Les Halles de Paris - Le Parisien mange parfois des mets insalubres

Toutes ces manœuvres que la plus active surveillance ne peut parvenir à déjouer retombent sous le coup de la loi du 27 mars 1851 et de l’article 423 du code pénal ; mais, il faut bien le dire, la loi est indulgente, et pour elle la sophistication n’est pas assimilée au vol. C’est cependant l’abus de confiance dans ce qu’il a de plus prémédité et de plus préjudiciable.

 

On atteint, il est vrai, les marchands prévaricateurs en affichant sur leur boutique même le dispositif du jugement qui les condamne ; mais la pancarte infamante est vite arrachée, et ne porte guère atteinte à la considération de gens qui ont rejeté toute pudeur. Les Turcs, qui parfois ont du bon, procèdent dans des cas analogues d’une façon arbitraire et brutale qu’on n’oserait donner en exemple à un peuple civilisé, mais qui cependant produit d’excellents résultats, Quand un marchand est convaincu de vendre des denrées frelatées ou d’employer de faux poids, on ferme d’abord sa boutique, et contre les auvents on cloue le délinquant par l’oreille. La punition est publique, et tout le jour le coupable, debout sur la pointe des pieds, se haussant et se contournant pour diminuer la souffrance, reste exposé aux quolibets, aux injures et parfois aux projectiles de la foule amassée. Un jour, dans le principal bazar d’une grande ville d’Orient, j’ai vu presque côte à côte quarante-trois marchands fixés par l’oreille à la porte close de leur magasin, pendant qu’un caouas impassible les gardait en fumant sa pipe. Si nos épiciers, nos fruitiers, nos sophistiqueurs de toute nature, éprouvaient une fois ou deux seulement un traitement pareil, il est probable qu’ils hésiteraient à s’y exposer de nouveau.

 

Les inspecteurs ambulants n’ont pas seulement mission de constater la salubrité des substances offertes au public, ils doivent encore examiner avec soin et faire saisir, s’il y a lieu, les ustensiles employés à la confection et à la conservation des aliments. Aussi visitent-ils les cuisines des restaurants, des traiteurs, des tables d’hôte, des pensions bourgeoises ; tout vaisseau de cuivre où le vert-de-gris apparaît, tout couvert, tout plat en alliage et qui perd son revêtement, sont saisis et renvoyés par eux à l’étamage ou à l’argenture. De même ils interdisent l’usage des instruments en zinc, des terrines glacées d’un vernis dont un sel de plomb forme la base, ou qui seraient peintes de la couleur verte empruntée à l’arsenic.

 

Il est impossible de pousser plus loin la minutie des précautions, et si le Parisien mange parfois des mets insalubres, si ces derniers n’ont pas été préparés dans des ustensiles irréprochables, ce n’est pas à l’administration qu’il peut s’en prendre, car elle a prévu tout ce qu’on pouvait humainement prévoir et fait tout ce qu’il était possible de faire. L’inspection des poids et mesures fonctionne indépendamment de celle des comestibles. Neuf commissaires de police spéciaux chargés de ce service ont, en 1867, rédigé 226 procès-verbaux pour usage de faux poids et redressé administrativement 10,093 contraventions résultant de négligences ou d’irrégularités. Telles sont en somme les diverses et multiples mesures par lesquelles l’autorité municipale assure à Paris une subsistance toujours abondante et incessamment surveillée. Les agents de ces différents services ont, par l’usage, acquis une sorte d’infaillibilité que le marchand est le premier à reconnaître, et il est rare qu’une saisie quelconque amène une contestation.

 

J’ai, cette année, suivi toutes les phases de l’inspection faite à la foire aux jambons. J’ai vu enlever et détruire des quantités de viandes en public, à la face de tous les curieux, qui s’étonnaient en approuvant, et je n’ai pas entendu une récrimination. L’habileté de ces hommes est telle qu’au premier flair ils reconnaissent si les viandes cuites ou fumées appartiennent à un animal mort naturellement de maladie ou tué selon les règles ; avec un sourire forcé, le marchand avoue la fraude essayée, et le corps de délit est jeté dans la manne de la fourrière que les gens du marché appellent le panier à salade, en souvenir de la voiture qui jadis transportait les prisonniers.

 

 

Maxime Du Camp, Les Halles de Paris, Revue des Deux Mondes, 1868

 

Restaurant "Au Caneton", 3 rue de la Bourse, Paris, 1928

Restaurant "Au Caneton", 3 rue de la Bourse, Paris, 1928

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