Les Halles de Paris - C’étaient les marchands de friture

Les sévérités administratives ne sont pas le plus grand mal qui les atteigne, car ils sont rongés par une plaie terrible : l’usure les dévore. La plupart sont pauvres, ils vivent au jour le jour, le bénéfice quotidien pourvoit aux nécessités quotidiennes. Ils logent en garni ; lorsqu’ils sont malades, c’est l’hôpital qui les reçoit, et quand la vieillesse les atteint trop durement, quand les infirmités s’abattent sur eux, ils vont demander un asile aux établissements de bienfaisance.

 

A leur pauvreté s’ajoute une imprévoyance qui n’est que trop commune dans le peuple de Paris. Pour eux, l’achat de la charrette à bras, qui constitue tout l’outillage de leur métier, serait une charge accablante, et devant laquelle ils reculent presque toujours. Ils louent la petite voiture qui leur est indispensable, et de plus, comme ils n’ont pas d’argent pour «faire leur marché» ils empruntent 20 francs à des gens inconnus. Le soir même, ils doivent rendre 22 francs ; 1 franc pour la location de la charrette, 1 franc représentant l’intérêt de l’argent. C’est monstrueux, et cependant c’est pour ces malheureux le seul moyen de vivre.

 

Les efforts n’ont pas manqué pour changer cet état de choses, mais ils ont échoué, se brisant contre l’insouciance des uns, l’âpreté des autres et surtout contre des habitudes invétérées. Quels sont les hommes qui pressurent ainsi la misère et lui font suer un intérêt annuel de 1,820 pour 100 ? Il est difficile, sinon impossible de le savoir ; il leur importe trop de cacher leur déplorable industrie, et ceux qui ont recours à de tels prêteurs n’osent pas en parler, car ils risquent de se fermer tout crédit et par conséquent de se trouver en présence d’une situation inextricable. Il y a quelques années, un établissement de crédit considérable a voulu intervenir, arracher ces pauvres diables à l’usure ; cette tentative est restée infructueuse en présence d’une réserve exagérée, mais naturelle de la part de gens qui ignorent tout, sinon que, si on ne leur prête 20 francs, ils ne pourront gagner leur vie. Ces prêteurs à la petite semaine, usuriers de la pire espèce, sont activement recherchés, et malgré leur habileté excessive on réussit parfois à les saisir la main dans le sac. Deux d’entre eux, surveillés depuis longtemps par un inspecteur des halles, ont pu être pris sur le fait et convaincus d’exiger un intérêt de 50 centimes par jour pour 10 francs ; sur le rapport motivé de l’agent de l’autorité, ils ont été traduits en police correctionnelle et condamnés chacun à six mois de prison.

 

Il est une autre catégorie de marchands ambulants qui, il y a peu d’années encore, parcouraient Paris, qu’ils remplissaient de leurs clameurs, et que maintenant on ne retrouve plus. C’étaient les marchands de friture, qui s’en allaient vendant des pommes de terre, des saucisses, des beignets, qu’ils faisaient frire, tout en continuant à marcher, sur des poêles grésillantes que soutenait leur éventaire muni d’un réchaud. Voulant déblayer la voie publique, que l’accroissement de la population encombre chaque jour davantage malgré les nouveaux débouchés qu’on ouvre, l’autorité a relégué ces cuisiniers primitifs dans de petites boutiques où tant bien que mal ils continuent leur commerce.

 

Le Pont-Neuf était autrefois le rendez-vous de ces fortes commères qui transportaient leur marchandise brûlante au milieu des passants. Au siècle dernier, les cuisines en plein vent abondaient dans Paris. «Voyez, dit Mercier dans, son Nouveau Paris, le long des bâtiments du Louvre, du côté de la Seine, ces frêles échoppes dont les toits sont à jour. C’est là que de laborieux hercules, que beaucoup d’hommes de peine, viennent calmer leur faim pour un prix raisonnable. Des cordons de harengs enfilés qui sèchent au soleil attendent le gril, c’est l’affaire d’un clin d’œil : viandes, boudins, œufs, merluches, tout se trouve mêlé dans le même plat ; la marmite bout devant la boutique entre deux pierres, et est bientôt épuisée.»

 

C’est là une industrie disparue, de même que celle des rôtisseurs dont on apercevait les feux clairs au fond de boutiques sans fenêtres, et qui animaient si bien la rue de la Huchette qu’un ambassadeur turc ne pouvait se lasser d’aller les admirer. La multiplicité des cabarets, des restaurants de bas étage, des crémeries, a rendu inutiles ces cuisiniers fixes ou vagues qui emplissaient la ville de vociférations, de cris et de mauvaises odeurs. Il ne faut pas s’en plaindre : Paris y perd peut-être au point de vue d’un certain pittoresque trop débraillé, mais il y gagne singulièrement sous le double rapport de la salubrité et de l’aspect.

 

 

Maxime Du Camp, Les Halles de Paris, Revue des Deux Mondes, 1868

 

Marchande de saucisses aux Halles, photographie de l'Agence Meurisse, Paris 1926

Marchande de saucisses aux Halles, photographie de l'Agence Meurisse, Paris 1926

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article