La nuit touchait à sa fin et les premières lueurs de l'aurore annonçaient la prochaine arrivée du jour.
Aussitôt le peuple chrétien se précipite au combat avec une nouvelle ardeur. Chacun retourne à son poste, et reprend l'ouvrage
qu'on lui avait assigné la veille. Les uns s'établissent au dessous des machines et lancent contre les murailles d'énormes quartiers de roc d'une extrême dureté ; les autres se rangent au pied de
la tour mobile, et cherchent toutes sortes de moyens pour la mettre en mouvement, tantôt par des procédés ingénieux, tantôt en y employant les efforts de leurs bras; d'autres, établis sur la
sommité de cet édifice, attaquent avec un zèle infatigable ceux de leurs ennemis qui occupent les tours opposées, se servent alternativement de l'arc et de la baliste, et leur lancent des
projectiles de toute espèce, pour les empêcher de se présenter au dehors et les forcer de se mettre à couvert derrière les murailles ; pendant ce temps d'autres s'occupent uniquement du soin de
combler les fossés et de détruire les ouvrages avancés, afin de pouvoir pousser la tour mobile et l'appliquer contre les remparts ; d'autres enfin, et ce sont les plus nombreux, font pleuvoir sur
les assiégés une grêle de flèches et de pierres, cherchant ainsi à les repousser, afin qu'ils ne puissent plus opposer d'obstacle aux efforts de ceux de leurs compagnons qui travaillent à faire
avancer la grande machine.
Cependant, plus les assiégés voient croître l'ardeur des nôtres, et plus ils cherchent de leur côté à résister efficacement par
les mêmes moyens, opposant la force à la force, et la ruse à la ruse. A leur tour ils lançaient sur les assiégeants des traits et des pierres, et déployaient une admirable valeur pour redoubler
les difficultés sous les pas de ceux qui s'efforçaient de faire avancer la tour mobile. Dans l'espoir de mettre un terme par un seul événement à toutes les entreprises des Croisés, ils ne se
lassaient pas de lancer des feux sur les machines, se servant de marmites fragiles et de toutes sortes d'autres instruments qu'ils remplissaient de soufre, de poix résine, de lard, de graisse,
d'étoupes, de cire, de petits morceaux de bois sec, enfin de toute matière propre à entretenir et à animer l'activité d'un incendie, et les jetant de tous côtés sur leurs ennemis.
Au milieu d'une telle mêlée, le carnage était grand des deux côtés, et des hommes de toute condition et de tout rang tombaient
incessamment, atteints à l'improviste par toutes sortes d'accidents désastreux. Les uns, frappés par quelque projectile lancé d'une machine, étaient brisés en mille morceaux. Les autres, malgré
les cuirasses et les boucliers qui les protégeaient, tombaient subitement sous la multitude des traits qui les écrasaient ; d'autres, atteints par les pierres qu'on lançait à la main ou avec la
fronde, périssaient sur place, ou se retiraient les membres fracassés, se trouvant ainsi hors de combat pour plusieurs jours, et souvent même pour le reste de leur vie.
Tant et de si grands périls ne pouvaient cependant détourner personne de l'œuvre qu'on avait entreprise, ni affaiblir en rien
l'ardeur qui portait chacun des combattants à en venir aux mains avec les ennemis ; il eût été difficile en cette rencontre de décider lequel des deux peuples combattait avec le plus
d'acharnement.
Je ne crois pas devoir passer sous silence un événement qui arriva, dit-on, ce même jour, et qui mérite bien d'être consigné
dans cette histoire. Parmi les machines que les Croisés faisaient jouer contre les assiégés, il y en avait une qui lançait contre les murailles des rochers d'un poids énorme, avec une violence et
un fracas épouvantables, en sorte qu'elle faisait beaucoup de mal à ceux qui occupaient les remparts. Voyant que tous les efforts qu'ils dirigeaient contre cette machine demeuraient absolument
infructueux, les assiégés firent venir deux magiciennes, et leur ordonnèrent de jeter un sort sur cet instrument, et de le rendre inutile en chantant des chansons magiques. Tandis que ces femmes
étaient sur la muraille, opérant leurs prestiges et prononçant les paroles qui devaient favoriser leurs enchantements, une meule lancée de cette même machine vint les frapper inopinément, ainsi
que trois jeunes filles qui les avaient accompagnées, les brisa en mille pièces et les précipita, sans vie, du haut des remparts. On applaudit avec des transports de joie dans tout le camp des
Croisés, et les assiégés, au contraire, furent saisis d'une profonde douleur.
GUILLAUME DE TYR, HISTOIRE DES CROISADES,
BnF - Gallica
Le siège de Jérusalem, Gustave Doré