Pour achever ce qui nous reste à dire sur le Rituel d'Alet, nous remarquerons que ce livre, outre les maximes pernicieuses dont nous avons parlé, présentait encore une nouveauté jusqu'alors sans exemple.
Les rubriques pour l'administration des sacrements avaient été traduites en français. Cette innovation, qui ne rappelle que trop, dans un pareil livre et de la part de semblables auteurs, le système qui avait produit la traduction du missel, était très significative, et occupa beaucoup le public. Quel autre motif, en effet, pouvait-on avoir eu de traduire en langue vulgaire des détails dont la connaissance est exclusivement réservée aux prêtres, sinon le désir de témoigner de la sympathie aux partisans de la langue vulgaire dans les offices ? Autrement, quelle insulte faite au clergé, de supposer nécessaire pour son usage la traduction des règles les plus familières ! quelle témérité inouïe d'exposer à la profanation les rites les plus vénérables, en soumettant aux yeux profanes la manière mystérieuse de procéder en les accomplissant ! Cette innovation renversait donc à plaisir tous les principes, et montrait ce qu'on pouvait attendre du parti. Nous le verrons bientôt franchir toutes les limites, et pousser à l'usage absolu de la langue vulgaire. Au reste, l'exemple du Rituel d'Alet ne tarda pas à être suivi dans plusieurs diocèses. Dès 1677, Le Tellier, i archevêque de Reims, donna un rituel à rubriques françaises : on en compte encore aujourd'hui, en France, un certain nombre.
Nous plaçons ici, en anticipant de quelques années, un fait qui rentre dans la même ligne que le Missel de Voisin, les Heures de Laval et le Rituel d'Alet ; c'est la publication de l'Année chrétienne, de Nicolas Letourneux. Cet ecclésiastique, étroitement lié avec Port-Royal, avança grandement les affaires du parti, en publiant certains ouvrages destinés à agir sur les fidèles dans le sens des principes dogmatiques et moraux de la secte. Il déposa cette semence dans son Catéchisme de la Pénitence, dans ses Principes et règles de la vie chrétienne ; dans son Explication littérale et morale de l'Epître de saint Paul aux Romains. Cherchant aussi à agir par la Liturgie, il publia en 1685 un livre sous ce titre : La meilleure manière d'entendre la Messe. C'est là qu'il prétendit, quoique sous une forme simplement historique, que, durant les dix premiers siècles, on avait toujours célébré la Messe à voix haute. Bientôt nous allons voir la secte antiliturgiste s'emparer de cette assertion historiquement fausse, et transformer en droit ce prétendu fait. Letourneux, avançant toujours, après avoir composé des Instructions sur les sept sacrements de l'Église et les cérémonies de la Messe, prépara une traduction du Bréviaire romain en français ; il paraît toutefois qu'il ne fut que le réviseur et non l'auteur même de la traduction, et il était déjà mort quand elle parut en 1688. Quoi qu'il en soit, sa connivence à cette œuvre n'en était pas moins la même. Le Bréviaire romain, traduit en français, fut censuré par sentence de l'official de Paris, en 1688, et, comme il était naturel, le docteur Antoine Arnauld en prit la défense.
Rome, toutefois, ne jugea pas à propos de fulminer contre cette traduction. Une version du bréviaire avait beaucoup moins d'inconvénients qu'une version du missel : il n'y avait plus là de mystères à révéler, et quoique le scandale fût grand de voir des hérétiques ou auteurs d'hérétiques se faire les interprètes du langage de l'Église, ces derniers avaient mis assez de prudence dans leur opération pour que Rome ne se trouvât pas obligée de lancer ses foudres. Mais elles ne tardèrent pas à éclater bientôt après contre un autre ouvrage du même Letourneux, dans lequel, sous couleur d'explication de la Liturgie, cet auteur inoculait le venin de la secte. Il s'agit de l’Année chrétienne, dont les premiers volumes avaient paru dès 1677, et dont les derniers, qui sont du Flamand Ruth d'Ans, n'ont paru qu'après la mort de Letourneux, arrivée en 1686. Cet ouvrage fut censuré à Rome, le 17 septembre 1691, par un décret approuvé par Innocent XII : plusieurs évêques français le proscrivirent aussi, vers la même époque.
Les fidèles durent, après toutes ces condamnations, se tenir pour avertis qu'une conspiration se tramait contre leur foi, et que la secte qui avait juré obstinément de se cacher jusque dans l'Église, avait enfin choisi la Liturgie pour le principal levier de sa grande entreprise. Cependant, jusqu'ici, les livres du sanctuaire étaient demeurés fermés à ses innovations ; elle devait donc faire tous ses efforts pour les envahir. Les circonstances sont devenues favorables. Le besoin de changement, une vague inquiétude agite les esprits. Le XVIIe siècle, qui n'a pas su purger l'Église de France du virus qui la travaille, est sur le point de finir dans l'inquiétude et l'attente de grands événements. Le moment est venu où un acte solennel va résumer aux yeux de la catholicité entière la situation hostile de la France à l'égard de Rome.
Le jansénisme longtemps harcelé deviendra désormais invincible, et achèvera impunément le cours ignominieux de ses scandales. Rome seule pouvait l'atteindre, et les jugements de Rome ne sont plus, comme autrefois, irréformables par cela seul qu'elle les a prononcés. La puissance séculière déclarée indépendante fixera elle-même ses propres limites, et jugera qu'elle peut ouvrir de force le tabernacle sacré, en attendant qu'elle constitue civilement le clergé national. Les libertés de notre Église proclamées hautement comme le reste précieux de l'ancienne discipline, arrêteront aux frontières de la France toutes les bulles, brefs et décrets des pontifes romains ; en sorte que le centre du gouvernement ecclésiastique deviendra impuissant à réformer chez nous les abus. La constitution monarchique de l'Église, altérée dans ses fondements, du moment qu'on a proclamé la souveraineté des membres sur le chef, fournira de nouveaux prétextes au développement des théories d'anarchie.
Que pouvaient produire toutes ces idées imposées, de plus en plus, au clergé par l'enseignement asservi des universités ? Tout livre favorable aux saines maximes était supprimé par les parlements et quelquefois par les deux autorités ; les corps réguliers, menacés dans leur indépendance, étaient durement surveillés ; quelques-uns même, et les plus favorisés, penchaient vers les nouveautés. Les Jésuites avaient, à la fois, à subir les accusations les plus perfides de la part de la secte, et les plus fatigantes vexations dans certains diocèses. La science historique tout entière était employée à dénigrer, sous couleur de zèle pour la vénérable antiquité, toutes les institutions, les usages catholiques postérieurs au Ve ou au VIe siècle.
L'éloignement pour le merveilleux et le mystique, faisait tomber dans le mépris les pieuses croyances devenues désormais le partage d'un peuple illettré ; la morale pratique, jugée ou enseignée par des hommes étrangers au positif de la vie, se réglait non plus d'après l'autorité des docteurs pratiques, mais sur les expressions oratoires et, partant, exagérées des Pères. La nouvelle école, comme celle de Luther et de Calvin, avait déclaré haine à la scolastique et anathématisé les casuistes. Enfin le presbytéranisme se préparait à faire invasion dans une Église au sein de laquelle la vraie dignité épiscopale avait faibli, en proportion des efforts qu'on faisait pour la grandir aux dépens du Siège apostolique.
Au milieu de ce formidable ensemble de nouveautés, le corps de la Liturgie était demeuré intact. Le Sacramentaire et l'Antiphonaire de saint Grégoire formaient toujours le Missel de l'Église de France ; le Responsorial du même Pontife était, sous le nom de Bréviaire, entre les mains de tous les clercs. L'œuvre de Charlemagne, œuvre d'unité romaine, lui survivait après neuf siècles ; seulement Rome avait complété, réformé ce merveilleux ensemble de prières et de chants sacrés, et la France, comme le reste de l'Église latine, avait embrassé fidèlement les usages que la mère des Églises avait en même temps retrempés aux sources pures de l'antiquité, et adaptés aux formes exigées par les temps.
Il est vrai que les Églises de France avaient suivi une route diverse à la grande époque de la régénération liturgique du XVIe siècle. Les unes avaient adopté purement et simplement les livres renouvelés par saint Pie V, abandonnant ainsi beaucoup de coutumes locales qui, précédemment, se montraient dans les livres diocésains, mêlées au vaste ensemble liturgique de saint Grégoire. Un certain nombre d'autres avait préféré garder ses traditions, et tout en acceptant la lettre du Bréviaire et du Missel de saint Pie V, ces Églises avaient fondu, dans une réimpression plus ou moins intelligente, les usages qui leur étaient propres, avec les pures traditions romaines. Les livres de ces Églises portaient le titre diocésain, comme par le passé, avec cette addition sur le titre : Ad Romani formam, ou encore, Juxta mentem concilii Tridentini. Le lecteur peut revoir toute l'histoire de la réforme liturgique en France au XVIe siècle, telle que nous l'avons rapportée ci-dessus au chapitre XV.
Il suit de là que jusqu'à ce qu'on eût introduit d'autres changements dans la Liturgie, tous les diocèses de France étaient restés unanimes dans la même prière, et, pour nous servir de l'expression de saint Pie V, la communion des prières catholiques n'avait point encore été déchirée. Seulement on disputait innocemment entre les docteurs, pour savoir lequel des deux était préférable, pour un clerc habitant un diocèse où le bréviaire était à la fois romain et diocésain, de suivre le romain pur ou de se conformer à l'usage du diocèse. On convenait généralement qu'il était mieux de se conformer au rite diocésain ; mais la presque totalité des canonistes enseignait que les clercs non bénéficiers étaient libres de réciter purement et simplement le Bréviaire romain. Plusieurs des lettres pastorales des évêques, placées en tête des Bréviaires diocésains ad Romani formam ou ad formam concilii Tridentini, le disaient expressément. Nous citerons en particulier, pour le Bréviaire parisien-romain, celles de Pierre de Gondy, en 1584 ; de Henri de Gondy, en 1607 ; de Jean-François de Gondy, en 1634 ; du cardinal de Retz, en 1658 ; et pour le missel de la même Église, celle de Hardouin de Péréfixe, en 1665. En tête du Bréviaire angevin-romain, de 1623, Charles Miron, et en tête de celui de 1665, Henri Arnauld, exceptaient, de la manière la plus précise, les clercs récitant l'office en particulier, de l'obligation de suivre les livres diocésains, et reconnaissaient le privilège du Bréviaire romain, etc., etc.
Il y avait donc, à Paris même, une grande variété de pratique à ce sujet, entre les ecclésiastiques qui n'étaient point astreints au chœur. Ainsi, par exemple, la compagnie de Saint-Sulpice tenait pour les livres romains purs, jusqu'à ce qu'elle se fût vue forcée par un décret de l'archevêque à prendre le parisien ; saint Vincent de Paul, au contraire, enseignait qu'il était mieux de suivre le rite diocésain, et son avis, ainsi que nous le verrons ailleurs, paraît fondé sur l'avis des meilleurs canonistes (le lecteur ne doit jamais perdre de vue que les livres diocésains de cette époque étaient conformes à la bulle de saint Pie V, acceptée dans les divers conciles français du XVIe siècle.).
On se rappelle ce qui a été rapporté précédemment, au sujet de l'Assemblée du clergé de 1605, qui avait décrété des encouragements pécuniaires à une entreprise pour une réimpression des livres romains, à l'usage de toutes les églises du royaume. Ainsi que nous l'avons dit, cette réimpression intéressait même celles qui avaient leurs livres sous titre diocésain, à raison de la conformité de ces livres avec le romain ; d'ailleurs ces églises étaient loin de former le plus grand nombre. Plusieurs évêques et chapitres, voulant diminuer les frais que nécessitent les livres d'usages particuliers, et sans doute aussi pour témoigner de leur dévotion envers le Siège apostolique, s'étaient, dans le cours des premières années du XVIIe siècle, rangés à l'usage des livres purement romains. L'Église de Paris en particulier avait vu ses prélats au moment de réaliser ce projet. Nous avons raconté les difficultés qu'éprouva Pierre de Gondy, en 1584, et qui l'obligèrent à prendre un tempérament ; il a réimprimé le Bréviaire dé Paris, mais en le rapprochant le plus possible de celui de saint Pie V. Dans cette réforme, l'Église de Paris conservait du moins une partie de ses usages. Henri de Gondy, en 1607, réimprima le Bréviaire de son prédécesseur ; mais, en 1643, l'archevêque Jean-François de Gondy ayant fait une nouvelle révision des livres parisiens, les rendit si conformes aux romains, qu'on pouvait dire que, sauf de rares exceptions, ils étaient une seule et même chose.
Ce fut durant les trente dernières années du XVIIe siècle qu'on commença, en France, à parler d'une réforme liturgique, dans les diocèses qui avaient des livres particuliers ; car ceux qui s'étaient conformés au romain pur, ne se livrèrent aux innovations que dans le cours du XVIIIe siècle. Des motifs légitimes et des vues suspectes causaient à la fois cette agitation première, qui devait bientôt enfanter la plus complète révolution. D'un côté, le progrès de la critique sacrée, les nouvelles éditions des saints Pères et des écrivains ecclésiastiques, avaient mis les savants à même de découvrir plusieurs imperfections dans les livres du XVIe siècle, et d'ailleurs la partie des bréviaires qui était propre aux diocèses était loin de présenter une exécution en rapport avec les récentes découvertes historiques et littéraires
D'autre part, l'esprit frondeur qui distingue notre nation, l'envie de s'isoler de Rome en quelque chose, les habitudes de secte déjà contractées par nombre de gens habiles d'ailleurs, l'espoir de faire servir la Liturgie comme moyen de répandre des doctrines souvent repoussées dans d'autres livres : en voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer les remaniements liturgiques qui signalèrent la dernière moitié du XVIIe siècle. Tout ne fut donc pas mauvais dans les œuvres et les intentions de tous ceux qui travaillèrent ainsi à rajeunir la Liturgie.Les bréviaires de cette époque sont devenus bien rares ; cependant nous avons pu en étudier plusieurs. Celui de Soissons, donné en 1676, porte quelques changements que nous traiterions volontiers d'améliorations, attendu que l'élément romain est respecté, sauf la substitution de quelques homélies puisées à des sources plus sûres ; les traditions sur les saints sont généralement conservées ; le culte de la sainte Vierge n'a souffert aucune atteinte, et rien de suspect ne se rencontre dans la doctrine. Nous dirons à peu près la même chose du Bréviaire de Reims, donné par Maurice Le Tellier, en 1685 ; de celui du Mans, donné en 1693, par Louis de Tressan, etc.
Le bréviaire de cette époque, qui ouvrit la voie la plus large aux novateurs, fut celui que publia, en 1678, Henri de Villars, archevêque de Vienne.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XVII, DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIe SIECLE. COMMENCEMENT DE LA DEVIATION LITURGIQUE EN FRANCE. — AFFAIRE DU PONTIFICAL ROMAIN. — TRADUCTION FRANÇAISE DU MISSEL. — RITUEL D'ALET. — BREVIAIRE PARISIEN DE HARLAY. — BRÉVIAIRE DE CLUNY. — HYMNES DE SANTEUIL. — CARACTÈRE DES CHANTS NOUVEAUX. — TRAVAUX DES PAPES SUR LES LIVRES ROMAINS. — AUTEURS LITURGIQUES DE CETTE ÉPOQUE.
Vierge de Pitié, Sainte Madeleine et Saint Jean, Eglise Notre-Dame d' Alet