Tous les bateaux qui font les transports sur la Seine, besognes, lavandières, chalands, marnais, péniches, toues, flûtes et barquettes, de 25 à 50 mètres de long, jaugeant de 40 à 450 tonneaux, peuvent aisément descendre la rivière : il ne faut pour cela qu’avoir de la patience et s’abandonner au fil de l’eau ; mais, lorsqu’il s’agit de la remonter, c’est une autre affaire, et les difficultés commencent. La voile est souvent inutile et la rame toujours illusoire.
Autrefois c’étaient des chevaux qui, sur les quais mêmes de Paris, halaient les bateaux. Il y a quinze ans, cela se voyait encore ; le halage était la destinée dernière des chevaux réformés : attelés à la cincenelle, longue corde qui s’attachait au bateau, ils marchaient inclinés par le poids qu’ils tiraient ; parfois la corde, détendue par un rapide mouvement de l’embarcation, se raidissait tout à coup et renversait impétueusement ce qu’elle rencontrait. C’était un moyen lent, dangereux, pénible ; Paris s’en est débarrassé.
Le halage est remplacé aujourd’hui par le touage. Un décret du 4 avril 1854 autorise M. Eugène Godeaux à établir «à ses risques et périls un service de touage à la vapeur sur chaîne noyée au fond de la rivière». Dans le cahier des charges, il est spécifié que ce n’est point un monopole, et que tout autre remorqueur aura le droit de naviguer sur les parties de rivière concédées à la nouvelle entreprise. Un tarif rémunérateur sans excès est imposé aux concessionnaires : on remonte moyennant un centime par tonne et par kilomètre ; ainsi, par exemple, une péniche chargée de 200 tonnes de houille partie de la Briche Saint-Denis et amenée par un toueur à l’écluse de la Monnaie aura parcouru 29 kilomètres et payé pour le remorquage 58 fr., pour le pilotage 12 fr., pour la location des cordages 5 fr., total : 75 fr.
On sait en quoi consistent la force et la manœuvre des toueurs. Une chaîne noyée est fixée aux points extrêmes de la rivière, le bateau toueur fait passer cette chaîne sur deux treuils placés au milieu de son pont ; une machine à vapeur met les treuils en mouvement, et le bateau se hale lui-même, sans hélice et sans aubes, en déroulant vers lui la chaîne sur laquelle il prend un point d’appui qui quadruple sa force de traction. On peut affirmer qu’un toueur armé d’une machine de 50 chevaux égale la puissance d’un remorqueur ordinaire de 200 chevaux. Les premières dépenses d’installation sont assez considérables, car en dehors de la construction du bateau et de sa machine la chaîne seule coûte 6,500 fr. par kilomètre. Le touage aujourd’hui est en pleine activité sur la Seine de Paris, et le temps n’est pas éloigné où ce système de halage, préférable à n’importe quel autre, sera appliqué à toutes nos voies navigables, fleuves, rivières et canaux.
Un seul toueur peut remorquer à la fois dix et quinze bateaux chargés ; il pourrait facilement en traîner vingt, mais il est arrêté par l’ordonnance de police du 24 mai 1860, qui limite à 600 mètres la longueur des trains de remorque, ce qui déjà est considérable. En 1866, la Société de touage de la Basse-Seine a remorqué entre Saint-Denis et Paris, soit en amont, soit en aval, 6,767 bateaux vides ou chargés, ayant à bord 857,477 tonnes de marchandises diverses ; la Compagnie du touage de la Haute-Seine a halé de l’écluse de la Monnaie à Bercy 11,374 bateaux vides ou chargés portant 221,263 tonneaux. Ce service est fait actuellement par 18 toueurs, et le total du poids qu’ils ont amené aux ports de Paris, tant sur la Seine que sur les canaux, est de 2,760,228 tonnes pour l’année dernière. Ils n’ont rien de commun avec 4 bateaux remorqueurs qui, dans le même laps de temps, n’ont transporté que 22,710 tonnes.
Des marchandises (463,986 tonnes) arrivent encore sur nos quais par des bateaux-porteurs à vapeur qui viennent directement de Rouen, du Havre et des canaux du Nord.
Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867