orient offrent à l'observateur un spectacle bien différent de celui que lui présentent les
Liturgies de l'Occident. Déjà notre histoire est arrivée au IXe siècle, et les progrès de la Liturgie dans l'Église latine, loin de s'arrêter, promettent de s'étendre et de se développer dans les
siècles suivants : dans l'Église orientale, au contraire, dès le IXe siècle, tout s'apprête à finir pour la Liturgie, comme pour l'unité et la dignité du christianisme.
Cependant le point de départ de la Liturgie dans l'Orient fut imposant : elle commença, comme Liturgie chrétienne, à Jérusalem,
non seulement par les actes et les paroles du Rédempteur des hommes, mais encore par les ordonnances des Apôtres qui fixèrent, ainsi que nous l'avons dit, la forme dans laquelle devaient être
célébrés les mystères chrétiens.
Devant traiter, dans une des divisions spéciales de cet ouvrage, tout ce qui a rapport aux livres liturgiques de toutes les
Églises, nous ne ferons ici qu'une brève énumération des diverses formes usitées dans les Églises orientales, pour les offices divins.
D'abord, viennent les Liturgies apostoliques. Celle attribuée à saint Jacques est la principale et la plus authentique, au moins
dans la généralité de sa teneur. Elle fut longtemps suivie dans l'Église de Jérusalem, à l'exclusion de toute autre, et l'on voit assez clairement que c'est cette Liturgie que saint Cyrille
explique dans ses Catéchèses. Il paraît démontré que l'Église de Jérusalem la gardait encore au IXe siècle, puisque Charles le Chauve, dans une lettre au clergé de Ravenne, atteste avoir fait
célébrer en sa présence les saints mystères, suivant la Liturgie de Jérusalem, composée par l'apôtre saint Jacques. Depuis lors, l'autorité du patriarche de Constantinople a interdit, même à
Jérusalem, l'usage de cette Liturgie, hors le 23 d'octobre, jour où cette Église célèbre la fête de saint Jacques. Tous les autres jours de l'année, on doit employer les Liturgies usitées à
Constantinople, et dont nous allons parler bientôt.
L'Église d'Antioche, dans l'origine, dut se servir d'une forme liturgique instituée par saint Pierre, puisque le Prince des
apôtres fut le premier évêque de cette ville ! Cette Liturgie de saint Pierre n'était-elle point la même que celle de saint Jacques ? si elle en différait, quelle était sa forme ? Ces questions
sont aujourd'hui devenues à peu près insolubles. Il est vrai que les jacobites de Syrie, qui ' ont dans leurs livres un grand nombre de Liturgies ou Anaphores, en ont une qui porte le nom de
saint Pierre : mais l'autorité de ces sectaires est complètement nulle en matière de critique.
Quoi qu'il en soit, le patriarche melchite d'Antioche, ainsi que tout le clergé de son ressort, est contraint de suivre, comme
celui de Jérusalem, la Liturgie de Constantinople, au moins depuis le XIIe siècle. Nous rappellerons ici l'origine du nom de melchite. Après la condamnation de Dioscore, patron du monophysisme,
dans le concile de Chalcédoine, il s'éleva entre les catholiques d'Alexandrie et d'Antioche et les disciples d'Eutychès, un schisme violent qui dure encore. Les monophysites donnèrent aux
catholiques le nom de melchites, formé de l'arabe melek, qui signifie partisans du Prince, parce qu'ils se conformaient à l'édit de l'empereur Marcien pour la publication et la réception du
concile de Chalcédoine. Longtemps, ce nom de melchite a été le synonyme d'orthodoxe : depuis le schisme grec, il ne désigne plus que les Grecs qui sont unis au patriarche de Constantinople.
Aujourd'hui, la ville d'Antioche ayant été presque entièrement détruite, soit par les guerres, soit par les tremblements de terre, le patriarche melchite a transféré son siège à Damas. Mais telle
est l'ignorance et la dégradation du clergé de ce patriarcat, que l'on est obligé de traduire la Liturgie du grec en arabe, non seulement pour l'usage du peuple, mais afin que les clercs puissent
en lire et en comprendre les paroles.
L'Église d'Alexandrie, fondée par saint Marc, s'est servie, dans l'antiquité, d'une Liturgie qui porte le nom de cet
évangéliste, et qui a été complétée par saint Cyrille. Depuis le XIIe siècle, l'usage de cette Liturgie est entièrement aboli dans les églises qui dépendent du patriarche melchite d'Alexandrie.
Ce patriarche, qui réside au Grand-Caire, est astreint, ainsi que tout son clergé, à la Liturgie de Constantinople.
Enfin, le siège principal de l'Église grecque melchite, la Nouvelle Rome, Constantinople, qui fait subir le joug de sa Liturgie
aux églises qui lui sont restées fidèles, ne connaît que deux Liturgies, au moyen desquelles elle célèbre le service divin toute l'année. La première, appelée la Liturgie de saint Jean
Chrysostome, sert tous les jours, sauf les exceptions ci-après ; c'est la seule qui contienne l'ordre de la messe et les rubriques. La seconde, qui est celle de saint Basile, est en usage
seulement la vigile de Noël, la vigile des Lumières ou de l'Épiphanie, les dimanches du Carême, sauf le dimanche des Rameaux ; la sainte et grande Férie ou le jeudi saint ; le samedi saint, et
enfin le jour de la fête de saint Basile. Elle est plus longue que la première ; mais elle ne contient pas l'ordre de la messe et les rubriques : on les prend dans la Liturgie de saint
Chrysostome. Ce saint docteur n'est point l'auteur de la Liturgie qui porte son nom : il paraît même qu'on l'a appelée, jusque dans le VIe siècle, la Liturgie des Apôtres. Quant à celle qui est
connue sous le nom de saint Basile, il est mieux prouvé qu'elle appartient à ce saint docteur.
Le premier monument dans lequel on trouve la manifestation du pouvoir du patriarche de Constantinople sur la Liturgie des autres
Églises patriarcales melchites, est un passage de Théodore Balsamon, cité par Leunclavius au livre cinquième de son Droit gréco-romain. Ce jurisconsulte, membre distingué de l'Église de
Constantinople, fut promu au siège d'Antioche en 1186. Il raconte que Marc, patriarche d'Alexandrie, étant venu à Constantinople, prétendit célébrer les saints mystères suivant une Liturgie
particulière, et que lui, Balsamon, en présence de l'empereur, disputa contre Marc, et soutint comme une vérité incontestable : "Que toutes les Églises de Dieu devaient suivre la coutume de la
nouvelle Rome, et célébrer le sacrifice suivant la tradition des grands docteurs et luminaires de là piété, saint Jean Chrysostome et saint Basile."
Non seulement la Liturgie proprement dite, c'est-à-dire la forme et les prières de la messe, à l'usage de l'Église de
Constantinople, est suivie dans toutes les Églises melchites, mais encore les livres des offices divins dont on se sert à Constantinople pour la célébration des fêtes de l'année chrétienne, sont
les seuls qui soient en usage dans les patriarcats d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. L'influence de la Liturgie de Constantinople s'est même étendue au-delà des limites trop restreintes
de ces Églises. C'est elle que suivent toutes les Églises du rite grec uni ou non uni qui se rencontrent en Occident, à Rome même, à Venise, dans la Pouille, la Calabre, la Sicile, la Corse,
etc.
La Liturgie de Constantinople a eu une extension plus grande encore sous une forme nouvelle que lui donnèrent, au IXe siècle,
les saints Cyrille et Méthodius. Ces deux vaillants missionnaires, frères par le zèle comme par le sang et la profession monastique, commencèrent l'apostolat des Slaves sur les bords du Danube ;
et pour faciliter leurs conquêtes, ils jugèrent utile d'adopter dans le service divin l'usage de la langue slavonne. Tous les livres de la Liturgie de Constantinople furent traduits dans cet
idiome par eux ou par leurs disciples ; et sous cette forme, ils sont encore en usage dans la Bulgarie, la Serbie, l'Albanie, la Dalmatie, l'Esclavonie et la Hongrie. Ils étaient de même seuls
employés dans l'immense métropole de Kiev, fondée au Xe siècle et séparée de l'unité catholique vers le XIIIe.
Cette province ecclésiastique, la plus vaste de la chrétienté, comprenait la Ruthénie et la Moscovie. Au XIVe siècle, à la suite
des invasions mongoles, la Ruthénie fut incorporée à la Pologne ; et, grâce à cette union avec un État catholique, les Églises ruthènes, c'est-à-dire la métropole même de Kiev et ses plus
anciennes suffragantes, rentrèrent aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles dans le sein de l'unité catholique. Les Églises de Moscovie, au contraire, s'entêtèrent de plus en plus dans le schisme et en
subirent les conséquences les plus humiliantes.
Elles eurent un instant l'honneur éphémère d'un patriarcat établi à Moscou en 1588 par le patriarche de Constantinople ; mais
Pierre le Grand le supprima et obligea les évêques de ses États à ne plus relever que d'un synode de prélats nommés par lui. L'Église moscovite, devenue l'Église russe, lorsque Catherine II
substitua le nom de Russie au titre ancien de son empire, n'a aucun lien de subordination à l'égard de Constantinople, mais elle garde fidèlement sa liturgie. Il en était de même des Églises
uniates de Pologne. Nous verrons dans la suite comment cette conformité de rites avec les schismatiques de Russie leur a été funeste. Aujourd'hui toutes les Églises uniates des anciennes
provinces polonaises soumises à la Russie ont été successivement absorbées par l'Église schismatique ; il n'en subsiste plus que deux qui, situées en Galicie, dans le territoire occupé par
l'Autriche, n'ont pas eu à subir la persécution. Elles suivent encore, comme leurs soeurs infortunées, la Liturgie de Constantinople.
Les livres de cette Église ont encore été traduits en géorgien et postérieurement en roumain. Dans le premier idiome, ils n'ont
servi qu'à un petit peuple du Caucase, réduit aujourd'hui à quelques centaines de mille âmes ; dans le second, ils sont usités aujourd'hui en Moldavie et en Valachie, et tendent même à y
prévaloir complètement sur les textes originaux en langue grecque.
Si nous en venons maintenant à rechercher les Liturgies des Églises d'Orient qui ne reconnaissent point l'autorité des
patriarches melchites, nous trouvons d'abord celles dont se servent les Coptes, qui vivent sous la juridiction du patriarche jacobite d'Alexandrie. On sait que l'Église copte est un débris encore
considérable de l'hérésie des monophysites. Ces Liturgies sont : celle dite de saint Grégoire de Nazianze, dont ils se servent aux fêtes de Notre-Seigneur et dans les jours les plus solennels ;
celle de saint Cyrille, qui est en usage durant le Carême et l'Avent, et pour la Commémoration des Défunts ; celle enfin de saint Basile, qu'ils emploient aux autres jours de l'année. Ces
Liturgies sont traduites en langue copte, et telle est l'ignorance du clergé jacobite, que les livres qui les contiennent, pour l'usage de l'autel, ont une version arabe en regard du texte copte,
qui n'est presque jamais entendu des prêtres.
L'Église éthiopienne, ou abyssinienne, fondée au IVe siècle, par saint Frumence, envoyé d'Alexandrie par saint Athanase, après
s'être préservée de l'arianisme, eut, au Ve siècle, le malheur de tomber dans le monophysisme, et depuis lors, elle y est restée plongée. Elle n'a qu'un seul évêque qui a le titre de
métropolitain, et reçoit son institution du patriarche jacobite d'Alexandrie, résidant au Grand-Caire. Outre les trois Liturgies des Coptes dont nous venons de parler, les Éthiopiens en emploient
dix autres, savoir celles de saint Jean l'Évangéliste, de saint Matthieu, des trois cent dix-huit Pères orthodoxes, de saint Épiphane, de Jacques de Sarug, de saint Jean Chrysostome, une
intitulée de Notre Seigneur Jésus-Christ, des saints Apôtres, de Cyriaque, enfin de l'impie Dioscore. Ces Liturgies sont en langue éthiopienne, dialecte qui diffère de l'arabe vulgaire.
Outre les Coptes et leur patriarcat jacobite d'Alexandrie, la secte monophysite compte encore de nombreux adhérents en Syrie, et
y vit sous la juridiction d'un prétendu patriarche d'Antioche qui réside dans un monastère nommé Saphran, à deux journées de Diarbékir. Cette branche d'eutychiens se sert principalement de la
Liturgie de saint Jacques : mais on trouve dans leurs livres un bien plus grand nombre d'autres Liturgies. On en compte au-delà de trente, la plupart composées par les coryphées du monophysisme,
tels que Jacques d'Édesse et Philoxène. Ces Liturgies sont généralement en langue syriaque.
La troisième Église infectée de l'eutychianisme, après celle des Coptes et celle des Syriens, est l'Église des Arméniens. Elle
est présidée par un patriarche qui porte le titre de catholique et réside à Edchmiatsin, près d'Érivan. Trois autres patriarches inférieurs viennent après lui, savoir ceux de Sys en Cilicie, de
Cachabar et d'Achtamar dans l'Asie Mineure. L'Église arménienne a une Liturgie qui lui est particulière. C'est un composé, en langue arménienne, de diverses prières extraites des Liturgies
grecques, et qui sont même restées sous les noms de saint Basile, de saint Athanase et de saint Jean Chrysostome. Le reste appartient exclusivement à l'Église arménienne, et l'on ne peut
disconvenir que cette Liturgie, qui est écrite dans la langue nationale, ne soit d'une grande beauté.
Parmi les Coptes, les Syriens et les Arméniens, on compte un certain nombre de catholiques qui reconnaissent la distinction des
deux natures en Jésus-Christ et sont soumis à l'autorité du Siège apostolique. Ils observent la Liturgie en usage dans leur nation, sauf les changements qui ont été ordonnés à Rome, pour assurer
l'orthodoxie.
Nous ne devons pas non plus passer sous silence la petite nation des Maronites, paisibles habitants du mont Liban, qui, après
avoir suivi les erreurs du monophysisme et du monothélisme, les abjurèrent, au XIIe siècle, pour embrasser la foi de l'Église romaine, à laquelle depuis lors ils sont restés inviolablement
attachés. Ils sont régis par un patriarche qui reçoit de Rome le pallium. Leurs Liturgies qui sont en langue syriaque, ont été imprimées à Rome pour leur usage et sont au nombre de quatorze,
savoir : de saint Xyste, pape de Rome, de saint Jean Chrysostome, de saint Jean l'Évangéliste, de saint Pierre, prince des apôtres, des douze Apôtres, de saint Denys, disciple de saint Paul, de
saint Cyrille, de saint Matthieu, pasteur, de Jean Barsusan, de saint Eustache, de saint Maruthas, de saint Jacques, frère du Seigneur, de saint Marc, et une seconde de saint Pierre.
Outre les Liturgies qui sont, à proprement parler, les prières de l'autel, les diverses Églises que nous venons de nommer ont
d'autres livres pour les offices divins et la célébration des fêtes, lesquels s'écartent en beaucoup de choses de ceux de l'Église melchite, bien qu'ils conservent avec ces derniers certains
rapports dans le style et la forme des prières.
Il nous reste encore à parler des nestoriens et de leurs Liturgies. Ces tristes débris d'une malheureuse secte non moins
subversive du mystère fondamental du christianisme que le monophysisme qui lui succéda sans la détruire, portent vulgairement le nom de Chaldéens ou Chrétiens orientaux. Leur patriarche prend le
titre de Catholique, et réside à Bagdad. L'Église nestorienne, qui s'est étendue autrefois jusqu'aux Indes, et qui est aujourd'hui considérablement réduite, a trois Liturgies : celle de Théodore
de Mopsueste, qui sert de l'Avent jusqu'à Pâques ; celle des douze Apôtres, qui sert de Pâques jusqu'à l'Avent; et celle de Nestorius, qui n'est en usage que cinq jours dans l'année. Au XVIe
siècle, les Portugais ayant formé d'importants établissements dans les Indes Orientales, et fondé le siège archiépiscopal de Goa, Menezès, archevêque de cette ville, s'appliqua sérieusement à la
conversion des chrétiens nestoriens du Malabar, et pour garantir l'orthodoxie de ceux qu'il avait ramenés à la vraie foi, il corrigea la Liturgie des douze Apôtres, comme la plus usitée : il fit
même traduire le Missel romain en syriaque, qui est la langue de la Liturgie nestorienne ; mais on ne voit pas que de grands résultats aient été produits par Ces mesures, qui annonçaient
peut-être plus de zèle que de discernement.
Telle est la statistique générale des Liturgies de l'Orient.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE IX : AUTRE
DIGRESSION SUR L'HISTOIRE DES LITURGIES ORIENTALES : — LITURGIES APOSTOLIQUES ; — GRECQUE MELCHITE ; — COPTE, ÉTHIOPIENNE, SYRIENNE, ARMÉNIENNE, POUR LA SECTE MONOPHYSITE ; — COPTE, SYRIENNE,
ARMÉNIENNE UNIES ; — MARONITE ; — ET CHALDEENNE, POUR LA SECTE NESTORIENNE.
The Congregation of the Archangel, by Angelos
Akotantos, Vatopediou Monastery, Mount Athos