Il faut aussi parler des ponts, car ils appartiennent à la Seine, dont ils joignent les deux rives et dont ils ont singulièrement modifié la physionomie.
Dans le principe, quand toute la ville était la Cité, il n’y en eut que deux, le Grand et le Petit, défendus chacun à leur entrée par une forteresse : le Grand-Châtelet, le Petit-Châtelet. Ces deux ponts suffirent aux besoins des Parisiens pendant treize ou quatorze siècles. Dès 1141, le Grand-Pont prit le nom de Pont-au-Change à cause des changeurs de monnaies, qui, sur l’ordre de Louis VII, y avaient établi leurs boutiques ; les eaux, les débâcles de glaces l’ont souvent emporté. Les maisons qu’il portait furent démolies en 1786, à l’époque où l’on se décida à supprimer les habitations qui encombraient les ponts et les rendaient souvent dangereux ; Il a été récemment refait de fond en comble pour continuer l’alignement du boulevard Sébastopol. Un manuscrit de la Bibliothèque impériale contient une miniature exécutée en 1345 qui représente le Pont-au-Change ; il ne ressemble guère à ce qu’il est aujourd’hui ; ses arches sont embarrassées par des moulins, et ses bords disparaissent sous les masures qui les couvrent. C’était le pont par excellence à cette époque ; Guillebert de Metz, qui l’a visité, en parle avec admiration : Là demeurent les changeurs d’un costé et les orfèvres d’autre costé. En l’an quatorze cent, et quand la ville estait en sa fleur, passoient tant de gens tout jour sur ce pont que on y rencontroit adez ung blanc moine, adez un blanc cheval.
Il appartenait à trois juridictions différentes qui toutes trois y exerçaient la justice avec cette jalousie inquiète que donnent les privilèges seigneuriaux. La chaussée était au roi, les arches de côté au chapitre, de Notre-Dame, qui y faisait moudre, l’arche du milieu au prévôt des marchands. Cette dernière était exclusivement réservée à la navigation ; mais nul bateau ne pouvait la franchir sans payer un droit fixe à l’avaleur de nefs. Que le lecteur ne voie pas dans ce fonctionnaire une sorte de Gargantua engloutissant les bateaux chargés de vivres et de vins ; son nom a une signification moins redoutable : il avalait les nefs, c’est-à-dire qu’il les faisait descendre, les dirigeait en aval de la rivière. Lorsqu’un roi de France faisait son entrée solennelle dans «sa bonne ville de Paris» il passait sur le Pont-au-Change ; au moment où il y mettait le pied, auprès du Grand-Châtelet, les jurés oiseliers avaient le privilège et l’obligation de lâcher des oiseaux captifs, afin de rappeler au souverain la liberté qu’il devait accorder aux prisonniers. Le Petit-Pont est aujourd’hui encore tel qu’il fut rebâti en 1718, après avoir été neuf fois détruit par des incendies et des inondations.
Le pont Saint-Michel fut le troisième pont que vit Paris ; il fut commencé en 1378 par ordre de Charles V et terminé seulement en 1387. Les vieillards peuvent se rappeler l’avoir vu chargé de maisons, car ces dernières ne furent enlevées qu’en 1808 ; il vient d’être repris en sous-œuvre et mis en rapport avec le boulevard Saint-Michel, qu’il réunit au boulevard Sébastopol. En 1413, pendant une des époques les plus troublées de notre histoire, au moment de cette folie de Charles VI qu’on appelait «l’occupation de notre seigneur le roi de France» on compléta la communication de la Cité avec la terre ferme en construisant le pont Notre-Dame, qui ne fut achevé qu’en 1421 et ne dura pas longtemps, car, grâce aux mauvais matériaux de son appareil, il s’écroula en 1449 ; on le rebâtit, et nous l’avons vu encore embarrassé d’une haute construction soutenue sur pilotis, énorme pompe hydraulique élevée en 1670, refaite en 1708, qui chaque jour distribuait deux millions de litres d’eau aux quartiers environnans. C’était un lieu de repêche des cadavres ; tous les noyés de la Haute-Seine, entraînés par la force extraordinaire du courant, venaient s’arrêter dans l’assemblage des poutres qui servaient de fondation à cette vaste machine et étaient recueillis par le gardien, qui les faisait porter à la morgue et retirait quelques bénéfices de cette étrange industrie. La pompe avec son enchevêtrement de poutres et de madriers a été enlevée en 1858 ; cette suppression a rendu la navigation plus facile, mais néanmoins elle est dangereuse sous le pont Notre-Dame, et l’arche du Diable n’a que trop mérité son nom ; elle a vu sombrer bien des bateaux chargés de pierres et se briser les coupons de bien des trains de bois. Grâce à la canalisation du petit bras de la Seine parisienne et au barrage écluse de la Monnaie, une route meilleure est ouverte aux mariniers, et le pont Notre-Dame est presque complètement délaissé aujourd’hui.
Il était couvert de maisons comme les autres. Mercier raconte dans son Tableau de Paris que le 2 janvier 1782 une débâcle imprévue entraîna l’énorme patache qui servait de bureau aux douaniers de la Seine ; emportée, elle brisa sur son passage tous les chalands qu’elle rencontra. Les débris se précipitèrent vers le pont Notre-Dame ; «on ordonna de déménager sur l’heure» une subite reprise de gelée sauva le pont et ses habitans. Mercier réclama le déblayage immédiat de tous les ponts. «Quand toutes les cheminées avec les entre-sols seront dans la rivière, dit-il, il faudra bien d’autres travaux pour décombrer le lit de la Seine». Il avait raison, et, fait rare, il fut entendu, car on prit enfin la grande mesure réclamée depuis si longtemps, et l’on commença à rendre le passage des ponts sérieusement praticable.
En mai 1578, dit Pierre de l’Estoile, «à la faveur des eaux, qui lors commencèrent et jusques à la Saint-Martin continuèrent d’être fort basses, fut commencé le Pont-Neuf de pierre de taille, qui conduit de Nesle à l’École Saint-Germain, sous l’ordonnance du jeune du Cerceau, architecte du roy». C’est Henri IV qui devait le voir terminer en 1602. A peine fut-il achevé que les bouquinistes s’en emparèrent pour y mettre leurs échoppes et leurs étalages ; il ne fallut rien moins qu’un arrêt du parlement pour les en déloger en 1649 ; ils se sont réfugiés sur les quais, et depuis lors ils les occupent en maîtres.
Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867