La Seine à Paris - Le Parisien est étourdi, imprudent, ivrogne et bravache

En tant que fleuve, la Seine appartient au domaine, qui en retire un profit assez médiocre, car les locations faites sur les berges et sur la rivière à Paris ne rapportent annuellement guère plus de 39,000 francs. Les prix sont uniformes : 3 francs par mètre carré pour les établissements où il existe une habitation, 1 franc pour les bateaux à lessives, 25 centimes pour les bains froids.

 

Les exploitations inutiles et tapageuses ne sont même pas surchargées, et le café-concert qui a pris possession du terre-plein du Pont-Neuf ne paie annuellement que 1,200 francs de loyer. Les abreuvoirs sont libres ; il y en a huit où l’on peut aller baigner les chevaux et les chiens. Toutes les industries qui vivent de la Seine ou sur la Seine sont réglementées par l’ordonnance de police du 25 octobre 1840, ordonnance qui, empruntant certains éléments constitutifs à celles qui l’ont précédée sur la matière en 1669 et 1672, est un chef-d’œuvre de prévoyance et de clarté.

 

La préfecture de police ne se contente pas de veiller à ce que les abords des berges et des ponts ne soient pas encombrés, à ce qu’un espace suffisant soit toujours laissé libre pour la navigation, à ce que les matériaux débarqués soient enlevés dans un délai déterminé ; elle va plus loin, et prend toute sorte de précautions minutieuses pour parer aux accidents individuels qui journellement se produisent sur le fleuve. Elle sait que le Parisien est étourdi, imprudent, ivrogne et bravache, qu’il monte dans les canots dont il ignore la manœuvre, qu’il se baigne sans savoir nager, et qu’il s’endort parfois avec insouciance sur les parapets. Aussi a-t-elle fait disposer dans tous les endroits propices des boîtes de secours munies d’un formulaire indiquant l’usage qu’on doit faire des instruments qu’elles contiennent. Grâce à ces boîtes précieuses, à ces instructions rédigées avec une extrême lucidité, bien des malheureux déjà aux trois quarts asphyxiés par suite de submersion ont été rappelés à la vie.

 

Le principe de la préfecture de police est bien simple : en échange de toute permission lucrative accordée par elle, elle exige un service pouvant s’appliquer à la population qu’elle a mission de surveiller. Dès qu’un individu demande une concession sur la Seine et qu’on juge opportun de la lui octroyer, on lui impose l’obligation d’être utile au public et de reconnaître de cette manière la faveur dont il est l’objet ; c’est ainsi, grâce à cet excellent système, que tous les postes, bains, lavoirs, bateaux à vapeur, bateaux dragueurs, bateaux toueurs, que toutes les constructions en un mot qui profitent de la Seine ou de ses berges sont munies de boîtes de secours dont la plupart appartiennent à la préfecture elle-même. Une plaque en fonte, portant ces mots écrits en gros caractères : secours aux noyés, est fixée à demeure, de façon à frapper les yeux, sur les murailles des établissements où le dépôt a été fait. Du pont Napoléon au viaduc d’Auteuil, cent dix-sept boîtes sont disséminées çà et là et mises à la disposition de tous ceux qui pourraient en avoir besoin.

 

Dans les endroits où la circulation fluviale est permanente, où des marchés sur l’eau sont ouverts, où les débardeurs sont souvent attirés par leur travail, où les abreuvoirs appellent les palefreniers, où les bains sont réunis sur un espace restreint, les boîtes sont extrêmement nombreuses ; on en trouve presque à chaque pas. Entre le Pont-Neuf et le pont de la Concorde, où la Seine a toujours une animation souvent excessive, on en compte vingt. De plus, un médecin portant le titre de directeur des secours publics est particulièrement chargé de vérifier si les boîtes sont maintenues en bon état, si l’humidité ne les a pas détériorées, si le linge qu’elles renferment est assez abondant pour répondre aux exigences qui peuvent se produire.

 

Il est inutile de dire, je crois, que ces boîtes ne sont pas exclusivement consacrées aux noyés, et qu’on y trouve de quoi remédier aux mille accidents qui à toute minute peuvent atteindre une population aussi nombreuse que celle de Paris.

 

 

Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867

 

Poste de secours aux noyés Pont d'Arcole et Pont au Change, 1940

Poste de secours aux noyés Pont d'Arcole et Pont au Change, 1940

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