C'était le beau temps des conférences, plus attirantes alors que ne le seront jamais les plus célèbres matches de tennis, des premières communions sensationnelles, des mariages qui donnaient le vertige à des faubourgs entiers.Le moindre évènement prenait de l'importance, et nous sentions que Paris était bien à l'extrême bord de la civilisation, qu'il terminait le monde moderne comme un bouquet termine quelque feu d'artifice, qu'il vibrait « au point doré de périr », eût dit Paul Valéry.
Douce et lointaine actualité des quais, à cette époque où les bouquinistes savaient tout, et que l'Académie Française dominait de sa majesté dorée. Déjà, tout autour de l'illustre demeure, et comme un défi jeté aux boîtes où l'on trouvait des « originales » de Balzac, de Daudet, des grands papiers de Gide, de Barrès, alors pas trop connus, l'affiche-réclame donnait à la Capitale cette physionomie qui n'a guère changé. Déjà nous étions possédés par les redresseurs magiques pour mauvaises attitudes, les voyantes ultrasensibles, les talons tournants, les rénovateurs dûs à des cures, des philtres et des procédés inouïs contre les poils superflus. Stern, jockey français, gagnait le Derby d'Epsom avec Sunstar. Un nommé Orphée enlevait la course à pied Lyon-Troye-Paris en 75 heures 8 minutes. On prenait des porto-flips et des whisky-cocktails dans des décors qui feraient rire Bobino. La comtesse de Kersaint ou le baron de Coubertin faisaient, d'une kermesse du Palais-Royal, quelque chose de plus osé et de plus excentrique que l'Exposition actuelle. Laguillermie, Hélène Picard, Gabriel Trarieux, Paul Gasq ou Miguel Zamacoïs enlevaient, qui des prix littéraires, qui des médailles d'honneur. Ces événements arrivaient jusqu'aux quais, lesquels m'ont toujours fait songer à quelque forum où se seraient disputés les mérites respectifs des maîtres de l'heure artistique ou littéraire.
L'Académie française, qu'illustrèrent à l'époque Loti et France plus que l'ensemble de leurs collègues, puis Rostand, dont ce fut un numéro que d'en être, et l'ambassade d'Allemagne, située tout contre les quais et lui tournant le dos, sont les deux bâtiments essentiels de ce quartier en longueur qu'ornent des livres et des images. Je me place bien entendu ici sur le plan purement pittoresque et ne puis tenir compte de la gare d'Orsay ou de la Chambre dont la poésie est toute différente. Peu de messieurs sortis des pièces de Lavedan eussent confié à leurs maîtresses ou à leurs invités qu'ils venaient de flâner dans les couloirs de la Chambre ou le hall de la gare d'Orsay. En revanche, il était piquant de risquer entre deux compliments : « Je viens de bavarder avec Bourget, toujours jeune, toujours troublé par les femmes ; nous avons cheminé jusqu'à l'Institut, et, ma foi, je m'y suis faufilé par une petite porte. J'ai eu le temps de dire un court bonsoir à ce précieux Hervieu, que nous verrons à dîner demain, et j'ai même pu serrer la main de Francis Charmes. » …
Il n'était pas interdit non plus de prendre une dame dans un coin et de lui souffler à l'oreille : « Ma chère amie, il vient de m'arriver une bien curieuse aventure. Vous connaissez cette petite Zozy qui veut bien parfois m'accompagner à Longchamp ? Et bien, figurez-vous qu'elle a les meilleures relations du monde. Tel que vous me voyez, je reviens d'un thé à l'ambassade d'Allemagne, où j'ai eu l'honneur d'être interrogé par ce sacré Radolinsky de Radolin, et par la comtesse Kessler. Il paraît que l'Europe va mal…etc. »
Inutile d'ajouter que les quais ont, de tout temps, servi d'excuse aux Parisiens que leurs petite amie retenait trop longtemps auprès d'elle, et qui rentraient à la maison portant sous le bras quelque Spinoza de belle apparence, quelque Marmontel introuvable, ou quelqu'un de ces tomes de la Comédie humaine, ceux qui sont recherchés par les meilleurs amateurs de Paris.
J'ai même connu un bouquiniste qui avait en réserve toute une série de Romantiques à l'intention d'un client qui arrivait en courant, payait et s'en retournait au galop chez lui. Quand on voulait lui acheter un Gautier ou un Hugo, à ce brave marchand, il répondait : - Impossible, c'est pour le comte, qui doit passer à cinq heures et qui est censé fouiller dans mes boîtes depuis trois heures de l'après-midi…
Léon-Paul FARGUE, Le piéton de Paris; Gallimard, 1939